Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

3e leçon : Pour les lionceaux

Je vais étudier d'un peu plus près ce régime intérieur, ce gouvernement secret, ces séditions (Platon), ce qui nourrit notre continuel monologue (« Rentre en toi-même Octave... »). Socrate demandait comment on peut être maître de soi, ce qui suppose que l'on peut être esclave de soi, vaincu par soi. C'est Platon qui répond. Mais avant de suivre Platon (République) il faut se mettre devant les yeux le redoutable animal qui a la charge de penser. Redoutable aux autres, mais je n'examinerai pas cela ; redoutable à lui-même 1. Platon écrit pour les lionceaux, Glaucon, Adimante ; en ces natures royales il n'est jamais question d'obéir à des contraintes extérieures. La fable de Gygès a tout son sens pour eux ; car ils ont l'anneau ; ils peuvent. Voudront-ils ? Prouve-nous, disent-ils à Socrate, que la justice est le bien et la santé de l'âme, et la puissance et la liberté, que l'injustice est maladie et esclavage. Nous voyons bien que tu le sais ; car ce n'est pas la peur du tyran (même bon) qui te détermine. (C'était l'homme qui devait buvant la ciguë demander : est-il permis d'en faire libation aux dieux ?) Nous voilà donc en société d'hommes, et non point de moutons. Les choses éternelles y sont dites ; mais cela reste caché. Lit-on ? Nous ne parlons que de devoirs envers les autres, comme si nous n'avions pas tous l'anneau de Gygès. A quoi cela m'avance-t-il d'être loué ou pardonné ? Si je suis loué comme généreux dans le moment ou je sens que l'avarice me mord, je fais une étrange grimace. L'homme n'a pas changé, il est toujours l'homme de Platon. Qu'est-ce ? Un corps qui représente une âme. Le regardant du dehors, j'y vois des parties qui ne s'accordent pas toujours. La tête (les sages de la cité) calcule et décide selon le vrai ; cela n'avance guère ; la tête est petite. Le ventre, à l'opposé, c'est l'animal, c'est le besoin, c'est la faiblesse, c'est le lieu de la peur (les artisans). Ici est la passion, mais c'est trop dire ; ici est l'émotion, l'esclavage toujours senti. Ici le désir, par la pensée du besoin. Ici la crainte, par le calcul sur le besoin. Mais il faut bien remarquer que les besoins et les émotions (tremblements) ne commencent à être passions que par le conflit avec la tête, dans la connaissance, dans la conscience. Et voilà le conflit principal de moi à moi. Le besoin devenu désir tire fort sur mes pensées, et non seulement parce qu'il s'y oppose et commence l'action de fuir ou de trembler, mais plus intimement selon une ruse que le sage devine à peine, parce que nos besoins désirs et peurs changent merveilleusement nos pensées, qu'aisément on juge raisonnable ce qui plaît, faux ce qui déplaît. Il n'y a pas de conscience un peu fine sans un grand doute, et un examen des opinions agréables qui toujours se donnent comme vraies. Le gouvernement de soi se présente déjà comme devant réprimer deux sortes de séditions. D'abord réprimer les actions que l'animal gourmand sensuel et peureux ferait aussi vite qu'un saut de lièvre ou de grenouille ; et puis réprimer la sophistique du désir (comme dans l'état tyrannique la pensée est en prison et fabrique). Voilà donc l'homme, athlète et penseur s'il veut garder l'honneur d'être homme.


Ce n'est pas tout l'homme, il s'en faut. L'analyse de Platon restitue un terme que les psychologues oublient toujours. L'homme est thorax (les guerriers). Dans le thorax est la force, le coeur, le généreux, l'emporté, l'irritable, le violent, le courageux. Le thumos, colère et courage. C'est ici que se cuisent et recuisent les passions ; ce sont d'autres mouvements que ceux du ventre, Par exemple, la peur n'est pas la crainte ; il y faut des pensées, calculs, prévisions, un objet. Mais ce n'est pas l'homme encore. La plus proche réaction qui suit la peur, c'est la colère ; ainsi au tribunal du sage la peur n'arrive jamais toute seule ; elle arrive escortée d'une rumeur de colère. Et quoique, selon la très profonde remarque de Platon, la colère soit l'alliée de la raison contre le ventre, il arrive que cette alliée est aussi dangereuse que l'ennemi. Comme le besoin commence des actions, ainsi la colère, et non moins promptes (M. de St-Louis) ; on a autant de regret et même de honte d 1 une colère que d'une peur. Et d'autre côté, il y a une sophistique de la colère, une éloquence inimitable. La colère ainsi devenue maîtresse d'opinions se nomme indignation, quelquefois enthousiasme, mépris. Il y a en chacun un état de guerre et des opinions de guerre non moins ridicules que celles que publie le Crapouillot. Deux fois troublé l'homme de Platon (les suppliciés), et voyez comme l'exemple est beau ; on voit ici la peur et le désir et la honte et la colère ; mais non pas un homme libre. Tel est donc le mélange qui monte du corps à la tête, mélange que le sage doit repousser, et juger.

Cette analyse doit être assurée d'abord ; il faut que l'homme soit ressemblant. L'Amour fils de Pauvreté et Richesse (Le Banquet). En se jouant, Platon nous jette dans des pensées sans fin. Car il est vrai premièrement que le besoin, la faiblesse, une sorte de faim expliquent la première émotion de l'amour. Mais l'amour ne se montre pas au jugement sous cette forme. Le besoin n'est pas l'amour. L'orgueilleux animal ne veut pas obéir. Entendez gronder Alceste ; il n'y a pas d'amour qui n'enferme une colère contre l'amour (car tout besoin est dépendance et peur), colère contre cette puissance conquérante. Refus d'obéir ; crainte d'obéir. On comprend ce qui fait la violence des passions, le flottement des opinions, les contradictions, le cercle sans fin de la double sophistique ; par ce mélange se développent les passions, amour, ambition, avarice ; et de ces conflits jugés s'élève le sentiment toujours nourri d'émotion et de passion ; tout cela en mouvement et éclairé d'une prodigieuse éclosion de pensées. La conscience morale consiste en une ascension de ce genre, bien des fois et même toujours recommencée2


Après cette peinture de l'homme, la vie morale n'est pas la pâle contemplation qu'on nous dit, ou de très vertueuses litanies propres au temps de calme. « En julien c'était tous les jours tempêtes ». Celui qui n'a pas envie de tuer le messager, ou de tuer ce qu'il aime (Othello), celui-là ne peut pas comprendre la morale. Rancé et Port-Royal avaient d'autres pénitents. Mais maintenant il faut réfléchir sur une idée un peu plus cachée. Je disais que conscience morale, c'est conscience tout court. On décrit souvent la conscience comme une lueur de nature (phosphorescence). Je crois que toute conscience s'éveille par des conflits de soi à soi, et qu'il y faut non seulement l'émotion, non seulement la colère, mais un commencement de lutte contre l'une et l'autre, par le doute, par la division de soi, par une résolution, par l'exercice de la pensée.


Pour approcher avec précaution de cette idée je remarque que l'émotion seule, l'émotion non jugée ni retenue, la peur qui court, piétine, écrase, n'est jamais objet de conscience (la panique). Savoir qu'on a peur, ce n'est plus avoir peur ; ce n'est plus être tout peur. C'est le commencement du courage. Je m'éveille à moi.


Pareillement la pure colère (je ne me connais plus). L'emportement de l'action fait la nuit sur les pensées.
Avoir conscience, c'est se penser ; mais penser, c'est résister, examiner, douter, gouverner. Qu'est-ce que s'éveiller, sinon refuser de croire. Et dès que la coutume me reprend, je dors. Dès que je suis d'accord avec moi-même, jedors. Être pour soi, c'est n'être pas content de soi, dire non à soi, à ses désirs, à sa colère, à ses pensées. La conscience coïncide ainsi avec l'exercice actif et résolu du jugement, de l'examen. Il n'y a pas de conscience paisible.

 

 

 


1) M. de St-Louis, la cravache. L'emploi du temps. À rapprocher des MM. de Port-Royal, et d'autres... On les voit adoucis, cherchant une règle extérieure, mais n'obéissant qu'à eux-mêmes.

2) Comme dit Platon, le Sac (sage lion hydre). Il s'agit de faire vivre en paix ces trois animaux ; toute notre vie intérieure s'occupe à cela.