Michel Serres, Hermès V.
Le Passage du Nord-Ouest, Paris, Minuit, 1980,
extraits des p. 15-24

 

Je cherche le passage entre la science exacte et les sciences humaines. Ou, à la langue près, ou, au contrôle près, entre nous et le monde.

Le chemin n’est pas aussi simple que le laisse prévoir la classification du savoir. Je le crois aussi malaisé que le fameux passage du Nord-Ouest. […]

On en rêvait depuis quatre cents ans. J’en rêve toujours, du côté du savoir.

Je navigue, depuis trente ans, dans ces eaux. Elles sont à peu près désertes, oubliées, comme interdites.

Deux cultures se juxtaposent, deux groupes, deux collectivités parlent deux familles de langues. Ceux qui furent formés aux sciences dès leur enfance ont coutume d’exclure de leur pensée, de leur vie, de leurs actions communes, ce qui peut ressembler à l’histoire et aux arts, aux œuvres de langues, aux œuvres du temps. […] Ceux qui furent formés aux lettres dès leur enfance sont jetés dans ce qu’on est convenu de nommer les sciences humaines, où ils perdent à jamais le monde : œuvres sans arbre ni mer, sans nuage ni terre, sauf dans les rêves et les dictionnaires. […]

On a peu dit le rapport constant et profond des créateurs de l’encyclopédie moderne avec le calcul infi- nitésimal. L’importance de ce rapport est mésestimée. Leibniz crée le calcul en même temps que le concept moderne de la réunion du savoir ; invente le premier, projette le second. D’Alembert passe à la réalisation, il applique le calcul à la mécanique, il préface la Grande Encyclopédie. Auguste Comte organise logiquement ce qui n’était qu’un dictionnaire, après un préalable tri, il canonise ce qui n’était qu’une spécialité. […]

Le calcul infinitésimal ne fut pas seulement un outil, une méthode parmi d’autres, il fut modèle de pensée, il fut la sécurité des classiques. Il faut bien le dire, il était le seul moyen réellement fécond, la méthode vraiment fructueuse. Ultra-fine, indéfiniment large. Pendant plus de trois siècles, il a dominé seul la mesure, il a servi seul à chercher, à trouver des lois. […]

Le calcul est fondé sur l’idée toute simple qu’il existe un chemin du local au global. Ce chemin se prolonge, de voisinage en voisinage, il est, le plus souvent, ouvert. […] La grande réussite des sciences a été, au cours de trois siècles, ce frayage aisé du local au global. Le chemin du prolongement analytique fut le vrai chemin de méthode. Il allait du plus fin, de la plus délicate analyse de voisinage, à l’occupation maîtrisée de la totalité. Lorsqu’on avait à résoudre un problème, à l’intérieur de la pensée savante, on agissait ainsi, on suivait ce chemin […] Un chemin existe assurément qui va d’un savoir à un autre, et d’un savoir à tous les savoirs, ou au tout du savoir. […]

Seuls, ô surprise, les fondateurs du calcul même ont exprimé des doutes au sujet de ce qui paraissait aller de soi. Leibniz, parfois, fait remarquer un labyrinthe ou une singularité qui ferait obstruction à l’avancée tranquille du chemin, par perte ou obstacle. Plus profondément, ce me semble, Pascal pense un espace où le prolongement analytique est, le plus souvent, impossible. Il ne le remplace pas, comme on a cru, par un processus dialectique, mais par un ensemble d’îlots épars : ses papiers et pensées. […] L’espace est ici continu, il est déchiré là, il n’est pas toujours sûr qu’il existe un chemin qui traversât les Pyrénées ou la rivière, pour connecter la vérité de soi-même à soi-même… Surprise, l’archipel Pascal tient aux pensées profondes sous le calcul infinitésimal, et ce qu’il y a de sporadique chez Leibniz tient aux pensées fractales au-delà du calcul intégral. Le chemin droit qui coupe bravement la forêt cartésienne paraît là un peu bien naïf, ainsi que les chemins bifides qui ont, plus tard, occupé les rhéteurs plus que les inventeurs. […]

Le malheur est venu, en cette voie philosophique, de la simplification sotte d’une question où l’exubérance baroque se fit jour. On simplifie, en général, au moyen d’un choix forcé : continu ou discontinu, analyse ou synthèse, le tiers étant exclu. Dieu ou diable, oui ou non, avec moi ou contre moi, de deux choses une seule. Or la complexité fait signe du côté du réel, alors que le dualisme appelle à la bataille, où meurt la pensée neuve, où disparaît l’objet. Le dualisme sert à définir proprement des créneaux où s’installent, en équilibre pour longtemps, des combattants qui manquent de courage. […] La recherche disparaît au profit de partage en écoles, en sectes, en groupes de pression […] La classification, du latin classis, corps d’armée, est le résultat, aussi, du rapport de forces, elle a beaucoup de rapport au combat et très peu à l’enjeu, ou beaucoup à l’enjeu et très peu à l’objet. La simplification vient de la lutte. […] Ce pourquoi l’inventeur paraît toujours venir du dehors, c’est qu’au-dedans le tohu-bohu de la lutte couvre, de son bruit de fond continu, les messages pertinents, c’est que le dedans même est structuré par ce bruit-là.

Le malheur est venu de la simplification par les armes. C’est de cet artefact social qu’il faut se méfier, si l’on veut penser. Les autres préjugés sont de peu de poids auprès de ce monstrueux animal de sottise. Oui, la lutte est notre première habitude, elle écrase notre éveil intellectuel. Oui, la pensée n’a pas d’autre blocage que  la haine. […]
Pascal, très solitaire, Leibniz un peu errant et enfin condamné, savaient le continu et le discontinu, les modes séparés, l’univers fractal, et le monde fluent, à   la fois, passages et ruptures. Le chemin existe, il n’existe pas. C’est ainsi. C’est ainsi en mer, de Davis à Beaufort, c’est ainsi dans les phénomènes, nuages et rochers, c’est ainsi pour le savoir, quelle que soit la carte. Non, le réel n’est pas découpé en créneaux, il est sporadique, espaces et temps, à détroits et cols.

La classification des sciences les ordonne dans un espace et l’histoire des sciences dans un temps, comme si nous savions, avant les sciences même, ce qu’il en est de l’espace et du temps. […] On place du fin dans du mal taillé, et du fin pensé dans du pensé grossier. Au moins avons-nous à douter de cet espace de classes, de ce temps de spectacle. Je suppose donc des haillons fluctuants, je cherche le passage entre ces découpages compliqués. Je crois, je vois que l’état des choses est plutôt un ensemencement d’îlots en archipels sur le désordre mal connu de la mer, sommets à bords déchiquetés par le ressac et en transformation perpétuelle, usure, cassures, et empiétements, émergence de rationalités sporadiques dont les liens entre soi ne sont ni faciles ni évidents. Des passages existent, j’en sais, j’en ai rangés […] mais je ne puis généraliser, les obstructions sont manifestes et les contre-exemples nombreux. Archipels pour l’espace et le temps, et non pas ce filet naïf des classifications, où entre deux savoirs, il n’y a plus qu’une interface ou une cloison mince. […]

On peut ne pas aimer le mot synthèse, ni la chose ; on peut douter de l’unité, c’est fait. On peut néanmoins essayer de voir grand, de jouir d’une intellection multiple, et connexe parfois.