Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

 

1e leçon : la forme humaine

L'homme est partout le même. En lisant, je suis russe, je suis terroriste, je suis Duhamel, je suis Tzar, je suis chef de police. En lisant Homère, si loin de moi, le sacrifice des boeufs, la corne dorée, le geste retenu, l'appétit suspendu, Diomède et Glaucos, la Trêve, l'hospitalité, cela parle fort à moi, à nous 1.


Toutes les fois que l'on m'annonce un homme étrange, je le reconnais, mon semblable 2.


Ayant ainsi élargi l'horizon, je veux juger d'abord mon frère l'Homme, toujours homme, posé comme éternel. Inventa le feu, le moulin, la roue, labarque, la voile ; plus fort : le chat, le chien, le boeuf. À côté de la différence entre bête et homme, quelle faible différence entre les hommes ! Et. comparé à la bête, qu'est l'homme ? Un artiste, un être qui songe devant un tombeau et qui jette encore une pierre. Un être qui pense, qui pèse. Ulysse parle à son propre coeur, à son grand coeur. Mais quoi encore ? Un être qui délibère, qui se gouverne, qui veut, ne veut pas, qui s'offense, qui se venge, qui pardonne, quidéchaîne plus de maux par son serment que toutes les tempêtes et les volcans. Qui n'a pas peur ou plutôt qui refuse d'avoir peur. Qui ne mange pas comme une bête. Qui a de l'honneur, qui fait la guerre.


Pourquoi ce préambule ? Pour prendre un bon élan et laisser derrière moi cette idée faible que la conscience morale change selon les temps, les climats, les polices, les conventions. On invoque Montaigne. Mais qui mieux que lui a honoré le courage, la tempérance, la patience, la sagesse ? (O mécanique civilisation ! Lui-même a reconnu l'homme dans les peuples du Nouveau Monde.)


Au reste contre les coutumes étranges et horribles, nous avons à montrer notre guerre et nos projets de guerre. Cela c'est l'homme soumis à la nécessité et pis à la fatalité. Impitoyable aujourd'hui comme chez les cannibales. Mais c'est l'extérieur ; c'est l'esclavage, c'est l'immoralité. Il n'y a point de peuple où l'on ne veuille honorer ce qui en l'homme refuse d'être animal : le courage, la tempérance, la politesse, la générosité, la probité, la sagesse. Le type de l'homme est le même partout : tranquille, non agité, non ridé comme la mer. C'est assez dire que je prendrai la conscience morale comme universelle.


Universelle et Intime. Impénétrable. Et cette idée plus cachée va porter l'autre.


Ici Spinoza à qui je prendrai beaucoup avec précaution. Le juge frappe. La même action peut résulter de passion comme de sagesse. Qui le saura ? Ici les immortelles analyses de Kant. Ici Vauvenargues. Pendant que la peur et la paresse fomentent la guerre, la vertu combat.


Ici il faut parcourir les exemples, reconquérir l'idée, contre les prétentions de la police, qui définit le bien ou le mal par ce qu'elle récompense, permet ou interdit. Il est doux de légiférer pour le voisin. Mais cela est hors de la Morale. Un homme fuit, c'est trop dire, il court. Poltron ? Qui le saura ? Un homme s'abrite. Un autre tient ferme : il est sourd. Est-ce vertu ? Qui le saura ? Est-ce vice ? Qui le saura ? Un homme intrépide ; est-il ivre ou fou 3 ?


Qui saura ? Qui jugera le voisin ? Nul ne le peut. Les mélanges, fluctuations, mouvements de surmonter, de s'abandonner, qui les connaît hors celui qui en a conscience ? Conscience est cela ; c'est cette connaissance de soi qui a pour objet le drame intime. Un voleur ? Garder une bourse 4. Que sait-on ? Et la sagesse. Qui sait s'il a jugé ? Qui sait s'il comprend ou s'il répète ? Sinon l'homme seul devant lui-même. Et qui sait si la flatterie, le désir de gagner ne sont pas pour beaucoup dans une opinion, même de science. Chacun décidera qu'il ne peut juger que soi. Ainsi je ne puis juger que moi ; seulement d'après moi, étudier cette police intérieure. Donc là-dessus penser tout seul. Tout seul universellement. Juge bon ou mauvais, hésitant, errant, cela se peut ; mais seul juge.


1 Ces autres vers d'Homère. On dit que les dieux déguisés..

2L'homme à la ceinture, pendant l'accouchement. Et l'homme affamé devant l'opossum femelle. Cela est puéril ; mais ne pas se jeter comme font les bêtes, cela n'est pas puéril.

3 Le tempérant. La peur. Argan

4 Le Caissier. Trente ans d'application à voler et de prudence.