Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

8e leçon : L'amour

Renouons le fil. J'ai voulu retracer les drames communs de la conscience. Le drame de l'honneur, ou la lutte contre la peur, m'a paru être le premier dans l'ordre du temps. Le drame de la guerre, auquel notre pensée est ramenée maintenant. J'avais aperçu qu'il ne s'agissait pas du tout alors de ce qu'on devait aux autres, mais de ce qu'on se devait à soi-même. Il fallait surmonter la peur, et par volonté, non point par nécessité. Les actes dans les deux cas sont assez souvent les mêmes ; il n'y a qu'une porte. Mais la manière de la passer importe. Aller à l'épreuve et non pas la subir. Agir et non pâtir. Ce qui enfermait une estime de soi, mais d'avance et par volonté, volonté de surmonter et volonté de croire que l'on peut surmonter. Autrement il n'y a pas d'honneur ; il n'y a que des vicissitudes de l'humeur, il n'y a que des combats entre peur et colère auxquels on assiste en spectateur. Spectateur de soi, sous l'idée de fatalité, c'est le déshonneur même 1. Et ce que je voulais surtout expliquer, la conscience, sans épithète (elle n'en a pas besoin), périssait en cet abandon de soi, faute du grand refus de soi animal. Refus d'être manoeuvré par le monde (par l'humeur), voilà l'éclair de l'homme. S'il était tout peur, il ne saurait pas qu'il a peur.


L'amour ressemble beaucoup à cet héroïsme jeune 2. L'Amour n'est pas donné ; l'amour des cerfs (de Curel) n'est qu'une fureur à laquelle l'hommeassisterait en lui-même, comme à une tempête étrangère. Étrange situation dans laquelle ce qu'on aime est l'ennemi, épié, guetté, diminué si l'on peut, tuéquelquefois. État de prisonnier ou d'esclave ; état de tyran, c'est tout un. J'ai analysé dans la précédente leçon quelques-uns des mouvements ridicules ou odieux par lesquels le malade d'amour essaie de se guérir. Le plus terrible de ces moyens (c'est le seul, sous mille formes), c'est de diminuer, d'user, de lier le puissant adversaire. Grande ou petite guerre. Petite guerre si l'on observe, si l'on conserve en son souvenir tous les signes d'ignorance, de sottise, de fatigue, de vieillissement. Une profonde tristesse éclaire ce qu'on nomme si bien la Passion. Le langage commun a des trouvailles de ce genre ; une plus étonnante encore, la mauvaise foi. Je n'ai pas compris d'abord tout le sens de ces deux mots rapprochés. Car tout mot doit être pris dans tous ses sens à la fois. La foi, c'est ce qui nous fait croire en une destinée plus forte que le monde, et qui dépend de nous ; la foi a pour objet communément Dieu et l'immortalité ; cette mythologie est naturelle ; mais je me permets de la nommer mythologie par ce que je voudrais dans les luttes réelles, inévitables, qui se passent en nous (honneur amour ambition avarice) trouver les racines de cette mythologie universelle. Nous commençons par croire en nous ; et même toute la religion se termine là. Mais la mauvaise foi, c'est tout le contraire ; c'est croire et obstinément croire que le bonheur d'aimer n'est que le malheur d'aimer. Cela se chante. Plaisir d'Amour... Mais il faut retourner cette chanson. Il faut nier la fatalité, l'inconscience, le temps, le vieillissement, la mort. Et c'est pourquoi j'avais d'abord considéré la piété envers les morts dans la commémoration ; c'est la mythologie mère. Qu'est ce donc alors que la bonne foi ? c'est la foi même ; c'est le renversement intérieur qui surmonte l'humeur et la passion. Qui dans le péril de désespoir prend le commandement, agit, oriente toute la vie selon l'amour et la joie, et d'abord selon le véritable amour de soi. Ce changement, cette conversion, qui est toujours à refaire, définit le sentiment par rapport à l'émotion et à la passion, qui sont les deux degrés inférieurs. Ainsi il y a les émotions de l'honneur, de l'amour, de l'ambition, de l'avarice, surprises qui reviennent toujours, attaques, déroutes au premier moment. La pensée s'exerçant là-dessus comme sur un fait, s'exerçant à prévoir, à fuir, à guérir ces sortes de maladies, les transforme en passions. Les sentiments correspondants supposent la foi (la bonne foi). Et puisque nous en sommes à l'amour, qu'est ce donc que la bonne foi dans l'amour ? C'est prendre parti d'aimer, d'après le principe universel de l'honneur, qui enferme que l'on n'estime que ce qui est libre 3. Ici dans l'amour, l'autre figure ; il faut le penser et le vouloir comme valeur, comme libre, comme le semblable, comme l'égal. La mauvaise foi, qui est ici comme partout manque de courage, consiste à attendre que l'autre se montre tel, et au fond à le vouloir esclave, faible, dépendant. Ce qui va toujours avec l'idée (car on juge l'autre d'après soi) que l'on est soi-même esclave, faible, dépendant. On attend l'autre à trahir ; on s'attend à trahir, comme on attend la fin d'une fièvre. Chacun peut mesurer les répercussions et je dirais la résonance de cette injure continue et réciproque. Malheur d'aimer. Mais la conscience connaît cet état et en même temps le refuse, et choisit d'aimer selon la joie, ce qui est aimer (Spinoza).


Toute la chevalerie, à partir de la révolution chrétienne a développé le double poème de l'honneur et de l'amour. Croire en soi et croire en l'autre, c'est l'entreprise proprement héroïque. Les cours d'amour (invention du XIIe !) ont raffiné là-dessus jusqu'à un genre d'extravagance, mais de façon à éclairer la question, comme l'absurde coutume des duels éclaire les drames réels de l'honneur. Je me borne à citer quelques traits. D'abord les épreuves de la foi. « Vous croyez vos yeux plus que ma parole. Est-ce là, dit l'être faible, le grand crédit dont j'ai besoin, sur lequel je comptais ? » L'épreuve aussi de l'obéissance (Stendhal. Le muet). La pure épreuve de cet anglais (I'oeil bandé). Ce sont des folies, mais qui n'ont rien d'animal. L'homme veut ici se prouver et prouver à l'autre la puissance qu'il a sur lui-même. Ce sont à proprement parler des actes de foi. je rappelle aussi une extravagance de l'Astrée (la femme qui se déchire le visage) ; et l'immense figure de don Quichotte, qui ne voit pas Dulcinée, qui ne veut pas la voir, mais qui prétend faire avouer à tout homme que rien n'est plus beau que Dulcinée. Ce sont des jeux mais qui indiquent à tout sentiment le vrai chemin. L'amour n'est pas oisif ; l'amour court au travail, au métier ; l'amour débarbouille et élève les enfants ; ce développement naturel calme les passions de l'amour, et il est vrai conduit à d'autres. Mais pour l'ordinaire la conscience de l'amour s'éteint. Un homme disait : est-ce que j'aime mon bras ? Mais enfin on ne vit pas humainement dans ce sommeil du sentiment. On ne vit humainement que par les éclairs du sentiment vrai, éclairs qui sont toujours selon le modèle chevaleresque. Oui, il y a un mouvement vif de croire sans preuve et joyeusement, d'écarter les suppositions et discussions dégradantes ; il y a une grandeur d'âme et un sublime de confiance, qui se révèlent dans les petites choses, même par la seule expression du visage (confiance heureuse) dont l'enfant avec sa mère sera toujours le modèle. Deux exemples de foi dans Balzac - Un grand homme de province à Paris, La Muse du Département. Ce sont des personnages de second plan. Je vous laisse le plaisir de les découvrir. Leur devise : fidélité quand même. La langue commune m'entraîne. Il faut que je remarque la parenté entre fidélité et foi : c'est le même mot. Vous trouverez aussi une belle figure de femme dans Gambara de Balzac... Retenons qu'il n'y a pas d'autre fidélité que la foi, ni d'autre trahison que le doute. On voit le sens de la fidélité. La grande infidélité est de penser que l'amour finira.


Les règles du sentiment seraient à peu près celles-ci juger selon la joie non selon la tristesse, par suite nier que l'amour puisse finir ; essayer de comprendre, arriver à comprendre, affirmer qu'on peut arriver à comprendre ; aimer le libre et non pas l'esclave, aimer l'individuel (ce que jamais on ne verra deux fois) ; soi-même se vouloir libre et jurer de l'être ; savoir que toute valeur est dans la personne libre, qui développe sa propre nature. C'est aimer l'égal et le semblable, c'est aimer l'autre comme on doit s'aimer soi-même. Ces sentiments diffus planent au-dessus des travaux de la famille, ils sont le sel de la vie quotidienne, ils la conservent.


Et il faut choisir ; il faut se presser de choisir et recommencer, et faire le guet contre les pensées tristes. Car, ainsi que je l'ai montré, la Misanthropie descend très bas, et la haine suit aussitôt l'amour sans courage, l'amour triste. La haine n'est pas loin de l'amour forcé. Bref il faut aimer la personne humaine, la vouloir heureuse, c'est-à-dire se développant selon sa nature, se laissant aller au sentiment, au coeur. Comte, qui a laissé un parfait manuel d'amour chevaleresque (commémoration de Clotilde de Vaux), ne se lasse pas d'expliquer le double sens du mot coeur ; car il signifie amour, mais il signifie aussi courage ; ainsi la langue commune nous avertit que la ferme résolution du héros se retrouve la même dans l'amour,


Jurer de ne jamais manquer de libre arbitre 4, jurer contre les occasions, les apparences, les dépressions, jurer d'avance contre les menaces extérieures, ce n'est que lutter contre la tristesse, donc poursuivre la joie. Mais il faut bien entendre cela. On poursuit un plaisir dans un objet qui le renferme. Et cela fait une vie animale. Mais on ne poursuit pas la joie ; car il faut d'abord la mériter, par une résolution de courage tout à fait dénuée. Beatitudo non est virtutis praemium, sed ipsa virtus. Immense idée trop méconnue. Aristote : c'est le musicien qui se réjouit de la musique, le géomètre, de la géométrie, l'athlète, de l'athlétisme, pareillement c'est le fidèle qui se réjouit de la fidélité. Descartes disait bien : générosité, sens riche, car il faut donner d'abord. Pour revenir à notre sujet, d'abord aimer.


1) Constater ce qu'on éprouve

2) L'idée : « Sois amusante », déshonorant.

3) Descartes : générosité : ferme résolution de ne jamais manquer de libre arbitre

4) Que signifie le Serment ? Je serai libre. Je me croirai libre. (Contre les occasions, les
apparences, les dépressions). Ce n'est que lutter contre la tristesse. C'est donc poursuivre la joie ? Ici les subtilités théologiques se retrouvent. Certes l'Amour est récompensé,
Beatitudo... ipsa virtus. Mais la joie n'est pas quelque chose qu'on reçoit, c'est quelque chose qu'on veut, à quoi il faut croire. Et ce courage démuni qui ne repose que sur soi, c'est cela qui sera récompensé. Par ce moyen tout l'amour est sauvé, peu à peu transformé, transporté à l'enfant. Et quoique le véritable amour de soi soit le ressort, nous sommes bien loin-de l'égoïsme. L'égoïsme étend aux autres la loi des passions tristes. Mais l'amour vrai n'est pas égoïste ; il oriente vers toute amitié.