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Vicaires, symboles ou substituts … affaire de rêve, de langage ou d'œuvre.

 

Revenir, comment ne pas le faire, sur ce portique, parce qu'il est plus qu'il ne semble être ; plus qu'une image, un symbole . Revenir sur cet oscillation perpétuelle qui fait l'abstrait pur nécessiter une incarnation pour être entendu ; et, inversement, la matérialité brute avoir besoin d'apothéose pour être transmise.

J'accepte le risque d'enfoncer des portes ouvertes : nous savons l'arbitraire du signe ; n'ignorons surtout pas que les mots ne parlent pas des choses mais de l'idée des choses seule chance de pouvoir embrasser la diversité infini du réel avec un nombre de mots important certes mais limité néanmoins. A l'inverse une saisie uniquement sensible de la matérialité brute et sombre des choses nous écraserait sous le nombre des sensations et nous empêcherait de rien saisir et certainement pas sous tel objet l'occurrence d'un autre.

Me fascine, oui, cette propension que nous avons de ne pouvoir appréhender l’abstrait que par le concret et inversement.   Affaire de symbole assurément mais quoi  ? Comment comprendre ce symbole ? Comment être certain que nous échappions jamais à ces rémanences de pensée magique qui nous fait croire qu'en observant le symbole nous nous donnions les moyens de comprendre ces choses cachées à quoi il nous offrirait porte d'entrée ? qu'en agissant sur lui nous produisions un quelconque effet sur ce qu'il représente ?

On peut toujours s'attarder sur les différentes fonctions du symbole - et on fera bien - et il faut bien observer que ceci ouvrit en son temps des champs de connaissances en linguistique autant qu'en psychanalyse etc. Mais ici n'est pas mon interrogation. Je retiens de la linguistique comme de la psychanalyse, de la sémiotique comme de l'anthropologie combien signification et symbolique sont affaires de processus et non d'état.

Chacun de nous est donc comme une tessère d'hospitalité, puisque nous avons été coupés comme des soles et que d'un nous sommes devenus deux ; aussi chacun cherche sa moitié. (...) 
Quand donc un homme, qu'il soit porté pour les garçons ou pour les femmes, rencontre celui-là même qui est sa moitié, c'est un prodige que les transports de tendresse, de confiance et d'amour dont ils sont saisis ; ils ne voudraient plus se séparer, ne fût-ce qu'un instant. Et voilà les gens qui passent toute leur vie ensemble, sans pouvoir dire d'ailleurs ce qu'ils attendent l'un de l'autre ; car il ne semble pas que ce soit le plaisir des sens qui leur fasse trouver tant de charme dans la compagnie l'un de l'autre. Il est évident que leur âme à tous deux désire autre chose, qu'elle ne peut pas dire, mais qu'elle devine et laisse deviner. Si pendant qu'ils sont couchés ensemble, Héphaïstos leur apparaissait avec ses outils et leur disait : « Hommes, que désirez-vous l'un de l'autre? » et si, les voyant embarrassés, il continuait : « L'objet de vos vœux n'est-il pas de vous rapprocher autant que possible l'un de l'autre, au point de ne vous quitter ni nuit ni jour ? Si c'est là ce que vous désirez, je vais vous fondre et vous souder ensemble, de sorte que de deux vous ne fassiez plus qu'un, que jusqu'à la fin de vos jours vous meniez une vie commune, comme si vous n'étiez qu'un, et qu'après votre mort, là-bas, chez Hadès, vous ne soyez pas deux, mais un seul, étant morts d'une commune mort. Voyez si c'est là ce que vous désirez, et si en l'obtenant vous serez satisfaits. » À telle demande nous savons bien qu'aucun d'eux ne dirait non et ne témoignerait qu'il veut autre chose : il croirait tout bonnement qu'il vient d'entendre exprimer ce qu'il désirait depuis longtemps, c'est-à-dire de se réunir et de se fondre avec l'objet aimé et de ne plus faire qu'un au lieu de deux. 
Et la raison en est que notre ancienne nature est telle et que nous étions un tout complet : c'est le désir et la poursuite de ce tout qui s'appelle amour. Jadis, comme je l'ai dit, nous étions un ; mais depuis, à cause de notre injustice, nous avons été séparés par le dieu, comme les Arcadiens par les Lacédémoniens. Aussi devons-nous craindre, si nous manquons à nos devoirs envers les dieux, d'être encore une fois divisés et de devenir comme les figures de profil taillées en bas relief sur les colonnes, avec le nez coupé en deux, ou pareils à des moitiés de jetons. Il faut donc s'exhorter les uns les autres à honorer les dieux, afin d'échapper à ces maux et d'obtenir les biens qui viennent d'Eros, notre guide et notre chef. Que personne ne se mette en guerre avec Eros : c'est se mettre en guerre avec lui que de s'exposer à la haine des dieux. Si nous gagnons l'amitié et la faveur du dieu, nous découvrirons et rencontrerons les garçons qui sont nos propres moitiés, bonheur réservé aujourd'hui à peu de personnes.  
Le Banquet 191 d- 192 d, trad. E. Chambry, Garnier-Flammarion 1964, pp. 51-52.
Ce portique n'est qu'un édifice - laid au demeurant. Il est bien autre chose pour qui sait ; pour qui le raccorde à une histoire, à une expérience, à un savoir. Décidément la connaissance va à la connaissance comme l'argent à l'argent. Qui a peu de référence ne saurait raccorder à rien ses expériences sensibles ni donner consistance à ses rares idées.

J'en déduis que l'un est substitut de l'autre. Que la relation entre le symbole et le symbolisé n'est jamais univoque ni non plus achevée : elle est relation constante, processus indéfiniment renouvelé, jamais épuisé.

Ai-je bien mesuré ce que signifiait que l’homme fût un animal politique comme l’énonçait Aristote, que le Je seul n’eût pas de sens comme l’affirmait Feuerbach ou même que l’existence précédât l’essence ? Que jamais je ne serais entier ni accompli ; qu’une part de moi demeurerait comme en suspens dans la relation à l’autre, pour autant que je sache seulement la correctement maintenir. 

Avons-nous seulement entendu la thèse de Platon ? Nous n’en avons conservé le plus souvent que le rêve doucereux de de cet autre soi qui vous fût d’autant plus destiné qu’il eût originellement fait partie de nous. On retiendra, commune avec le judaïsme, cette faute originaire engendrant un déchirement, une séparation, un exil. Mais l’essentiel n’est peut-être pas là : plutôt dans cette finitude qui nous constitue presque en creux,  comme si nous n’étions déjà plus que le signal vers l’autre ; ou le signe de l’autre - ce qui n’est pas tout à fait la même chose.

J’aime que Platon évoque la tessère d’hospitalité qui nous fait glisser insensiblement du jeu à la valeur par excellence qu’est l’hospitalité dans le monde antique. Un objet permettant de reconnaître un individu, ou le descendant d'un individu à qui l'on était lié par un contrat ou une obligation et à qui tout le moins l'on devait l"hospitalité. Objet parfois brisé en deux dont chacun détenait un morceau et dont l’emboîtement permettait précisément la reconnaissance.

Voici précisément ce que nous serions : des tessons absurdes pris isolément comme si nous étions grevés de béances tout entiers tendus vers cette autre pièce comme le rêve à la réalité, le manifeste au latent, le mythe à la science. C'est que l'aller ne vaut pas exactement le retour ou, en tout cas, pas toujours.

Je puis partir du mal absolu, radical mais alors ce portique n'en est qu'une des multiples hypostases et je serais vite contraint à le voir surplombant la totalité du réel et s'instillant, par même à la dérobée, ici, là ; partout. A l'inverse, partirais-je plutôt du portique qu'au-delà de son occurrence historique, plus ou moins précise selon les témoignages j'y verrais plutôt une expérience limite écrasant toute réflexion possible ou au contraire m'égarant sur la troublante question de l'existence du mal - radical ou ordinaire.

Un détour par les mythes …

Il m’importe peu de savoir si ce que raconte Tite Live est historique ou simplement légendaire. Lui se la pose mais c’est très vite pour écarter la question [1] : il lui importe de transmettre ce qui se dit, raconte et rapporte par les poètes. C’est donner par avance un sens à ces légendes qui seront récits de la vie des saints médiévaux mais qui, après tout, disent ce qui doit être lu. Ce qui mérite d’être lu.

J’observe d’abord qu’à mesure qu’il remonte dans le temps, il délaisse les terres italiques pour retrouver les rives grecques : il n’y a jamais de commencement radical. Rome trouve sa source dans le désastre de Troie. J’observe surtout qu’à mesure que l’on remonte dans le temps, en même temps que de l’indéterminé on s’approche du divin.

Or qu’est le divin  sinon l’indéterminé pur : ce qui résume tout ; ce à quoi tout ce qui est participe ; d’une manière ou d’une autre.
Dans son récit, très vite, Tite Live interrompt la série romaine pour expliquer pourquoi Romulus intégra aux rites albains un rite grec en hommage à Hercule.

Ce dernier passe le Tibre avec son superbe troupeau qu'il avait ravi à Géryon. Assoupi, il ne réalise pas qu'un pâtre nommé Cacus réputé laid et sauvage, venait de lui ravir parmi ses plus belles bêtes. Loin d'être sot, présumant que les traces des bêtes trahiraient l'endroit où il les avait cachées, il les entraîna, tirés par la queue jusqu'à sa caverne en sorte que toutes les traces semblèrent partir de son antre plutôt qu'y mener. Hercule, réveillé, faillit se prendre au piège. Quelques génisses mugirent, celles -, captives, répondirent. Cacus eut beau vouloir défendre l'entrée de sa caverne, Hercule d'un coup de massue l'acheva. Tout ceci se fit sous le regard d'autres bergers alertés par le tumulte et par Cacus qui s'en prirent à Hercule l'accusant d'être un assassin. Il s'en fallut de peu qu'Hercule ne succombât à la foule prête à étancher sa colère par quelque mise à mort. Il s'en fallut de peu : de l'intervention d'Evandre qui trancha en faveur d'Hercule, apprenant son identité et sa qualité divine.

Etrange récit, légèrement différent chez Virgile où la colère de la foule n'apparaît pas, qui ne se justifie que par le culte rendu à Hercule.

Pourtant les deux protagonistes ne sont pas n'importe qui : tous deux fils de dieux - Zeus pour Héraclès et Héphaïstos pour Cacus - ils ont des pouvoirs et une force hors du commun. Ils s'opposent comme lumière à ténèbres mais comme tous les protagonistes d'un combat, ils ont plus d'un point commun :

Tout ici respire l'ambivalence comme si, on ne pouvait sortir de l'indétermination qu'à condition de s'éloigner du divin : cette histoire, incrustée dans l'autre, qui paraît d'abord n'y avoir pas sa place, est peut-être comme un indicateur disant le sens :

Hercule, héros, superbe et triomphant, pris dans un de ses moments de faiblesse, face à une force ombrageuse certes, mais rusée.

Hercule, victime, certes, mais après tout, d'où tenait-il son bétail sinon de Géryon ? Volé, oui, mais voleur en même temps. A ce jeu-ci, ils s'équivalent. Et lui aussi a tué.

Hercule, meurtrier, certes, il s'acharne sur sa victime au delà de toute mesure : le larcin ne méritait peut-être pas une sanction fatale. La violence dut en tout cas paraître à ce point excessive que la foule attirée par les appels à l'aide de Cacus était en train de prendre fait et cause pour lui. Oui, mais justement, meurtrier ou finalement assassiné à son tour, par foule plus haineuse encore ?

Cacus, terrifiant, voleur mais victime à l'occasion. Ce sera d'ailleurs lui, le dindon de la farce. Qui va jouer le mauvais rôle : celui du méchant mais se souvient-on que dans les histoire le bon n'est souvent qu'un médiocre faire-valoir.

Je tiens pour cruciale cette affaire de traces réversibles ; elles sont en réalité affaire de conversion. Au tout début, l'histoire part dans tous les sens et les paysans pratiquent encore le boustrophédon. Je peux m'amuser à lire l'histoire d'un autre point de vue - et pourquoi pas de celui de Cacus ? - qui lirais-je ?

Les légendes contrairement à l'histoire si sage de la raison laissent les voies ouvertes et les carrefours décisifs.

Observons il n'en est qu'un ici qui tire son épingle morale du jeu : Evandre, attiré par la foule ameutée, calme le jeu et reconnaissant en Hercule un héros - et donc un demi-dieu - lui rend hommage. Il est, par son âge, son ascendance - sa mère est prophétesse - un symbole de sagesse et de mesure. Lui représente à la fois la sagesse et cette étonnante vertu qu'il tient de sa mère, d'entendre les oracles divins. Et tout à coup l'histoire se précise et l'image se fait plus nette. Finalement pas si sot que cela, Hercule avait pris soin de faire avancer son troupeau dans le fleuve : l'eau efface les traces encore plus sûrement que la ruse ne les aura inversées. Finalement pas si bête que son nom le suggère, Cacus est capable de ruses lui aussi et même d'attirer la compassion de la part de la foule. Où la bête brute ? où le héros magnifique ? Evandre quant à lui est tout entier lui-même, sage et prudent. Avec lui on n'avance plus en terrain boueux, mais sur une terre ferme et ouverte sur l'horizon. L'a-t-on remarqué, avec Hercule et Cacus, l'histoire se réduit à l'espace congru qui sépare la rive du fleuve de la caverne ; se résume à une affaire de bestiaux. Avec Evandre, au contraire, l'horizon s'ouvre, on parle d'installation, de temple .

L'histoire, la grande peut commencer. C'est celle que la raison entend, analyse, c'est-à-dire tranche en éléments simples. Elle est beaucoup plus complexe que cela, nous le devinons désormais, mais au moins la comprenons-nous.

Evandre, surtout, arrête la foule, apaise son ire, ou plutôt canalise sa fougue meurtrière. De meurtrier, Hercule redevient héros et idole. Girard avait raison : c'est bien d'une histoire de sacralisation, donc de sacrifice dont il s'agit. C'est bien d'une crise mimétique qu'il s'agit. Regardons-y de plus près : il aura suffi que la sagesse nomme, reconnaisse, désigne un héros et sacrifie pour que l'histoire bifurque. Non, commence. La sagesse comme antidote parfait contre la violence - on aimerait y croire ; mais comme sortie de l'indécision, du chaos initial, assurément oui.

Et progressivement les dieux se tairont, sages et philosophes prenant la parole claire et précise à leur place. Sans doute la parole est-elle incapable de guérir du mal de la violence mais assurément résulte-t-elle de la crainte qui monte à mesure qu'avance la foule en colère. Cette foule est la forme politique que prend le chaos ; l’ambiguïté, la confusion est la forme anthropologique du chaos. Tous les récits antiques l'attestent dont les métamorphoses ne sont que les récits légendaires.

Récit incroyable qui en quelques lignes rassemble à peu près tous les points de vue, toutes les perspectives : celle d'Hercule, de Cacus, de la foule, d'Evandre ; les met sur un pied d'égalité. Tous les scenarii sont possibles : Evandre eût pu ne pas entendre ou avoir le courage de s'en mêler ; la foule eût pu tuer Hercule et faire de Cacus le héros de la fête ; les bœufs auraient pu ne pas mugir et Hercule se faire définitivement berner ... Il suffit de presque rien, à chaque fois.

Je cherchais un récit qui puisse dire le chaos initial : en voici un de belle facture. Il suffit de presque rien, un mot, une reconnaissance, il suffit d'à peine un geste, se déplacer un tout petit peu, un quart de demi centimètre, et, subitement, l'histoire bifurque et peut résolument débuter.

On dit vrai en énonçant que les commencements sont sortie de l'indécision. Mais on se trompe en imaginant en avoir fini pour autant avec le chaos, le bruit de fond. Nous nous sommes déplacés mais le bruit avec nous : la foule en colère vient nous le rappeler. Le chaos est ce bruit que nous portons ou emportons avec nous : le savoir nomme mais ne fait jamais taire. Nous n'en aurons jamais fini du chaos initial : d'écho en écho, le bruit de fond roule et ne s'écroule pas.

Revenir pour cela à la figure de Géryon : être à trois têtes, ou trois corps, c'est selon, qui par ses rugissements est capable de regarder devant et derrière lui, d'embrasser dans sa lutte passé, présent et futur comme Panoptès l'être aux mille yeux. Dante en fait le symbole de la fraude. Bête ailée avec le visage d'un homme honnête, les griffes d'un lion, le corps d'une vouivre et un dard empoisonné sur le bout de sa queue. Il erre entre le 8e et 7e cercle de l'enfer. Les poètes montent sur son dos et glissent lentement autour de la cascade du Plegethon vers les grandes profondeurs du cercle de la fraude. Etre de la fourberie, de la mauvaise foi, qui ruse donc, ment ainsi ; dit le faux.

Mais qui dit le vrai ? Hercule , Sûrement non qui dut bien apprendre à finasser pour l'emporter. La règle du combat donne, oui, raison au plus fort, mais jamais au plus bête : elle commence d'abord par vouloir frapper l'adversaire à son point faible. Le trouver, s'agissant de la bête à trois têtes ou trois corps dut bien exiger rouerie achevée ! Cacus ? Evidemment non, lui qui brouille les traces … à moins que ce ne soit lui qui approche le mieux le vrai en proclamant qu'il est réversible. Evandre ? Encore moins ! Il couvre la voix de tout le monde, peuple, foule, et lui substitue la voix de la raison et la soumission à l'ordre. Procède au plus archaïque subterfuge : pointe du doigt sur l'autel du sacrifice, la bête que l'on égorgera.

Commence avec lui la route apparemment claire de la raison : mais c'est une voix qui cherche moins des causes que des coupables , mais des techniques que des prescriptions et proscriptions.

La philosophie de la raison droite, de la déduction, de l'universel, la philosophie, antique et classique, ne servait que le roi. Le roi et le prêtre, les deux faces du souverain. La philosophie du combat, de la lutte, et du travail du négatif, ne sert que le soldat, militaire, militant, qui passe par la mort pour accomplir l’œuvre d'histoire. La philosophie du soupçon, de l'interprète et du fragment, de la poussière et de la loupe, est celle de l'espion, du détective, de l'inspecteur, du policier. Horreur. Les fiches sont là, écrites, à la disposition du bras séculier, de quelque bord qu'il tombe. Nous ne faisons plus que de l'histoire, nous n'écrivons plus que d'interprétation, nous ne sommes plus que des policiers. Horreur. Nous ne faisons plus que chercher des coupables. Serres, Rome

Mais ce clair et distinct qui ferait la vérité se désigner elle-même ne parvient en réalité le plus souvent qu'à consacrer la convention : oui, elle n'est souvent que le fait du prince. Elle voit le même, ou y ramène ce qui paraît ne pas y entrer. Elle fait de la réalité un lit de Procuste !

 

Retour au Portique … retour aux vicaires

Faut-il rappeler combien peu les juifs d'Europe occidentale étaient préparés à l'émergence de l'horreur ? Combien, en dépit de l'antisémitisme ambiant, latent et parfois vivace, ils auguraient que la place prise dans la cité, le parti qu'ils avaient pris d'une assimilation franche, combien la part enfin qu'ils prirent dans la défense de la Nation, tant en Allemagne qu'en France, les laissèrent totalement démunis. Il faut entendre Arendt rappeler qu'aux premiers échos parvenus d'Auschwitz, d'abord ni elle ni son époux n'y crurent.

La chose était totalement irrationnelle ; elle ne fut ainsi pas entendue.

Nous avons devant nous une réalité, dure, froide, objective, je veux dire jetée là contre nous, et nous n'y croyons pas véritablement préférant lui substituer un monde incroyable de mots, d'images qui en émoussent les aspérités parfois, qui souvent simplement nous ressemblent et offent visée qui nous flatte ou rassure.

Nous ne tenons jamais au temps présent, disait Pascal mais tout aussi peu au réel et s'il doit y avoir, quelque fois, comme une anfractuosité ou même une faille, nous refuserions même de l'entendre ainsi. Et courrons après non des ersatz mais des vicaires.

L'argent en est un qui ne vaut rien en soi mais que la valeur qu'on lui prête à condition qu'il circule. Il en va ici comme de ces jeux de ballon que l'on doit faire circuler. On s'en prendra bien sûr à l'attaquant - celui qui tient le ballon - tant qu'il le possède mais que l'on oubliera sitôt qu'il l'aura passé à un autre. Jeu dira-t-on - oui mais la vie est-elle autre chose ? - où ni la balle ni le jour ne comptent où tout se joue dans la passation ; dans la passe. Evandre a fait bifurquer l'histoire, ou simplement démarrer, en substituant aux bruits infâmes de la foule, la voix de l'ordre et de la raison. C'est toujours être raisonnable que de substituer à la chose la représentation de la chose, ou son commentaire.

Nous n'existons au monde que dans cette capacité à substituer, à nous-mêmes, à l'autre, aux choses, des symboles, des promesses ; des lectures possibles.

Notre socialité tient à ceci : non pas une sotte addition d'individus collaborant à même entreprise ; mais subtile soustraction qui nous fait constamment transmettre ; passer le témoin ; faire sens.

Pourrions-nous, dans l'histoire, nous mettre à la place de Cacus, raconter l'histoire de son point de vue, lui qui voit son antre, son domaine envahi et sa vie volée ? L'épaisseur noire du réel que nous ne savons regarder en face comment dire ce qui s'y passe ? Comment dire la folie meurtrière de la foule - de la turba ? comment raconter ce qui se joue dans les mouvements frénétiques qui accusent ou qui, indifférents, laissent Romulus achever son frère ou encore enlever les Sabines ? Elle n'est sans doute pas plus univoque que les espaces blancs où Rome la fougueuse s'alliera avec Albe la Blanche.

La Fontaine raconte bien aussi l'histoire de cette antre du lion d'où l'on ne sort pas - Je vois fort bien comme l'on entre, Et ne vois pas comme on en sort - mais le même lion, une fois devenu vieux devient l'objet de toutes les médiocres rancunes … même celles de l'âne. Il n'est décidément pas de situation qui ne finisse par s'inverser … parce que précisément tout passe.

On comprend mieux alors ce que l'épisode Auschwitz dans la liste de Schindler a d'exemplaire qui laisse à rêver ces cas si rares où l'histoire s'inverse.

On comprend mieux ce que le portique a d'important qui est la figure moderne du diabolique - de ce qui, irréversiblement, interdit toute passe, toute transaction, tout compromis.

Qu'on ne me dise pas que ceci est symbole parmi d'autres ! non il est la marque du diable pour une époque qui se moque si aisément de ce qu'elle n'entend plus ou si mal. On sait le diabolique être l'antonyme parfait de symbolique - διαβάλλειν, diviser, disperser, rendre confus. Mais aussi ce qui s'interpose. Le bâton fiché dans l'eau semble brisé alors qu'il ne l'est pas : le diabolique ment ou illusionne : il est mensonge et père du mensonge dit Jean (8,44).

Tout à coup l'objet blanc ne circule plus : ni la balle ni l'argent ! ni même la représentation. L'antre, définitivement noire, empêche vie comme relation ; tue le collectif comme l'humanité en l'homme. Elle est ce qui, indépassable, n'aurait jamais du arriver et avec quoi on ne peut se réconcilier. Arendt évoque l'abîme s'ouvrant devant elle : oui ! Comment évoquer ce soleil noir, cet évidement absolu, cette indépassable et désespérante pesanteur ?

Sans pour autant voir dans le travail de la raison cette œuvre de flic qu'il s'amusait quelque fois à repérer, j'aurai en l'affaire appris au moins à aimer les croisées, les ambivalences et pourquoi pas même ce Crétois menteur à qui il faut savoir poser la bonne question pour éviter qu'il ne vous égare. Car c'est n'être pas tout-à-fait que d'advenir ; et être comme en creux que d'être pétri de désirs. Nos allers valent bien nos retours et ne pas entendre autrement que l'abstraction ne tient pas sans quelque concrétion ; ni le concret sans liaison d'avec l'abstrait.

 

 


1)  Tite-Live, Histoire romaine, Préface
Aurai-je lieu de m’applaudir de ce que j’ai voulu faire, si j’entreprends d’écrire l’histoire du peuple romain depuis son origine ? Je l’ignore ; et si je le savais, je n’oserais le dire, surtout quand je considère combien les faits sont loin de nous, combien ils sont connus, grâce à cette foule d’écrivains sans cesse renaissants, qui se flattent, ou de les présenter avec plus de certitude, ou d’effacer, par la supériorité de leur style, l’âpre simplicité de nos premiers historiens. Quoi qu’il en soit, j’aurai du moins le plaisir d’avoir aidé, pour ma part, à perpétuer la mémoire des grandes choses accomplies par le premier peuple de la terre ; et si parmi tant d’écrivains mon nom se trouve perdu, l’éclat et la grandeur de ceux qui m’auront éclipsé serviront à me consoler. C’est d’ailleurs un ouvrage immense que celui qui, embrassant une période de plus de sept cents années, et prenant pour point de départ les plus faibles commencements de Rome, la suit dans ses progrès jusqu’à cette dernière époque où elle commence à plier sous le faix de sa propre grandeur : je crains encore que les origines de Rome et les temps les plus voisins de sa naissance n’offrent que peu d’attraits à la plupart des lecteurs, impatients d’arriver à ces derniers temps, où cette puissance, dès longtemps souveraine, tourne ses forces contre elle-même. Pour moi, je tirerai de ce travail un grand avantage ; celui de distraire un instant du spectacle des maux dont notre époque a été si longtemps le témoin, mon esprit occupé tout entier de l’étude de cette vieille histoire, et délivré de ces craintes qui, sans détourner un écrivain de la vérité, ne laissent pas d’être pour lui une source d’inquiétudes.
Les faits qui ont précédé ou accompagné la fondation de Rome se présentent embellis par les fictions de la poésie, plutôt qu’appuyés sur le témoignage irrécusable de l’histoire : je ne veux pas plus les affirmer que les contester. On pardonne à l’antiquité cette intervention des dieux dans les choses humaines, qui imprime à la naissance des villes un caractère plus auguste. Or, s’il est permis à un peuple de rendre son origine plus sacrée, en la rapportant aux dieux, certes c’est au peuple romain ; et quand il veut faire du dieu Mars le père du fondateur de Rome et le sien, sa gloire dans les armes est assez grande pour que l’univers le souffre, comme il a souffert sa domination.
Au reste, qu’on rejette ou qu’on accueille cette tradition, cela n’est pas à mes yeux d’une grande importance. Mais ce qui importe, et doit occuper surtout l’attention de chacun, c’est de connaître la vie et les mœurs des premiers Romains, de savoir quels sont les hommes, quels sont les arts qui, dans la paix comme dans la guerre, ont fondé notre puissance et l’ont agrandie ; de suivre enfin, par la pensée, l’affaiblissement insensible de la discipline et ce premier relâchement dans les mœurs qui, bientôt entraînées sur une pente tous les jours plus rapide, précipitèrent leur chute jusqu’à ces derniers temps, où le remède est devenu aussi insupportable que le mal. Le principal et le plus salutaire avantage de l’histoire, c’est d’exposer à vos regards, dans un cadre lumineux, des enseignements de toute nature qui semblent vous dire : Voici ce que tu dois faire dans ton intérêt, dans celui de la république ; ce que tu dois éviter, car il y a honte à le concevoir, honte à l’accomplir. Au reste, ou je m’abuse sur mon ouvrage, ou jamais république ne fut plus grande, plus sainte, plus féconde en bons exemple : aucune n’est restée plus longtemps fermée au luxe et à la soif des richesses, plus longtemps fidèle au culte de la tempérance et de la pauvreté, tant elle savait mesurer ses désirs à sa fortune. Ce n’est que de nos jours que les richesses ont engendré l’avarice, le débordement des plaisirs, et je ne sais quelle fureur de se perdre et d’abîmer l’état avec soi dans le luxe et la débauche.
Mais ces plaintes ne blesseront que trop, peut-être, quand elles seront nécessaires ; ne commençons donc pas par là ce grand ouvrage. Il conviendrait mieux, si l’historien avait le privilège du poète, de commencer sous les auspices des dieux et des déesses, afin d’obtenir d’eux, à force de vœux et de prières, l’heureux succès d’une si vaste entreprise.