Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

10e leçon : Les comptes de l'avare

Aujourd'hui nous faisons les comptes de l'avare, et ce n'est pas facile. Il n'y a rien de plus secret qu'un avare ; il n'y a rien de plus secret que la richesse, en quoi elle consiste, moyens de la conserver, de l'augmenter ; rien de plus secret qu'une banque, qu'une maison de commerce. Rien de plus secret que ces étranges paniques, ces fortunes qui se volatilisent, cette prospérité qui se détruit elle-même. Qu'y a-t-il de véritable dans les richesses ? Tel est l'objet de la méditation de l'avare ; et tous deviennent avares avec l'âge, avares d'argent comme ils sont avares de mouvement ; au reste réduits par l'âge à la condition des riches, qui est de vivre du travail d'autrui. Mais j'anticipe. La réflexion de l'avare ne perce pas si vite les surfaces brillantes. Grandet malade et presque mourant veut saisir la patène d'or. Pourquoi ? Il ne sait. Il se meut dans la pure apparence. Vanité. Gobseck devenu vieux encombre sa maison de provisions qui pourrissent ; symbole assez frappant ; le trésor se détruit entre ses mains. C'est le moment où l'avarice n'a plus conscience de ce qu'elle fait, ses actions n'ont plus de sens pour lui. Ce sont des rites, comme les rites de l'ambition. Il y a de ces traits en tous les avares du répertoire. Hochon : il n'y en a plus de pourries. Cette obstination est comme prisonnière d'ellemême. Harpagon, figure sinistre. Toutefois je vois que ces romans et comédies sont les oeuvres des prodigues et emprunteurs. L'emprunteur n'aime pas le préteur. Mon idée est de réhabiliter un peu l'avare, et de le sauver.


Il y a de l'espoir. Mais il faut y regarder de près car dans l'Économique tout est enfermé dans une sorte de Coffre-Fort total. Nul ne sait ici ce qu'il fait. Je paye des mouchoirs, je ne sais pas ce que je fais. La grande machine fait voir des choses surprenantes. (La laborieuse concierge affame la confectionneuse, etc.). Combien payer ? À qui payer ? Et n'est-il pas souvent vain de donner ? Et des paiements sans contrepartie, ne sent-on pas qu'ils sont inutiles ? L'or peut gêner par la surabondance. Trop de produits (même le blé) font que tout le monde manque. On voit s'élever des fortunes fantastiques, fondées seulement sur l'opinion. Tout cela est clair dans le détail (je perds en spéculant) et opaque dans l'ensemble. Tout cela accumule les difficultés pour l'étude de la Morale. Car comment traiter de Justice sans essayer de comprendre la grande machine qui fait circuler la monnaie et les produits ? Faut-il dépenser beaucoup, c'est-à-dire faire marcher le commerce, faire travailler l'ouvrier ? Faut-il donner des fêtes, développer le luxe ? Ou au contraire est-il sage de consommer peu, de se servir soi-même ?


De même qu'il y a une idée dans l'ambitieux, qui peut le sauver s'il arrive à la saisir, de même il y a une idée dans l'avare, dans cette nuit de l'avarice, et qui peut la sauver. Il y a une étincelle de jugement généreux dans l'avare. Il a pris parti dans le problème que je posais. Grandet m'est apparu 1. Le sucre : betteraves, arrachage, raffinerie travaux mortels. Il me dit aussi éteins la lumière mine de charbon, usine électrique, travaux d'esclave. Tu ne les vois pas. Il faut les voir. Pullman - les ouvriers de la voie, l'aiguilleur, le machiniste. Grandet ne faisait pas à lui-même ce discours ; seulement il réparait lui-même son escalier ; et il chantait. Gobseck prête à Dervil à 15 %. « C'est, mon fils, pour te dispenser de la reconnaissance. » Cela est ironique. Mais le vrai discours est peut-être : je ne dois pas, puisque je suis ton ami, te donner au départ une idée fausse des conditions réelles du crédit. Si je te prête sans intérêt, et si par malheur tu tombes sur une période où l'on gagne de l'argent, quel funeste apprentissage. Je veux t'apprendre la précieuse avarice, sans laquelle aucune entreprise ne peut réussir. Laffitte ramassait une épingle. L'Américain abandonne l'auto détraquée. Gaspillage. Et de quoi ? De travail. Toute dépense produit un bon de travail et en réclame le paiement en travail. Celui qui garde son argent allège le fardeau du travail. En évitant une dépense de luxe, il rend libre une force de travail pour les travaux utiles. Cette publicité lumineuse, combien de maisons saines seraient bâties par le même travail, en comptant bien tout ?


L'avare ne fait pas ce raisonnement, peut-être. Mais il a un sentiment vif de la valeur. L'or est un emblème sacré et adoré. Il n'a qu'à suivre cette idée. La peur de manquer (vieillesse) est au fond de l'avarice. L'avare n'a qu'à jeter les yeux sur son or. Il n'a qu'à se demander : que signifie ? J'aurai des esclaves, des produits, des travaux. Mais il faut des travaux et des produits. L'avare serait absurde s'il restait indifférent, se reposant sur l'or. On sait bien que l'or ne se mange pas, ne se boit pas, ne chauffe pas. Le grand conte de Midas est plein de sens. Il changeait tout en or et mourait de faim. Pour changer l'or en pain viandes maisons, il faut travailleurs apprentis outils. Il faut des enfants, force de travail. Il faut des esclaves bien portants, sobres, instruits, intelligents. L'avare ne peut refuser cela ; au contraire, il l'accepte, il le veut. Les graphologues ont remarqué l'amour de l'ordre comme signe de l'avarice. L'ordre dans les échanges, les livraisons, transports, échéances. Un négligent ralentit tout. Cent mille négligents arrêteraient tout. J'ai remarqué que les avares haïssent le désordre et méprisent les prodigues, même s'ils en vivent. Mais l'ordre des échanges est l'extérieur ; la réalité de la richesse, c'est l'ordre des travaux sans perte de matière et sans perte de temps. L'avare ne cesse de faire les comptes pour l'avenir. C'est comme une providence humaine que le progrès de l'âge ralentisse les dépenses de celui qui est en situation d'en faire. Peu de consommation et trésors cachés, dont de toute façon il faut que tous profitent. Et au contraire le prodigue fonde la folle production sur la folle consommation. L'ouvrier participe aux profits, ainsi peut acheter et augmenter les profits. Cela ne peut durer toujours. Et ici, comme dans la spéculation, il s'agit de passer l'affaire aux autres au moment où elle va devenir mauvaise. Le principe de l'avare est bien plus fécond : d'abord consommer peu. Le beau mot d'économie désigne à la fois la consommation restreinte au nécessaire, et l'équilibre aussi qui fait la commune prospérité. Par la force du langage, il fautque l'Économie Politique soit modération dans les dépenses. Ainsi l'avare semble être dans le droit chemin. Il n'a qu'à savoir ce qu'il veut. Descartes disait qu'il y a un bon usage de toutes les passions. Les passions posent des questions. On n'y peut rester ; il faut en sortir et se sauver.


Quel est le ressort de l'amour ? C'est une générosité d'abord physiologique, une expansion heureuse. Je ne sais s'il y a un amour de la vérité ; nous touchons presque à cette recherche. A. Comte a osé dire que cet amour était par lui-même très faible, et cédait devant le plus petit intérêt d'amour, d'ambition, d'avarice. On aperçoit ici beaucoup d'exemples. En revanche, il y a une vérité à laquelle nous ne pouvons rester indifférents, c'est la vérité de nos passions mêmes ; et c'est ainsi (j'ai voulu le montrer) que l'art d'aimer a été bien plus loin dans la connaissance de l'amour parfait et de tous les ressorts du coeur humain qu'un froid traité de psychologie. C'est par sa propre impulsion qui communique au jugement un degré de pénétration admirable, que l'amour est devenu charité ; c'est qu'il l'est toujours à quelque degré. L'esprit qui n'aime pas est étourdi de preuves ; il se jette sur toute doctrine ; et c'est l'état des jeunes gens ; mais heureusement ils sont jetés par l'amour dans une bonne foi plus robuste, et qui fournit d'elle-même et porte les preuves. Sans ce secours il n'y a pas une preuve qui ne séduise, il n'y a pas une preuve qui tienne. En rester aux vanités de l'amour, c'est aimer par imitation ; ce n'est pas aimer assez. Et je vais jusqu'à cette tyrannie des appétits les plus redoutables, car c'est ce qui donne force à l'amour et force à la pensée. Les pécheurs ontfait l'Église. Toutes nos pensées sont peut-être des repentirs.


Pareillement il y a une lumière cachée dans l'ambition et l'ambitieux qui en reste à la vanité, aux apparences du pouvoir (même être craint est une apparence), n'est pas assez ambitieux, n'est pas vraiment ambitieux. Comme on n'aime que l'âme, et que même on la porte, parce qu'on y croit, ainsi l'on ne veut régner que sur des esprits, c'est-à-dire sur des égaux et sur des libres. L'Humanisme est l'ambition même. J'aperçois aussi dans l'avarice une vertu qui procède du respect de la valeur, au fond du respect pour le travail, et qui est la justice. Il y a un jugement populaire et presque paysan qui veut dire que celui qui n'aime pas son propre Bien ne respecte pas celui d'autrui. (Le Lys dans la vallée. Elle sait ce qui lui est dû ...) Si étrange que cela paraisse d'abord il n'est pas dans la nature de l'avare de prendre, de voler ; il ne peut ; ce serait troubler le cercle des travaux, hors duquel les biens n'ont plus de sens. La justice ne consiste pas premièrement non ! à juger les injustes et à crier qu'ils doivent rendre, mais à régler ses propres actions d'abord selon la probité. Probité dit moins que justice quant à l'idée, mais elle dit plus quant à l'action. Le contraste est frappant entre la ruse du paysan qui achète une vache, et le caractère sacré du marché conclu ; on n'y revient plus. Et, si je ne me trompe, dans ces marchandages et à travers l'idée de gagner, on voit poindre l'idée que c'est un désordre de payer trop cher. Ceux qui achètent à tout prix, sans se donner de peine, sont méprisés du paysan. Un prodigue est un injuste, parce qu'il fausse les prix. Convenons qu'il est quelquefois raisonnable de faire l'avare ; mais quelle force de plus si on l'est ! Quelle vue perçante et bien dirigée sur les causes des crises, du chômage, de la misère. C'est encore une idée populaire que celle-ci : les humbles vertus, de travail, d'ordre, d'épargne. Mais c'est aussi qu'on le veuille ou non, honorer un jugement (justice) clairvoyant sur la nature et la situation de l'homme. L'avare craint de manquer du nécessaire. Qu'est-ce à dire ? C'est qu'il regarde à la base ; il regarde le rapport de l'homme et des choses. Le besoin, le continuel travail (Franklin : la faim regarde par la fenêtre du travailleur). C'est apercevoir que l'inférieur porte le supérieur. Et de fait que reste-t-il de l'amour etde l'ambition dans les embarras du prodigue ? L'État est comme un grand corps (Platon). Et il faut que la base soit assurée par l'organisation des travaux nécessaires et une juste proportion de ceux-là à l'égard des autres. Platon a voulu dire, je crois, que la justice était dans la convenable proportion desfonctions de l'homme, et des fonctions divisées dans l'État. D'après cette vue il y aurait injustice dans le fait d'oublier l'inférieur, de n'y pas penser, de ne pasrégler d'abord cette question. Injustice dans l'État à ajourner l'Économique, à ne penser que connaissance et puissance. Et bref c'est mal penser que ne pas penser d'abord au nécessaire. L'avare ne se trouve donc pas mal parti quant à la justice ; il la prend par le dessous, par une vue sans vanité de la richesse réelle. Place au fardeau, disait Napoléon. C'est pourquoi c'est une vue de génie que la probité de Gobseck. Manquer à une promesse de paiement, c'était se nier lui-même, s'affaiblir.


1) Voir propos Café sans sucre, 20 octobre 1908, Pléiade, p. 39. 1