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Sentier escarpé

 

De l'Universel
1 Glissade de moins en moins discrète 2 Affaire de mémoire, d'histoire, de méthode ; de principe 3 Vanité 4 Un chemin très escarpé 5 Affaire de métaphysique 6 Au bilan

 

 

Où chemin forestier qui ne mène nulle part ? Dans un texte déjà ancien qui allait clôture la série des Hermès, Serres appela Passage du Nord-Ouest le chemin toujours à trouver encore qui relie sciences dures et sciences humaines ou ainsi qu'il l'écrit joliment le passage entre nous et le monde.

L'expression était-elle juste ? C'était quand même aller, sans barguigner, du mot à la chose, de la représentation à la chose elle-même. Or nous savons bien que ce passage est lui aussi obstrué.

La métaphore était jolie et assez justifiée en tout cas de cette voie maritime en l'extrême nord canadien que tant cherchèrent pour rejoindre plus rapidement l'Asie où tant s'épuisèrent et moururent, passage percé seulement au début du XXe et désormais presque voie touristique à mesure que le réchauffement climatique en fait fondre dangers et aspérités.

Deux continents ; deux types de connaissances et de méthodes qui s'ignoraient superbement et souvent se méprisaient. Comment oublier les coups de ciseaux d’Auguste Comte traçant, certes, une continuité d'entre biologie et sociologie mais au prix de tant de censures et de césures qu'on en viendrait presque à concevoir que sa physique sociale n'eût eu d'autre dignité que de servir de support au politique … puis à la religion de l'humanité. Deux communautés, comme on dit désormais, qui ne parlent même plus la même langue et pour qui la maîtrise de celle, mathématique, servira de certificat de baptême. Le fossé existait en 1980, il s'est encore creusé depuis 40 ans : la réforme Faure qui sépara les facultés de sciences et sciences humaines était encore proche : elle n'en finit pas de produire ses effets délétères.

Mais voici autre manière de dire que le chemin est obstrué tant verticalement qu'horizontalement. Entre les champs de savoir ; à l'intérieur même des savoirs. Platon avait en son temps usé de l'allégorie pour désigner combien la découverte du vrai, de l'Idée, du souverain Bien était chose ardue, était ascension pénible, possible pour quelques uns seulement capables d'aller jusqu'au terme d'un processus où renoncement, aveuglement, hésitation et doutes emplissaient le lot commun des épreuves à subir ; avait ainsi mis en évidence combien la connaissance loin d'être un processus cumulatif où l'on irait d'une absence à un plein de savoir ressemblait bien au contraire plus à une odyssée du renoncement débutant avec un savoir supposé universel pour s'effriter en doutes systématiques conduisant au mieux à des îlots émiettés de savoirs. Deux millénaires et demi plus tard, le constat se sera avéré juste mais tellement en deçà de la réalité : les savoirs ont indéniablement progressé mais l'universalité en a pris un coup : la science a explosé en de multiples disciplines pas toujours en accord entre elles ; pis parfois incompatibles entre elles. Qui rêve d'une théorie de la grande unification devra patienter encore ! A jamais ? C'est que l'éparpillement ne concerne pas seulement les sciences dures : on la retrouve au sein même des sciences dites humaines et entre elles et les sciences de la nature.

Le territoire de la connaissance n'a rien de la carte du tendre et, si passage il y a vraiment, l’embâcle y règne plus souvent qu'à son tour. Et l'habit du savant ressemble, plus souvent qu'à son tour, à un habit d'Arlequin.

Mille ramifications partent de ci de là, certaines se rejoignent au loin ; d'autres se révèlent des impasses … non décidément le chemin n'est pas droit ! vraiment pas.

Je veux m'attarder en ce point. Ce ne peut être un hasard que tout en terme de connaissance évoque ainsi le chemin : tant l'allégorie que la méthode, sans même évoquer celui de Damas … Je veux encore m'attarder ici parce qu'il ne saurait non plus être anodin que tout ici se joue en retournement, initial ou final, comme si la connaissance n'évoluait que par révolutions successives. Nous connaissons celle copernicienne ; celle opérée par Kant … il en est tant d'autres. Bachelard évoquait des ruptures épistémologiques qui, sans qu'on n'en prît immédiatement conscience rejetaient dans l'ombre des idéologies ce qu'on avait cru ferme et assuré. La physique d'Aristote ne valut plus grand chose après Copernic et Galilée ; Newton relégué quasiment au rayon des cas particuliers après Einstein. L'histoire des sciences est chaotique qui ressemble parfois à un véritable jeu de massacre.

Je veux m'attarder sur le chemin car je gage qu'on ne voyage pas impunément. Il faut être sot touriste pour imaginer que serait ici affaire de tout repos. Le chemin a toujours été épreuve ne serait-ce que pour les dangers divers que l'on y encourut, les contrées sombres qu'on traversait ; il a parfois été rite d'initiation et achèvement d'une éducation pour ces jeunes intempérants qui achèveraient de se faire homme sur l'itinéraire d'Athènes ou de Jérusalem. Descartes en a fait un discours et, depuis lui, on s'efforce de croire que tout travail de recherche est soigneusement balisé quand le mot même (circa) suggère hésitations, retournements, allers et retours. Mettre son esprit en disposition d'accueillir l'imprévu, tendre les oreilles pour saisir le trop discret murmure du vrai, trembler parfois d'hésitations et redouter de s'y perdre … non, vraiment, je n'imagine pas celui qui pense gérer sa démarche avec le calme précautionneux d'un notaire de province. Et même si parfois il trouve, ceci n'ira jamais ni sans efforts, ni sans déceptions ou retours en arrière : ces grands corps voûtés sur le papier où l'on abandonnera quelques formules, contorsionnés souvent par l'épreuve ou l'expérience tentée disent à merveille ce tropisme que cache encore le mot trouver.

Conversion ou diversion, parfois même subversion. Celui qui se met en chemin ne reste pas insensible au parcours qu'il entreprend : il n'est pas rare qu'à l'arrivée, il ait à ce point changé qu'il parût méconnaissable. On le devine quand il s'agit de philosophie, de quête de sagesse ou de spiritualité mais la chose est exacte aussi pour les chercheurs dans les sciences dures. De grands chercheurs s'épouvantèrent ainsi d'avoir pu contribuer si peu que ce soit à la bombe atomique pour ne prendre que cet exemple. L'homme de savoir oscille toujours un peu entre l'apprenti-sorcier et l'ermite ; entre celui-ci, déjà un peu fou d'avoir entrevu les premières écornures de lumière et cet autre, éperdu de solitude, qui se désespère déjà de pouvoir transmettre ce que ce vieux grimoire vient de lui apprendre.

Des textes bibliques signalant combien, comme s'ils avaient eu subi un choc, brusquement se sera marqué par un changement physique le bouleversement qu'ils étaient en train de vivre. Nul ne peut oublier l'insistance sur cette peau rayonnante de Moïse après qu'il eut parlé à Dieu [1]. Nul ne peut oublier cette lumière enveloppant Saül qui, pour un moment, le rendit aveugle. [2] Et même si c'est toujours de lumière dont il s'agit et que le mouvement vînt de l'extérieur - ce qui est logique en tradition révélée - descente et marche, comme chez Platon, traduisent toujours le moment du retour vers l'autre, la charge de la transmission, la vocation de l'apostolat.

Même en ces domaines d'âpre érudition et, parfois, de bien aride raison, même en ces continents d'atomes et de cellules, même en ces cieux d'effrayants infinis apparemment si étrangers aux lustres de l'œuvre artistique, je veux croire qu'intrication secrète finit par se nouer entre l'analyse et la chose, entre l'homme et sa pensée. Le peintre finira sa vie, pinceau à la main même si ses doigts ankylosés échouent presque à le tenir encore et le philosophe désespérera au dernier souffle de n'avoir plus le temps d'achever son dernier livre. Non, décidément, il n'est pour le penseur, d'autre retraite que méditative ou laborieuse et pas plus que le violoniste ne posera son archer sous prétexte d'une inactivité bien méritée, le penseur renoncera-t-il à ce qui le constitue.

Je me réjouis de lire ici cette réponse de M Serres : S'il y a quelque chose d'extraordinaire dans mon métier, c'est cette joie continue et souveraine de réfléchir. C'est une des joies les plus extraordinaire de la vie, tout simplement parce que je crois qu'effectivement, en dépit de sa petite faiblesse à ne savoir refuser quelque intervention à la TV ou interview dans la presse, cet homme qui participait encore à une émission la veille de sa mort et venait de transmettre à son éditeur son ultime livre tout juste achevé, cet homme, oui, avait la passion de la transmission et une pensée qui lui ressemblait, dévorante d'appétit, éclatante de joie, sublime d'humanité. A ses risques et périls - le monde des doctes ne déteste pas geindre de ses crises et de l'ingratitude ambiante mais aura toujours répugné à se faire comprendre et mêler au vulgum - il aura délaissé robes austères, péroraisons abstruses et sentences magistrales pour une langue chantante, parfois même poétique. Claire en tout cas. De plus en plus. Ce que le passage de la série des Hermès au Parasite en 1980 traduit parfaitement. L'homme pesa alors de tout son poids sur son œuvre. Et cette œuvre se fit musique et couleur.

Si je devais dire ce qui dès le début m'y enchanta, je crois bien que c'est ceci : sa pensée excluait toute critique, toute violence ; toute animosité à l'égard des autres. Elle avançait à son pas selon un plan qui finit par s'éclaircir sur la dernière partie de sa vie. Bâtissait ; jamais ne démolissait.

L'œuvre décidément révèle l'homme ; sans doute d'ailleurs le construit-elle autant qu'il la compose.

C'est peut-être ceci, puisque ma réflexion partait de lui, ce qui me dérange chez Onfray : on discerne en ses textes rage, acrimonie, désir de vengeance en tout cas rancune sarcastique qui en disent long sur le personnage. Qui me donnent furieuse envie, en tout cas, de m'en écarter.

Alors oui, dans univers ou universel, il y a quelque chose de l'ordre de la conversion : une façon de se mettre en face de l'être, de se mettre à l'écoute ou de plonger son regard, je ne sais, les deux ensemble vraisemblablement, en sorte que l'être s'offre à nous en son unité, comme un tout solidaire. Je retrouve ici l'apparent antagonisme entre Héraclite qui vit la contradiction et la jugea motrice et promotrice et Parménide, d'autre part, qui ne considéra que l'unité au risque de tout figer en une impavide éternité ; je retrouve aussi ce que le Passage du Nord Ouest avait repéré dès l'abord : ce refus d’avoir à choisir entre les deux. Au sens que Morin donne à complexité, oui, il faut considérer qu'il y a entre ordre et désordre, entre local et global, parfois des passages qui permettent d'induire et espérer accéder à l'universel ; tantôt des gouffres ou des montagnes qui font désespérer de pouvoir atteindre jamais autre chose que la moindre observation fragile des faits. Alors, non, décidément ! il n'est pas tant de différences qu'on l'imagine ou prétend entre sciences dures éprises de modèle, de quantité, de classes et de méthode et les sciences dites humaines : il ne suffit pas de poser devant soi l'objet et de le décortiquer. Il ne porte pas pour rien son titre d'ob-jet. Il regimbe ; résiste, se dilue à mesure que nous désespérons de le saisir. L'objectivité est un leurre ! Nous le savons depuis Kant : non ! nous l'avons toujours su sans oser nous l'avouer vraiment. Oui, le passage existe : il est sinueux ; en zigzag ; tout le temps ? non, parfois même, comme par miracle, il paraît simple et droit, sans que cela dure véritablement.

 

 

Un chemin entêtant, obstiné pourtant

En dépit de tout néanmoins, des difficultés et des échecs, des peines et des retournements, jamais nous ne renonçons pourtant à atteindre l'universel. nous ne saurions nous en passer ni en nos gestes, ni dans nos théories ; ni même dans nos rêves … un peu comme cette vérité incontournable que nous nous savons pourtant ne pas pouvoir atteindre ; que nous ne pouvons nier sans nous contredire, qui nous est indispensable au moins comme critère logique.

Ce serait un peu trop facile de considérer que ce fût un fait de notre nature. C'est pourtant ce que font à leurs manières, à la fois, Comte quand il évoque la nécessité originaire d'une théorie quelconque ; Jacob quand il invoque l'exigence fondamentale du cerveau humain ou encore Levi-Strauss quand il mentionne des fondements psychologiques profonds. Ce serait pas moins paresseux d'en chercher explication en notre extérieur, dans les choses et le monde. Je présume que ce soit dans les deux à la fois ou, plus exactement dans le rapport entre les deux, dans notre mode de présence au monde.

C'est, qu'en réalité, il y a deux manières de poser la question de cet entêtement, une fois évacués visées égotistes et tourments passionnels - puisque décidément pourquoi engage à la fois la recherche des causes et celles des fins :

 

Voici affaire de métaphysique

Je sais le mot n'avoir pas bonne presse qui sent aisément le souffre théologique ou les abstruses contorsions heideggeriennes. Dire science de l'être en tant qu'être n'éclaire pas tellement ! Évoquer l'oubli de l'être et une philosophie qui se fût égarée dès les tout débuts de son histoire abuse encore plus. Je crois pourtant que tel M Jourdain nous faisons de la - mauvaise souvent - métaphysique sans le savoir.

C'est là l'objet du point 4 ci-dessus.

Essayons

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 1) Ex, 34.27

L'Éternel dit à Moïse: Écris ces paroles; car c'est conformément à ces paroles que je traite alliance avec toi et avec Israël.
 
 Moïse fut là avec l'Éternel quarante jours et quarante nuits. Il ne mangea point de pain, et il ne but point d'eau. Et l'Éternel écrivit sur les tables les paroles de l'alliance, les dix paroles.
 
 Moïse descendit de la montagne de Sinaï, ayant les deux tables du témoignage dans sa main, en descendant de la montagne; et il ne savait pas que la peau de son visage rayonnait, parce qu'il avait parlé avec l'Éternel.
 
 Aaron et tous les enfants d'Israël regardèrent Moïse, et voici la peau de son visage rayonnait; et ils craignaient de s'approcher de lui.
 
 Moïse les appela; Aaron et tous les principaux de l'assemblée vinrent auprès de lui, et il leur parla.
 
 Après cela, tous les enfants d'Israël s'approchèrent, et il leur donna tous les ordres qu'il avait reçus de l'Éternel, sur la montagne de Sinaï.
 
 Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage.
 
 Quand Moïse entrait devant l'Éternel, pour lui parler, il ôtait le voile, jusqu'à ce qu'il sortît; et quand il sortait, il disait aux enfants d'Israël ce qui lui avait été ordonné.
 
 Les enfants d'Israël regardaient le visage de Moïse, et voyait que la peau de son visage rayonnait ; et Moïse remettait le voile sur son visage jusqu'à ce qu'il entrât, pour parler avec l'Éternel.
 
 

2) Ac 9, 3-19

« Comme il était en route et approchait de Damas, une lumière venant du ciel l'enveloppa soudain de sa clarté. Il tomba par terre, et il entendit une voix qui lui disait : « Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? ». Il répondit : « Qui es-tu, Seigneur ? — Je suis Jésus, celui que tu persécutes. Relève-toi et entre dans la ville : on te dira ce que tu dois faire ». Ses compagnons de route s'étaient arrêtés, muets de stupeur : ils entendaient la voix, mais ils ne voyaient personne. Saul se releva et, bien qu'il eût les yeux ouverts, il ne voyait rien. Ils le prirent par la main pour le faire entrer à Damas. Pendant trois jours, il fut privé de la vue et il resta sans manger ni boire. Or, il y avait à Damas un disciple nommé Ananie. Dans une vision, le Seigneur l'appela : « Ananie ! ». Il répondit : « Me voici, Seigneur ». Le Seigneur reprit : « Lève-toi, va dans la rue Droite, chez Jude : tu demanderas un homme appelé Saul, de Tarse. Il est en prière, et il a eu cette vision : un homme, du nom d'Ananie, entrait et lui imposait les mains pour lui rendre la vue ». Ananie répondit : « Seigneur, j'ai beaucoup entendu parler de cet homme, et de tout le mal qu'il a fait à tes fidèles de Jérusalem. S'il est ici, c'est que les chefs des prêtres lui ont donné le pouvoir d'arrêter tous ceux qui invoquent ton Nom ». Mais le Seigneur lui dit : « Va ! cet homme est l'instrument que j'ai choisi pour faire parvenir mon Nom auprès des nations païennes, auprès des rois et des fils d'lsraël. Et moi, je lui ferai découvrir tout ce qu'il lui faudra souffrir pour mon Nom ». Ananie partit donc et entra dans la maison. Il imposa les mains à Saul, en disant : « Saul, mon frère, celui qui m'a envoyé, c'est le Seigneur, c'est Jésus, celui qui s'est montré à toi sur le chemin que tu suivais pour venir ici. Ainsi, tu vas retrouver la vue, et tu seras rempli d'Esprit Saint ». Aussitôt tombèrent de ses yeux comme des écailles, et il retrouva la vue. Il se leva et il reçut le baptême. Puis il prit de la nourriture et les forces lui revinrent. »

3) A Comte Cours de philosophie positive I, 8

Tous les bons esprits répètent, depuis Bacon, qu'il n'y a de connaissances réelles que celles qui reposent sur des faits observés 24. Cette maxime fondamentale est évidemment incontestable, si on l'applique comme il convient à l'état viril de notre intelligence. Mais, en se reportant à la formation de nos connaissances, il n'en est pas moins certain que l'esprit humain, dans son état primitif, ne pouvait ni ne devait penser ainsi 25. Car si, d'un côté, toute théorie positive doit nécessairement être fondée sur des observations, il est également sensible, d'un autre côté, que, pour se livrer à l'observation, notre esprit a besoin d'une théorie quelconque. Si, en contemplant les phénomènes, nous ne les rattachions point immédiatement à quelques principes, non seulement il nous serait impossible de combiner ces observations isolées, et, par conséquent, d'en tirer aucun fruit 26, mais nous serions même entièrement incapables de les retenir 27, et, le plus souvent, les faits resteraient inaperçus sous nos yeux.