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De l'Universel
1 Glissade de moins en moins discrète 2 Affaire de mémoire, d'histoire, de méthode ; de principe 3 Vanité 4 Un chemin très escarpé 5 Affaire de métaphysique 6 Au bilan

 

L'universel et la gauche

Je n'ai peut-être pas été tout à fait équitable à l'égard d'Onfray … Enfin, peut-être si quand même : j'éprouve toujours quelque difficulté à entendre les sue-la-rancœur, à trouver quelque cohérence à leurs débordements acrimonieux …

C'est que l'Universel auquel il est fait ici référence est tout sauf simple : tant à comprendre qu'à atteindre. Pourquoi reprocher à Onfray ne n'y point parvenir ?

Mais après tout n'est-ce pas précisément le travail de la pensée que de trouver quelque sens à ce qui paraissait au premier regard n'en avoir pas ?

Affaire d'histoire, de mémoire et de méthode

Joffrin dans son récent article rappelle que le propre de la gauche est d'être universaliste ce pourquoi elle aurait difficulté avec les propos et questions identitaires : la gauche est par nature universaliste, la rengaine identitaire la tient à l’écart. Ce qui est exact même si je n'aurais pas écrit par nature mais par son histoire. J'ai ainsi toujours considéré que ce qui distinguait droite de gauche tenait à ceci de se soucier de l'autre sans ordre de précellence quand la droite, qu'elle l'avoue ou non, instaure un ordre de primauté de soi à l'autre ; de l'intérêt particulier à l'intérêt général. Je crains même que cette différence concerne les droites en général ; pas seulement ses extrêmes. Que la gauche social-démocrate s'y soit laissé entraîner

 

Je tiens pour central qu'un Rousseau - et à sa suite un Robespierre - ne nous demanda pas de nous prononcer en vertu de nos intérêts particuliers mais du sentiment que nous avons de l'intérêt général, quand aujourd'hui c'est tout le contraire qui se passe - chaque candidat ne flattant dans ses campagnes que nos convoitises, désirs et intérêts individuels. Je tiens pour révélateur que Mar lui-même ne justifia pas la primauté du prolétariat au nom du fait majoritaire mais au nom de la contradiction dirimante entre le capitalisme et l'esprit humain. n abolissant à terme propriété privée des moyens de production Marx visait non pas à créer une humanité nouvelle - ce sera le rêve des Staline et autres Mao - mais à rassembler autour de ce que chacun avait de commun. D'universel.

 

A gauche - et l'engagement de Jaurès dans l'Affaire Dreyfus, contre l'avis de Guesde, n'eut pas d'autre sens - il y a bien cette idée que, certes, l'injustice commise à l'égard d'un bourgeois pourrait sembler ne pas concerner le prolétariat mais qu'en réalité, il est de son intérêt de défendre l'ordre républicain, quand il est remis en question dans ses fondements, même s'il demeure foncièrement bourgeois ; mais que, surtout, presque par principe, ce serait manquer au plus élémentaire devoir de solidarité et d'humanité que de ne pas porter secours à une victime d'injustice, quelle qu'elle fût, à quelque groupe social qu'elle appartînt. C'était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d'aller du côté où la vérité souffrait, où l'humanité criait.

Cette histoire, nul ne l'a oubliée ni ne le devrait : elle est, à sa manière, fondatrice. Elle pose, à côté de la valeur de l'individu, que consacre la modernité, mais qui pourrait faire éclater le social par sa puissance centrifuge, la nécessité d'une solidarité dont j'ai écrit par ailleurs qu'elle fait partie des principes même de toute moralité : une méta-valeur en somme. (cf Jaspers)

Cette abstraction qu'est le citoyen, mais que sont aussi les idéaux de liberté, d'égalité et de fraternité justifieront tout et parfois le pire : les guerres de la République et de l'Empire présumées n'être pas de conquête mais libératrices ; les colonisations successives … Poseront parfois problème en empêchant de penser possible le vote des femmes et en interdisant de concevoir l'individu comme élément premier deu corp politique. Mais indéniablement restaureront l'idée antique selon laquelle l'homme est capable de prendre en charge lui-même son propre destin. Donneront lentement corps à cet humanisme dont il fut déplorable qu'on voulût le désavouer dans la pire des périodes scientistes … L'anti-humanisme théorique selon Althusser aura été une de ces sottises sidérales qu'il faudrait rappeler à tous ceux qui entreprennent de penser. Nul décidément n'en est à l'abri.

C'était, sans vraisemblablement le savoir, retrouver aussi l'une des sentences du Talmud selon laquelle :

Qui sauve une seule vie, sauve le monde entier Michna, Sanhédrin 4:5 « וכל המקיים נפש אחת מישראל מעלה עליו הכתוב כאילו קיים עולם מלא »

On peut lui donner différents sens dont celui prosaïque qu'en sauvant un homme on sauve aussi toute sa descendance. Mais manifestement s'y joue quelque chose de crucial qui définit notre humanité en traçant un lien entre l'universel et le particulier.

J'aime assez cette idée que l'humanité ayant été créée à partir d'un seul, la mort d'un seul lui porte cruellement atteinte. C'est dire la valeur universelle de chacun quand même ce chacun de nous est différent : nous portons tous en nous cette étincelle - universelle - d'humanité.[3]

Chacun devrait avoir deux poches, qu’il pourrait utiliser selon ses besoins. Dans la poche droite, on lirait : « C’est pour moi que le monde fut créé » ; et dans l’autre : « Je suis cendre et poussière » (Dicton hassidique)

A plus d'un titre, j'y reviendrai, il y a lien ici avec les fondements de la République : relisons la déclaration de 89, on y verra ce souci de ne pas submerger l'individu sous le poids du collectif mais en même temps d'empêcher ce dernier de miner le groupe par la prévalence de ses intérêts. L'individu y devint citoyen, certes abstrait et sans doute un peu trop, mais au moins ne pouvant se réduire à ses appartenances sociales, culturelles, à son groupe, sa tribu, sa race, sa terre …

Cette formule c'est celle qui est gravée dans l'anneau que, dans la scène finale, I Stern remet à Schindler qui à ce moment précis se reproche de n'en avoir pas fait plus. Cette formule c'est celle qui consacre le parcours - réel ou enjolivé qu'importe ici - qui d'un homme au départ trouble, âpre au gain et peu soucieux de l'autre, pragmatique et affairiste, construit un juste, faisant fi de ses propres intérêts, et bravant le cercle sombre du mal pour sauver tous ceux qu'il pourra.

De quelqu'un capable de s'extirper de la nasse de l'individuel pour s'exhausser à hauteur de l'universel.

Ceci Onfray aurait du le savoir doublement : par sa formation pilosophique ; par son appartenance originaire à la gauche.

Pourtant - il n'est pas une théorie de la connaissance qui n'achoppe sur ce problème : l'accès à l'universel fait problème. L'universel lui-même fait problème.

Commençons par ceci : c'est, paradoxalement le plus simple. Il n'est pas de savoir qui ne cherche à faire système, à produire de la cohérence qui cherche cette vérité que Jacob nommait, non à tort, représentation unifiée et cohérente du monde. C'est une exigence de notre esprit, de notre conformation intellectuelle - une des formes a priori de l'entendement - c'est un principe de raison. Aristote proclamait qu'il n'est de science que de l'universel [2]. Soit ! Mais combien celui-ci est délicat à atteindre. Notons d'abord, en suivant l'enseignement d'Aristote, que cet universel n'est pas une chose mais une abstraction ou très exactement la relation constante et repérable entre des phénomènes divers. N'est pas une chose et n'est donc pas accessible par l'un quelconque des sens. Voici tout le ptoblème et le déploiement de toutes les ruses de la raison : comment passe-t-on du local au global, du particulier à l'universel ?

Il serait vain - et lourd - de faire ici un développement de logique ou de théorétique : il nous suffit de rappeler que si la déduction - ce raisonnement qui va de l'universel au particulier - est relativement simple et ne pose que des problèmes de légitime prudence en revanche l'induction - qui va du particulier à l'universel - n'a rien de rigoureux qui s'approche au mieux d'un raisonnement par analogie et n'offre de certitude qu'à la négative. Qu'il faille détour, circonlocutions, expériences, expérimentations, preuves et contre-épreuves pour tenter d'en faire une proposition vraie mais qui ne le sera jamais que provisoirement montre assez bien combien cet universel dont nous avons besoin, dont nous ne pouvons nous passer, ne se donne pas, se construit péniblement. J'y ai plutôt toujours vu un bienfait du destin : sans être sceptique au sens d'un Pyrrhon, je me méfie comme de la peste de ceux qui, pétris de certitude, pérorent à l'envi, invoquant vérité, universel, évidence. Censure, tyrannie ou terreur rodent toujours en ces parages.

L'atrabilaire bileux qu'est Onfray, l'ombrageuse intolérance à toute critique qu'il manifeste à tout coup, ne me démentiront pas.

Continuons par cela qui réapparut dans cette ITV de Balibar en 2017 : L'universel ne rassemble pas, il divise. [4] Est-ce inutile de rappeler que cet universalisme dont nous nous targuons comme un des plus beaux fleurons de la culture et de l'histoire de France n'est jamais que la résultante d'un double héritage - grec, juif - revisité par l'humanisme de la Renaissance. Je ne m'étonne plus qu'en ces temps embrouillés on se piqua de se disputer pour savoir si le monothéisme était source ultime de la tolérance - un seul Dieu, une seule humanité - ou si au contraire il n'était pas la cause première de tous les totalitarismes. La bienveillance de la renaissance valait assurément mieux que l'exclusion brutale mais se paya d'un ethnocentrisme qui fit de l'autre un bon sauvage, un attardé … un primitif. Et bientôt un colonisé.

Balibar a raison : un universalisme en chasse toujours un autre qui résistant, divise, suscite luttes, dénégations … violence.

Il y a sans doute plusieurs manières d'entendre universalisme - comme, du reste, la laïcité : au moins ouverte et fermée. Je veux considérer, à l'instar de l'agora athénienne, qu'il est au moins un lieu où, mettant de côté, entre parenthèses, ce qui nous distingue et éventuellement oppose, on n'envisagera que ce qui nous rassemble et décider en conséquence ; où chacun est à équidistance d'un point commun central, abstrait, certes, mais rassembleur. Univers : il y va du tournoiement, de la conversion. Il y retourne de l'abstraction. Je puis en toutes choses pointer les différences et classer. Légitime et souvent préliminaire à toute théorie explicative, cette disposition est funeste dès lors qu'elle préside à une action visant invariablement à séparer, stipendier, réduire ; soumettre. Je peux comprendre que l'ethnographe fasse le catalogue des différentes sociétés qu'il observe ; je tiens pour absolument nécessaire que le philosophe s'appuie plutôt sur ce qu'elles ont de commun, d'universel. Au même titre que pour penser, nous faisons abstraction des différences qualitatives, des attributs accidentels, de même manière il n'est pas de philosophie qui ne doive s'efforcer de rassembler ce qui de nous est d'universelle humanité - le visage ?

C'est ici disposition d'esprit ; vocation d'une discipline - la philosophie - qui vise moins à dire ce qu'est le monde - ce n'est pas une science - qu'à cerner notre rapport au monde.

Ceci Onfray devrait le savoir - mais le sait en réalité ! Aurait du ne pas l'oublier. Jamais.

On peut toujours se demander - et ce n'est pas nécessairement verser dans un psychologisme niais - pourquoi l'on entreprend de faire son métier de la pensée. Qu'y sert-on ; qui sert-on ? Soi et une gloire à se justifier ou bien l'autre pour un savoir à transmettre ? des interrogations à soumettre ?

Est-ce abuser de niaiserie que de préférer un M Serres proclamant S'il y a quelque chose d'extraordinaire dans mon métier, c'est cette joie continue et souveraine de réfléchir. C'est une des joies les plus extraordinaire de la vie, tout simplement à un Onfray qui suinte amertume, rancœur et revanche à prendre à chaque détour de phrase ?

Une affaire de gauche

Mais oui, comment reprocher à Onfray d'avoir négligé voire renié l'universel quand la gauche elle-même semble le bafouer à chaque scorie de sa pensée ?

Il n'est pas un moment où la gauche ne fût divisée : c'est un peu comme si la désunion participait de sa définition : on loue les efforts colossaux de Jaurès pour parvenir à cette union en 1905 ( naissance de la SFIO). Faut-il rappeler son explosion quinze ans plus tard ?

Ce serait tomber dans les lieux communs que de suggérer qu'elle supporta mal son passage au pouvoir (quatre fois 5 ans entre 1981 et 2017) et y perdit une partie de son âme. Ce n'est en tout cas pas cruauté que de reconnaître qu'elle s'écharpa sur l'Europe sans plus s'en remettre et demeure incapableà ce jour de panser ses plaies et de se repenser à partir de la nécessaire transition énergétique et donc économique rendue urgente par les périls environnementaux.

Je ne sais si la nature a horreur du vide ; je sais en revanche que les médias et en particulier les chaînes d'information continue ont besoin de substance et qu'il n'est pas de meilleur ragoût que celui où poudre, sang et haine constituent ingrédients visibles et reconnaissables. Ces médias n'ont pas créé Onfray non plus que la vacuité idéologique de la gauche et sa débilitante impuissance à se reconstruire un programme. Mais ses saillies extravagantes claquent comme des événements dans le désert. Au royaume des aveugles, les borgnes sont rois ! les temps de troubles sont pain béni pour les faux prophètes. Marat était peut-être nécessaire mais fichtre que de haines et que de sottises. Le travail du négatif est ingrat ; je le crois de moins en moins nécessaire : la dialectique est une arme redoutable : je n'aime pas le cliquetis des armes.

Fallait-il pour autant en profiter ? Lui le fait.

Dommage !

Reste ce chemin escarpé qu'il n'est donné à personne de mépriser ; que je souhaite à chacun d'emprunter.

suite

 

 


 


 1) Jaurès Discours de Lille 1900

Ah oui la société d'aujourd'hui est divisée entre capitalistes et prolétaires ; mais, en même temps, elle est menacée par le retour offensif de toutes les forces du passé, par le retour offensif de la barbarie féodale, de la toute puissance de l’Église et c'est le devoir des socialistes, quand la liberté républicaine est en jeu, quand la liberté de conscience est menacée, quand les vieux préjugés qui ressuscitent les haines de races et les atroces querelles religieuses des siècles passés paraissent renaître, c'est le devoir du prolétariat socialiste de marcher avec celle des fractions bourgeoises qui ne veut pas revenir en arrière. 

(…) J'ajoute, citoyens, pour aller jusqu'au bout de ma pensée : il y a des heures où il est de l'intérêt du prolétariat d'empêcher une trop violente dégradation intellectuelle et morale de la bourgeoisie elle-même et voilà pourquoi, lorsque, à propos d'un crime militaire, il s'est élevé entre les diverses fractions bourgeoises la lutte que vous savez, et lorsqu'une petite minorité bourgeoise, contre l'ensemble de toutes les forces de mensonges déchaînées, a essayé de crier justice et de faire entendre la vérité, c'était le devoir du prolétariat de ne pas rester neutre, d'aller du côté où la vérité souffrait, où l'humanité criait.


(…) Eh bien ! qu'il me permette de lui dire ; le jour où contre un homme un crime se commet ; le jour où il se commet par la main de la bourgeoisie, mais où le prolétariat, en intervenant, pourrait empêcher ce crime, ce n'est plus la bourgeoisie seule qui en est responsable, c'est le prolétariat lui-même ; c'est lui qui, en n'arrêtant pas la main du bourreau prêt à frapper, devient le complice du bourreau ; et alors ce n'est plus la tache qui voile, qui flétrit le soleil capitaliste déclinant, c'est la tache qui vient flétrir le soleil socialiste levant. Nous n'avons pas voulu de cette flétrissure de honte sur l'aurore du prolétariat. Jaurès

 

2) Aristote, Organon, Seconds analytiques

L’universel, ce qui s’applique à tous les cas, est impossible à percevoir, car ce n’est ni une chose déterminée, ni un moment déterminé, sinon ce ne serait pas un universel, puisque nous appelons universel ce qui est toujours et partout. Puisque donc les démonstrations sont universelles, et que les notions universelles ne peuvent être perçues, il est clair qu’il n’y a pas de science par la sensation. Mais il est évident encore que, même s’il était possible de percevoir que le triangle a ses angles égaux à deux droits, nous en chercherions encore une démonstration, et que nous n’en aurions pas (comme certains le prétendent) une connaissance scientifique : car la sensation porte nécessairement sur l’individuel, tandis que la science consiste dans la connaissance universelle. Aussi, si nous étions sur la Lune, et que nous voyions la Terre s’interposer sur le trajet de la lumière solaire, nous ne saurions pas la cause de l’éclipse : nous percevrions qu’en ce moment il y a éclipse, mais nullement le pourquoi, puisque la sensation, avons-nous dit, ne porte pas sur l’universel, ce qui ne veut pas dire que par l’observation répétée de cet événement, nous ne puissions, en poursuivant l’universel, arriver à une démonstration, car c’est d’une pluralité de cas particuliers que se dégage l’universel.

3) Mishna, Sanhedrin 4:5

« Un seul être fut créé à l’origine pour le bien de la paix entre les hommes, de telle façon que nul ne puisse dire à son prochain : Mon père est plus grand que ton père ! Et aussi pour proclamer la grandeur du Saint, béni soit-il. L’homme peut tirer plusieurs pièces de monnaie de la même matrice, et elles se ressembleront toutes. Mais le Roi des Rois a fait chaque être humain avec la matrice du premier d’entre eux ; et pourtant, aucun n’est identique à l’autre. En conséquence, chaque individu doit dire : C’est pour moi que le monde fut créé ! »

4) et les pages que nous y avions consacré