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Vanités

 

De l'Universel
1 Glissade de moins en moins discrète 2 Affaire de mémoire, d'histoire, de méthode ; de principe 3 Vanité 4 Un chemin très escarpé 5 Affaire de métaphysique 6 Au bilan

 

 

Parce que je crois bien qu'il y va de ceci aussi.

J'aime assez la vanité pour l'ambivalence des univers qu'elle couvre : à la fois la suffisance et l'insuffisance, finalement. Elle s’accommode si imparfaitement avec notre désir d'absolu, notre quête d'universel …

Perversion quand tu nous tiens

A la différence de l'orgueil qui se satisfait de se sentir au-dessus des autres, la vanité, moins solitaire en ceci, cherche l'approbation voire l'admiration des autres. Il y a quelque chose ici de l'ordre, non pas de l'humilité, ce serait par trop paradoxal de le prétendre, mais d'un sentiment de fragilité et d'incertitude de soi. Le vaniteux est un angoissé qui a besoin des autres pour s'assurer de sa grandeur. Il ne les en méprise que plus.

Or le vaniteux, en quête ainsi de l'autre n'a pratiquement d'autre solution pour l'acquérir que flatterie ou bien d'un autre côté d'attirer sur quelques uns sa foudre, ses lazzis, sa critique acerbe … pour mieux susciter crainte ou admiration.

Voici toujours la question que je me pose quand je lis, écoute certains : toi qui parles, critiques, et parfois démolis, parole, réputation ou figure de l'autre pourquoi le fais-tu ? je veux dire, puisque pourquoi est confus, que cherches-tu ? Quoi dans ta démarche est moyen ? quoi est but ?

Moïse dit à l'Éternel : Ah ! Seigneur, je ne suis pas un homme qui ait la parole facile, et ce n'est ni d'hier ni d'avant-hier, ni même depuis que tu parles à ton serviteur ; car j'ai la bouche et la langue embarrassées.
L'Éternel lui dit : Qui a fait la bouche de l'homme ? et qui rend muet ou sourd, voyant ou aveugle ? N'est-ce pas moi, l'Éternel ?
Va donc, je serai avec ta bouche, et je t'enseignerai ce que tu auras à dire.
Moïse dit : Ah ! Seigneur, envoie qui tu voudras envoyer.
Alors la colère de l'Éternel s'enflamma contre Moïse, et il dit : N'y a t-il pas ton frère Aaron, le Lévite ? Je sais qu'il parlera facilement. Le voici lui-même, qui vient au-devant de toi ; et, quand il te verra, il se réjouira dans son coeur.
Tu lui parleras, et tu mettras les paroles dans sa bouche ; et moi, je serai avec ta bouche et avec sa bouche, et je vous enseignerai ce que vous aurez à faire. 1
Il parlera pour toi au peuple ; il te servira de bouche, et tu tiendras pour lui la place de Dieu.
Ex, 4, 11

J'y vois une esquisse de théorie du mal.

C'est une leçon que je tire de l'Exode : quand Moïse est invité à servir de porte-parole, à parler en avant, au nom du divin - prophète signifie ceci - il regimbe arguant de son bégaiement. Et Dieu de se mettre en colère en dépit des bonnes intentions de Moïse. Comment l'interpréter sinon en mettant en avant que l'intermédiaire n'a pas à remettre en question sa position ; que le serviteur ne discute pas les tâches qu'on lui confie. J'appelle donc mal, perversion, défaillance toute situation où le moyen se pique d'être un but, s'érige en fin en soi. Aliénation, réification tout subterfuge qui dégrade le but en simple moyen.

Le pouvoir pour le pouvoir nous semble spontanément suspect quand il ne devrait être qu'efforts pour construire cité au profit du grand nombre. On n'imagine pas que l'amour pour l'autre ou le désir d'enfants soient truchement pour acquérir fortune ou position sociale sans immédiatement se dégrader, pervertir ou aliéner. Et pour autant que l'être ne se puisse justifier que par l'être, l'instrumentaliser revient invariablement à le nier.

Parler, écrire, pour transmettre une information, un savoir, un savoir-faire ou simplement entrer en relation avec l'autre peut être fait maladroitement, avec hésitations erreurs mais demeure légitime sitôt que l'autre demeure la fin ultime de ces efforts. En revanche si parler, écrire etc n'est plus qu'un moyen pour se faire valoir soi-même, subjuguer l'autre ou le soumettre, alors il y a perversion.

On ne se sert pas de la langue ; on la sert ; on n'utilise pas le λόγος on se met à son service ; la connaissance est à soi sa propre fin ; en aucun cas elle ne saurait être subterfuge pour quelque position ou posture sociale. L'inversion entre moyen et fin est toujours perversion.

Je n'enjolive pas ni n'idéalise : j'en fais question de principe. Il est des savoirs qui ne valent que d'être supports de savoir-faire. Ils relèvent de la formation professionnelle ; de la technique. Sont nécessaires et parfaitement honorables. Mais qui dira jamais qu'une stratégie marketing ou une analyse des coûts enrichissent l'âme ? Mais quand on s'engage dans la recherche scientifique - sciences dures ou humaines, c'est tout un - ou mieux encore, sur les chemins de traverse et parfois sinueux de la philosophie alors, c'est une tout autre affaire même si l'infatuation n'est jamais totalement absente du désir de trouver.

Penser est une joie qui se suffit à elle-même. Transmettre à autrui le peu qu'on sait et les questions qui l'accompagnent un devoir d'homme.

Je l'ai retrouvée, aussi chez Kant - faut-il s'en étonner ? - dans la Métaphysique des mœurs. On aura beau se gausser de la difficulté d'une morale de l'intention, de l'extrême difficulté à garantir que cette intention fût toujours pure, et ne trempât point aussi dans quelque intérêt personnel, il n'empêche : agir en sorte que l'autre soit une fin de son action et non simplement un moyen dessine une moralité imparable qui me paraît seule capable d'épargner les affres d'une instrumentalisation de la connaissance, d'une réification de l'autre.

Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c’est un homme universel, et il se donne pour tel : il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose. On parle à la table d’un grand d’une cour du Nord : il prend la parole, et l’ôte à ceux qui allaient dire ce qu’ils en savent ; il s’oriente dans cette région lointaine comme s’il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, des ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées ; il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu’à éclater. Quelqu’un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement qu’il dit des choses qui ne sont pas vraies. Arrias ne se trouble point, prend feu au contraire contre l’interrupteur : « Je n’avance, lui dit-il, je raconte rien que je ne  sache d’original : je l’ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j’ai fort interrogé, et qui ne m’a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu’il ne l’avait commencée, lorsque l’un des conviés lui dit : « C’est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » La BruyèreJ'aurais, c'est vrai, pu évoquer cet Arrias qui, dans le beau monde, se pavane tel un coq à prétendre tout savoir et se pique de toiser l'autre avec mépris sidéral … jusqu'au moment où la simple présence d'un interlocuteur met à bas tout son vaniteux édifice.

A cet Arrias je devine les traits de mains bonimenteurs des tréteaux médiatiques et autres pamphlétaires confondant finesse de pensée avec bourrasque mondaine. Je ne cite personne, vous les reconnaîtrez pour moi.

J'en fais une règle d'or et un très efficace critère pour distinguer le bon grain de l'ivraie. La connaissance ne peut pas ne pas servir l'humain ; ne peut pas être destructrice, négation systématique et mépris organisé. Elle peut déranger par les habitudes qu'elle bouscule ou les croyances qu'elle pourfend mais elle ne s'attaque jamais à l'individu. L'attaque ad hominem est signe péremptoire d'une cruelle vacuité.

Cette règle ne souffre pas d'exception.

S'agit-il seulement, en contrefaisant une sagesse que l'on n'eût pas atteinte, une connaissance qu'on ne détiendrait pas voire même un savoir-faire qu'on ne posséderait pas, bref s'agit-il, en mentant, de seulement se faire voir, valoir et de s'imposer … alors oui, on obtient exemplaire le plus vulgaire de la vanité.

Je ne suis pas certain que la communication moderne, friande d'artifice et d'effets, ne fût pas elle-même tombée dans ce piège qu'autrefois Platon nomma sophisme où parler importait plus que ce qu'on disait et savoir moins que faire-savoir. Où il importe de faire effet ou buzz comme on dit désormais.

L'écume des jours se diluant, demeurent dans la mémoire des hommes les interrogations parfois pesantes de pensées authentiques ; les bourrasques inutiles des pamphlétaires ivres de gloire jamais assez vite atteinte sont bien vite oubliées. Même chez ceux qui passent grand : on ne fera pas que même si elle fait parfois sourire, l'ironie acrimonieuse d'un Voltaire pèse bien peu face à la détermination intellectuelle d’un Rousseau.

Le rat a beau railler le pas lourd de l'éléphant transportant sultane … à la fin le chat vulgaire du quartier le rappela sans ménagement à sa piètre condition. La Fontaine aime à croquer la démesure propre à toute vanité : il faut avouer que c'est à ceci qu'on la reconnait. Le vaniteux en fait toujours trop !!! Et la grenouille à la fin éclate.

Je retrouve ici vieille idée de Serres et l'assume : jamais commentaire ne vaudra œuvre : Quel commentaire va plus haut que la chose commentée ? Aucun livre sur Lawrence ne voyage plus loin que l'aventurier ; nulle critique ne vaut une œuvre.

Sans doute pour se former, sans doute pour faire vivre l'œuvre des autres, est-il nécessaire de la revisiter, de la commenter ; de la critiquer - au sens originel du terme. Sans doute la vocation encyclopédique qui fait partie de l'œuvre de connaissance est-elle si lourde qu'elle vous interdit d'entamer votre proche chemin. Néanmoins, il ne se peut pas qu'à un moment donné - qui survient souvent tard dans une existence - la certitude ne commence à naître d'une pensée propre possible et l'irrésistible besoin de tracer sa propre route.

Qui en reste à la critique et au commentaire ou bien en reste à la noble tâche de la transmission qui sait remplir une vie d'homme ; ou bien s'attelle à œuvre destructrice et cynique. Celui-ci ne cherche pas à nous augmenter ; seulement à faire effet.

C'est peut-être martingale que de passer ainsi à la critique : on s'y fait rarement mal et on trouvera toujours des rieurs à mettre de son côté. Mais les martingales ne durent pas éternellement.

Même Diogène n'aura, en fin de compte, laissé de trace que d'une belle formule ! C'est peu.

Vacuité de l'être

Mais la vanité désigne aussi la fragilité de l'existence humaine qui ne peut poursuivre que des fins frivoles, inutiles puisqu'en tout état de cause la mort mettra un terme à ce qui avait paru important. Tout est vain et cette vanité-ci qui rime avec vacuité a fort partie liée avec le nihilisme.

Elle aura donné lieu aussi à un genre pictural - les vanités - qui, en mêlant à divers objets de la vie ordinaire, des plus futiles, portraits, miroirs, fleurs au plus nobles, livres, instruments de musique etc un crane plus ou moins effrayant rappelant à tous combien, quelque rêve, prétention ou beauté qu'ils poursuivissent, de toute manière l’échec le sanctionnera, l'inachèvement tout du moins ; la mort, à la fin.

Tropisme archaïque ; constante de l'antiquité en tout cas que d'ainsi considérer l'homme toujours trop faible, son entendement trop débile pour espérer atteindre rien jamais qui ressemblât à la sagesse, qui effleurât ne serait-ce que les prémices de la puissance ou augurât de l'emprise sur les choses.

Miroirs et portraits sont là pour nous rappeler que tout ici n'est que représentation qui nous renvoie image trouble et inquiétante de nous-mêmes. La Marie Madeleine pénitente de G de La Tour à la fois une profonde quiétude et n'était le crane posé sur ses genoux, on eût pu imaginer simplement femme ajustant sa mise. Tout y est des accessoires : miroir, chandelle et crane. Madeleine occupe presque tout l'espace et si sa mise est simple, presque épurée, elle ne manque néanmoins ni d'élégance ni de grâce ce qu'illustrent ses longs cheveux tombant sur ses épaules. Mais elle ne nous regarde pas mais le miroir sans doute et cette flamme dédoublée qui forme la seule lueur. La seule espérance. C'est ici tout le paradoxe : elle est absente alors même qu'elle occupe une grande partie de l'espace de la toile, comme absorbée déjà par une vie intérieure, un recueillement spirituel qui trace la conversion.

Frappé par le silence qui règne en cette toile ! silence que je crois marque même de l'humilité quand la fanfaronnade l'est de la vanité. Cette femme entre en elle-même, non pas en religion, mais en recueillement. Ce n'est pas une mort mais y ressemble. Y conduit ?

C'est peut-être ici la marque la plus étrange de cette vanité qui d'un côté verse dans la boursouflure et la démesure ; mai de l'autre dans cette humilité ponctuée d'abnégation, de scepticisme voire de nihilisme. Comme si la vanité était condamnée ainsi à osciller constamment d'entre le trop et le trop peu ou que, boucle de rétroaction, elle fût la résultante des injonctions contradictoires que la cité des hommes impose à l'être. Et qu'il fût alternativement tenté de braver les cieux et le Créateur, tantôt de se morfondre de son irrécusable indignité, six pieds sous terre, incapable de trouver sa juste place et correcte mesure, trichant comme le fit Prométhée en défiant Zeus ou s'effaçant presque de l'ordre des vivants en se retirant dans quelque antre ou désert tel Evagre le Pontique.

A la suite de l'Ecclésiaste, qui est la seule approche biblique à envisager un temps cyclique - Ce qui est a déjà été, et ce qui sera a déjà été, et Dieu ramène ce qui est passé. - qui, plus que tout autre, met en scène la fragilité du destin humain … texte qui place l'homme en face de son Dieu comme un être devant se satisfaire de ce qu'il est et possède et en rendre grâce au Créateur, le rappel - comme à coups de marteau - de notre fragilité et de l'inutilité de nos efforts mais ces peinture toutes semblent avouer qu'il ne serait d'autre moyen de ramener l'homme à la raison - i.e. à la juste mesure - qu'en lui rappelant sa finitude ; qu'en le mettant en face de ce que, avec le soleil, justement nul ne peut voir : la mort.

Qui n'entreprend ainsi que pour la gloire ou une position sociale à conquérir se repère toujours à ceci qu'il s'interpose entre nous et l'œuvre ou le geste.

Celui-ci, spontanément, m'est suspect.

Qui ne répond aux critiques qu'en protestant par avance devoir être victime d'un lynchage systématique et n'y rétorque jamais sur le fond mais sur les intentions, en voulant saper la légitimité de la parole de l'autre, comme la suspicieuse philosophie nietzschéenne - mal comprise au demeurant - lui donne apparente rigueur de le faire, enfle démesurément son ego au point de vouloir nous faire accroire que sa défense est la justification de l'œuvre. Qui transforme ainsi le territoire de la connaissance en champ de bataille réintroduit de la violence, l'affairement ordinaire où ils ne devraient pas avoir droit de cité ; le sujet où il n'a pas lieu de se pavaner.

Je comprends mieux le laboratoire du chercheur ; la librairie du philosophe : on dit juste quand on argue que le nouveau, l'insolite et le vrai avancent à pas de loup, presque indistincts et qu'il y faut patience et recul infini pour ne faire jamais parvenir qu'à le surprendre.

La pensée est dialogue de l'âme avec elle-même suggérait Platon : elle n'est jamais silence ; mais jamais vacarme non plus.

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