Karl Jaspers : citoyen du monde ?
Texte de Hannah Arendt publié en 1957 dans The Philosophy of Karl Jaspers, repris et traduit dans le recueil Vies Politiques (Men in Dark Times), 1974, tel Gallimard, p.94-108.
Nul ne peut être citoyen du monde comme il est citoyen de son pays. Dans Origine et sens de l'histoire, Jaspers étudie longuement les implications d'un ordre mondial et d'un empire universel. Peu importe la forme que pourrait prendre un gouvernement du monde doté d'un pouvoir centralisé s'exerçant sur tout le globe, la notion même d'une force souveraine dirigeant la terre entière, détenant le monopole de tous les moyens de violence, sans vérification ni contrôle des autres pouvoirs souverains, n'est pas seulement un sinistre cauchemar de tyrannie, ce serait la fin de toute vie politique telle que nous la connaissons. Les concepts politiques sont fondés sur la pluralité, la diversité et les limitations réciproques. Un citoyen est par définition un citoyen parmi des citoyens d'un pays parmi des pays. Ses droits et ses devoirs doivent être définis et limités, non seulement par ceux de ses concitoyens mais aussi par les frontières d'un territoire. La philosophie peut se représenter la terre comme la patrie de l'humanité et d'une seule loi non écrite, éternelle et valable pour tous. La politique a affaire aux hommes, ressortissants de nombreux pays et héritiers de nombreux passés ; ses lois sont les clôtures positivement établies qui enferment, protègent et limitent l'espace dans lequel la liberté n'est pas un concept mais une réalité politique vivante.
L’établissement d'un ordre mondial souverain, loin d'être la condition préalable d'une citoyenneté mondiale, serait la fin de toute citoyenneté. Ce ne serait pas l'apogée de la politique mondiale mais très exactement sa fin. Dire cependant qu'un ordre mondial conçu à l’image des États-nations souverains ou d'un empire universel à l'image de l'Empire romain est dangereux (et la domination de l’Empire romain sur les parties civilisées et barbares du monde ne fut supportable que parce qu'elle s'opposait à l'arrière-plan sombre et effrayant constitué par les parties inconnues du monde) ne donne pas la solution de nos problèmes politiques actuels. L'espèce humaine qui, pour toutes les générations précédentes, n'était rien d'autre qu'un concept ou un idéal, est devenue une réalité qui nous sollicite. L'Europe a prescrit ses lois, comme Kant le prévit, à tous les autres continents ; mais le résultat - l'apparition de l'espèce humaine en dehors et à côté de l'existence permanente des différentes nations - a pris une tournure tout à fait différente de celle que Kant envisageait lorsqu'il avait en vue l'unification de l'espèce humaine « dans un avenir très éloigné ». L'espèce humaine ne doit son existence ni aux rêves des humanistes, ni au raisonnement des philosophes, ni même aux événements politiques — du moins pas en première instance — , mais presque exclusivement au développement technique du monde occidental. Lorsque l'Europe entreprit pour de bon de prescrire ses « lois » à tous les autres continents, il se trouva qu'elle avait déjà cessé de croire en elles. De même qu'il est manifeste que la technologie a unifié le monde, il n'est de même pas moins manifeste que l'Europe a exporté aux quatre coins du monde ses processus de désintégration, lesquels avaient commencé en Occident avec le déclin des croyances métaphysiques et religieuses traditionnellement reconnues et avaient accompagné le grandiose développement des sciences de la nature et la victoire de l'État-nation sur toutes les autres formes de gouvernement. Les mêmes forces qui mirent des siècles à saper les anciennes croyances et les anciennes moeurs de la vie politique et qui appartiennent à l'histoire du seul Occident ne mirent que quelques décennies pour détruire de l'extérieur croyances et moeurs dans toutes les autres parties du monde.
Pour la première fois dans l'histoire universelle, il est vrai que tous les peuples de la terre ont un présent commun : aucun évènement de quelque importance dans l'histoire d'un seul pays ne peut demeurer un accident marginal dans celle de l'un des autres. Chaque pays est devenu le voisin presque immédiat de chacun des autres et chaque homme éprouve le choc d'événements qui ont lieu de l'autre côté du globe. Mais ce présent commun sur le plan des faits n'est pas fondé sur un passé commun et ne garantit nullement un avenir commun. La technologie qui a réalisé l'unité du monde peut tout aussi bien le détruire et les moyens de la communication globale ont été créés ensemble avec les moyens de la destruction globale. Il est difficile de contester qu'aujourd'hui le plus puissant symbole de l'unité de l'humanité, est l'improbable éventualité selon laquelle les armes atomiques utilisées par un pays conformément à la sagesse politique de quelques-uns pourraient mettre un terme à toute vie humaine sur terre. La solidarité de l'humanité est à cet égard entièrement négative ; elle ne repose pas seulement sur un intérêt commun à une convention qui interdit l'utilisation des armes atomiques, mais peut-être aussi — puisque de telles conventions partagent avec toutes les autres conventions le sort incertain de ce qui est fondé sur la bonne foi — sur le désir commun d'un monde un peu moins unifié.
Cette solidarité négative fondée sur la crainte d'une destruction globale est liée à la conviction moins nette mais non moins puissante que la solidarité de l'humanité ne peut avoir de sens positif que si elle va de pair avec la responsabilité politique. Nos concepts politiques selon lesquels il nous faut assumer la responsabilité de toutes les affaires publiques qui sont à notre portée sans égard à la « faute » personnelle, parce que nous sommes tenus pour responsables en tant que citoyens de tout ce que notre gouvernement fait au nom du pays, peuvent nous conduire dans une intolérable situation de responsabilité globale. La solidarité de l'humanité peut fort bien s'avérer un fardeau insupportable et il n'est pas étonnant que les réactions communes en face d'elle soient l'apathie politique, le nationalisme isolationniste ou la rébellion éperdue contre tout pouvoir, plutôt que l'enthousiasme ou le désir d'une renaissance de l'humanisme. L'idéalisme de la tradition humaniste des Lumières et son concept d'humanité ont l'air, sous l'éclairage des réalités présentes, d'un optimisme inconséquent. Celles-ci, au contraire, dans la mesure où elles nous ont procuré un présent global sans un passé commun, menacent d'invalider toutes les traditions et toutes les histoires particulières du passé. […] S'il y a lieu de fonder la solidarité de l'humanité sur quelque chose de plus solide que la crainte justifiée à l'égard des potentialités démoniaques de l’homme, si du nouveau voisinage universel de tous les pays doit résulter quelque chose de plus prometteur qu'un terrible accroissement de la haine mutuelle et qu'une irascibilité à peu près universelle de chacun à l'égard de tous, alors doivent s'établir, à grande échelle, un processus de compréhension mutuelle et une croissante lucidité critique envers soi-même. Et tout comme le préalable nécessaire à l'établissement d'un gouvernement mondial est, selon Jaspers, le renoncement à la souveraineté au profit d’une structure politique de type fédéral à l'échelle mondiale, de même le préalable à la réalisation de cette compréhension mutuelle serait le renoncement non à nos propres traditions et à nos passés nationaux mais à l'autorité contraignante et à la validité universelle que tradition et passé ont toujours revendiquées.
[…]
D'un point de vue philosophique, le danger inhérent à la nouvelle réalité de l'humanité semble être que cette unité, fondée sur les moyens techniques de communication et de violence, détruit toutes les traditions nationales et recouvre les origines authentiques de toute existence humaine. Ce processus destructeur peut même être considéré comme un préalable nécessaire à l'ultime compréhension entre les hommes de toutes les cultures, de toutes les civilisations, de toutes les races et de toutes les nations. Sa conséquence serait une superficialité qui transformerait l'homme que nous avons connu au cours de cinq mille ans d'histoire attestée au point de le rendre méconnaissable. Ce serait plus qu'une simple superficialité ; ce serait comme si la dimension de la profondeur tout entière, sans laquelle la pensée humaine ne peut exister même au simple niveau de l'invention technique, disparaissait purement et simplement. Cet arasement serait bien plus radical qu'une réduction au plus petit dénominateur commun, il en viendrait en fin de compte à un dénominateur dont il est difficile de se faire une idée à l'heure actuelle.
Tant que l'on conçoit la vérité comme séparée et distincte de son expression, comme une chose qui n'est pas en elle-même communicative, qui ne se communique pas à la raison et qui ne fait pas non plus appel à l'expérience « existentielle », il est presque impossible de ne pas croire que ce processus destructeur sera inévitablement déclenché par le simple automatisme de la technologie qui a unifié le monde et, en un sens, uni l'humanité. On dirait que les passés historiques des nations, dans leur complète diversité et disparité, dans leur déroutante variété et leur stupéfiante étrangeté mutuelle, ne sont que des obstacles sur le chemin d'une unité affreusement superficielle. C'est, bien entendu, une erreur; si la dimension de la profondeur hors de laquelle la science moderne et la technologie se sont développées venait à être détruite, il est probable que la nouvelle unité de l'humanité ne pourrait pas survivre, même techniquement. Tout semble alors dépendre de la possibilité d'amener, dans leur disparité originale, les passés nationaux à communiquer les uns avec les autres, seule façon de rivaliser avec le système global de communication qui couvre la surface de la terre. C'est à la lumière de telles réflexions que Jaspers fit la grande trouvaille historique qui devint la pierre angulaire de sa philosophie de l'histoire, son origine et son sens. L'idée biblique que tous les hommes descendent d'Adam, ont une origine commune et se dirigent tous vers une même destination : le salut et le jugement dernier, cette idée échappe à la connaissance et à la preuve. La philosophie chrétienne de l'histoire de saint Augustin à Hegel a vu dans l'incarnation du Christ le tournant et le centre de l’histoire universelle.
[…]
Par opposition à de telles philosophies de l'histoire qui accueillent le concept d'une histoire universelle fondé sur l'expérience historique d'un peuple ou d'une région particulière du monde, Jaspers a trouvé un axe historique empiriquement donné qui don à toutes les nations « un cadre commun permettant à chacun mieux comprendre sa réalité historique. Or
cet axe de l'histoire nous paraît se situer vers 500 avant Jésus-Christ dans le développement spirituel qui s'est accompli entre 800 et 200 avant notre ère ». Confucius et Lao-Tseu en Chine, les Upanishads et Bouddha aux Indes, Zarathoustra en Perse, les prophètes en Palestine, Homère, les philosophes, les tragiques en Grèce. La caractéristique des événements qui eurent lieu pendant cette ère est qu'ils ne furent absolument pas reliés, qu'ils devinrent les origines des grandes civilisations historiques du monde, et que ces origines, dans leur différenciation même, avaient une chose seulement en commun. On peut cerner et définir cette identité particulière de bien des manières : c'est le moment où les mythologies furent mises au rancart ou bien servirent à fonder les grandes religions du monde et leur concept d'un unique Dieu transcendant ; le moment où philosophie fait partout son apparition : l'homme a la révélation de l'Être comme tout, et se découvre lui-même comme radicalement différent de tous les autres êtres ; le moment où, pour première fois, l'homme devient (selon les termes de saint Augustin) une question pour lui-même, prend conscience de son être-conscient, commence à penser sur la pensée ; le moment où apparaissent partout de fortes personnalités qui n'accepteront plus d'être et ne seront plus admises comme de simples membres de leurs communautés respectives mais qui se penseront eux-mêmes comme des individus et proposeront de nouveaux modes de vie individuels : la vie du sage, la vie du prophète, la vie de l'ermite qui rompt avec toute forme de société pour se plonger dans une vie intérieure et spirituelle entièrement nouvelle. Toutes les catégories fondamentales de notre pensée et tous les principes fondamentaux de nos croyances furent créés au cours de cette période. C'était le temps où l'humanité découvrait la condition de l'homme sur la terre de telle sorte que dès lors la simple suite chronologique des événements pouvait devenir une histoire et que les histoires pouvaient être organisées en une Histoire, en un objet pourvu de sens, un objet de réflexion, d'entendement. L'axe historique de l'humanité est alors « le temps qui se situe vers le milieu du dernier millénaire avant l'ère chrétienne, à quoi se rapporte tout ce qui l'a précédé et pratiquement tout ce qui l'a, souvent très consciemment, suivi. C'est lui qui donne sa structure à l'histoire universelle. Ce n'est pas là une réalité dont nous devions certifier la durée et l'unicité absolue, mais c'est l'axe de notre brève histoire. C'est ce qui, pour tous les hommes, fait la base de l'unité historique qu'ils reconnaissent solidairement être la leur. Alors cette période axiale concrète devient vraiment l'incarnation d'un axe idéal autour duquel la condition humaine a trouvé sa cohésion ».
Dans cette perspective, la nouvelle unité de l'humanité pourrait acquérir un passé à elle grâce à ce que l'on peut appeler un système de communication où les différentes origines de l'espèce humaine se révéleraient dans leur identité. Mais cette identité est loin d'être une uniformité ; tout comme l'homme et la femme ne peuvent être eux-mêmes, à savoir humains, qu'en étant absolument différents l'un de l'autre, ainsi, le national de chaque pays ne peut entrer dans cette histoire universelle de l'humanité qu'en restant ce qu'il est et en s'y tenant obstinément. Un citoyen du monde qui vivrait sous la tyrannie d'un empire universel, parlerait et penserait dans une sorte de super espéranto ne serait pas moins monstre qu'un hermaphrodite. Le lien entre les hommes est, subjectivement, « l'appel à une communication illimitée » et, objectivement, le fait de la compréhensibilité universelle. L'unité de l'humanité et sa solidarité ne peuvent consister dans un accord universel sur une seule religion, une seule philosophie, ou une seule forme de gouvernement mais dans la conviction que le multiple fait signe vers une unité que la diversité cache et révèle en même temps. L'époque charnière inaugura le développement des grandes civilisations du monde qui constituèrent ensemble ce que l'on appelle couramment l'histoire universelle, et elle mit fin à une période qu'on appelle, en raison de ce développement ultérieur, préhistorique. Si l'on pense à notre propre ère du point de vue de schéma historique, on en vient facilement à la conclusion selon laquelle l'apparition de l'espèce humaine comme une réalité politique tangible marque la fin de cette période de l'histoire mondiale qui commença à l'époque charnière. On distingue une philosophie de l'humanité d'une philosophie de l'homme en ce que celle-là insiste sur le fait que ce n'est pas l'homme se parlant à lui-même en un dialogue solitaire mais que ce sont les hommes parlant et communiquant les uns avec les autres qui habitent la terre. Certes, la philosophie de l'humanité ne peut aucune action politique particulière mais elle peut comprendre la politique comme l'un des grands domaines de la vie humaine — contrairement à toutes les philosophies antérieures qui, depuis Platon, pensèrent le bios politikos comme un mode de vie inférieur et la politique comme un mal nécessaire — soit, selon les termes de Madison : « la plus grande de toutes les réflexions sur la nature humaine ».
Pour saisir la pertinence philosophique des concepts jaspersiens d'humanité et de citoyenneté mondiale, il est peut-être bon de rappeler le concept kantien d'humanité et la notion hégélienne d'histoire universelle puisque c'est par ce double intermédiaire qu'ils se réfèrent à la Tradition. Kant envisageait l'humanité comme résultat ultime possible de l'histoire. L'histoire, dit-il, n'offrirait d'autre spectacle que celui d'une « contingence désolante » (trostloses Ungefähr) s'il n'y avait un espoir justifié que les actions décousues et imprévisibles des hommes puissent finalement faire de l'humanité une communauté politiquement unifiée et entraîner simultanément un développement accompli de l'humanité de l’homme. Ce que l'on voit des « faits et gestes des hommes sur la grande scène du monde (...) ne paraît être dans l'ensemble qu'un tissu de folie, de vanité puérile, souvent aussi de méchanceté puérile et de soif de destruction », et cela ne peut prendre un sens que si l'on suppose qu'il existe « dans ce cours absurde des choses humaines » un secret « dessein de la nature » qui agit derrière le dos des hommes. Il est intéressant de remarquer et il est caractéristique de notre tradition de pensée politique que ce soit Kant, et non Hegel, qui ait été le premier à concevoir la force d'une ruse secrète afin de trouver un sens à l'histoire politique. L'expérience sous-jacente à cela n'est autre que celle de Hamlet : « Our thoughts are ours, their ends none of our own »1 à ceci près que cette expérience était particulièrement humiliante pour une philosophie dont le centre était la dignité et l'autonomie de l'homme.
Pour Hegel, l'humanité se manifeste dans l’« Esprit du monde » ; sa quintessence est toujours présente en chacune des étapes historiques de son développement, mais elle ne peut jamais devenir une réalité politique. Elle est aussi déterminée par la force d'une ruse secrète ; mais la « ruse de la raison » est différente du « dessein de la nature » kantien, en ceci qu'elle ne peut appréhendée que par le regard rétrospectif du philosophe pour lequel seulement la chaîne des événements absurdes et apparemment arbitraires présente un sens. L'apogée de l'histoire universelle n'est pas l'apparition de fait de l'humanité mais le moment où l'Esprit du monde prend conscience de lui-même dans une philosophie, où l'Absolu se révèle finalement à la pensée. Histoire universelle, Esprit du monde et humanité n'ont presque aucune connotation politique dans l'oeuvre de Hegel en dépit des vigoureux élans politiques du jeune Hegel. Ces idées devinrent immédiatement et comme il se devait des idées directrices dans les sciences de l'histoire mais elles restèrent sans influence notable sur la science politique. Ce fut chez Marx, qui décida de « remettre Hegel sur ses pieds », c'est-à-dire de transformer l'interprétation de l'histoire en un faire l'histoire, que ces concepts manifestèrent leur pertinence politique. Et c'est là une tout autre histoire. Il est évident que, quelque éloignée ou proche que puisse être la réalisation de l'humanité, on ne peut être un citoyen du monde qu'à l'intérieur du cadre des catégories kantiennes. Ce qui, dans le système hégélien de la révélation historique de l'Esprit du monde, peut arriver de mieux à un individu c'est d'avoir la chance d'être né au sein du peuple qu'il fallait au moment de l'Histoire qu'il fallait de telle sorte que sa naissance coïncidera avec la révélation de l'Esprit du monde à cette période particulière. Pour Hegel, faire partie intégrante de l'humanité veut dire être grec et non pas barbare au Ve siècle avant Jésus-Christ, citoyen romain et non pas grec pendant les premiers siècles de notre ère, chrétien et non pas juif au Moyen Age, etc. Comparé à celui de Kant, le concept jaspersien d'humanité (et de citoyenneté mondiale) est historique ; comparé à Hegel, il est politique. Il conjugue, d'une certaine manière, la profondeur de l'expérience historique hégélienne et la grande sagesse politique de Kant. Cependant, ce qui distingue Jaspers des deux est décisif. Il ne croit ni à la « désolante contingence » de l'action politique et des folies de l'histoire, ni à l'existence de la force d'une ruse secrète qui pousse l'homme vers la sagesse. Il a abandonné le concept kantien d'une « bonne volonté » qui, parce qu'elle est fondée en raison est incapable d'action. II a rompu à la fois avec le désespoir et avec la consolation de l'idéalisme allemand en philosophie. Si la philosophie doit devenir ancilla vitae, alors il n'y a aucun doute sur la tâche dont elle doit s'acquitter : selon les termes de Kant, elle précédera « sa gracieuse Dame, en portant le flambeau » plutôt qu'elle ne la suivra « en tenant la traîne ». L'histoire de l'humanité que Jaspers augure n'est pas l’Histoire universelle de Hegel où l'Esprit du monde utilise et consomme pays après pays, peuple après peuple au fur et à mesure des étapes de sa réalisation progressive. Et l'unité de l'humanité dans sa réalité présente est loin d'être la consolation ou la récompense de l’l'histoire passée comme Kant le souhaitait. Politiquement, la nouvelle unité fragile amenée par la maîtrise technique de la terre ne peut être garantie qu'à l'intérieur du cadre des conventions mutuelles universelles qui conduiraient le cas échéant à une structure fédérée à l'échelle mondiale. Pour cela, la philosophie politique peut difficilement faire plus que décrire et prescrire le nouveau principe de l'action politique.
[…]
1 « Nos pensées sont à nous, leurs fins ne le sont pas ».