Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

14e leçon : L'abdication

J'ai insisté beaucoup sur les conditions intellectuelles de la conscience morale, ce qui était traiter d'abord de la vertu de sagesse. Beaucoup, non point trop. Il n'y a point de conscience morale sans jugement. Et ce beau mot signifie à la fois connaissance et condamnation. Par un double sens du même genre, un homme faux signifie un homme perfide. Et cela nous avertit que le premier effet de la mauvaise foi est de nous boucher les yeux à nous-mêmes. La première faute est souvent (non pas peut-être toujours) de ne pas penser au vrai, et de juger d'après l'apparence, le semblant, la coutume, l'exemple, l'opinion. Il y a des manières agressives de ne pas penser au vrai. Scepticisme, pragmatisme, c'est la même doctrine. On ne peut rien prouver, ni rien expliquer, ni rien savoir d'assuré. Il n'y a que des opinions, qui dépendent des intérêts et des passions. « Qui veut noyer son chien... ». « La pensée d'un homme en place c'est son salaire. » Telle est la philosophie des hommes qui ne veulent pas être embarrassés de scrupule. Le scrupule est proprement une recherche, un doute actif concernant le vrai. Ce genre de scepticisme qui s'accommode du badinage, de l'esprit, est comme une réserve contre la menace de la vertu. Protagoras disait : il n'y a pas d'opinions vraies ni d'opinions fausses ; il y a seulement des opinions nuisibles et utiles. Seulement comme le peuple ne croira jamais cela, comme le peuple a conservé l'idole du vrai et du faux (soutien du bien et du mal, car le bien, c'est le vraibien, et le mal, c'est le vrai mal), l'homme d'État a proprement pour rôle, comme orateur, de prouver au peuple que l'opinion utile est vraie. le veux m'arrêter un peu sur ces pensées troubles, qui jamais ne sont avouées, même à soi. C'est Platon, ce n'est pas Protagoras, qui a compris Protagoras. Par exemple un discours de pasteur allemand pendant la guerre, mal traduit, odieux, il est avantageux que l'on croie que c'est vrai. Et il n'est donc pas avantageux de se dire cela même. Il était avantageux de faire croire que les Allemands tuaient les prisonniers ; car alors il y aurait moins de prisonniers. Mais il ne faut point (jamais) soutenir que c'est avantageux ; il faut soutenir que c'est vrai. L'orateur du genre de Protagoras est ainsi en garde contre sa propre pensée. Voilà une position singulière. Et peut-être même impossible. Ce mensonge comme tout mensonge se défait de lui-même par une contradiction entre ce que l'on pense et ce que l'on dit. Effort contre soi, rougeurs, embarras. Le signe emporte la conviction, surtout s'il y a doute, et si l'on ne s'est pas juré de chercher intrépidement le vrai. Le vrai ne se montre jamais à qui ne le cherche pas. D'où une vie en dehors, selon le discours, où l'on s'étourdit soi-même par son propre discours. On s'interdit alors de juger. Protagoras est mieux placé pour persuader, si d'abord il se croit persuadé. En mon âme et conscience, dit le chef du jury, c'est-à-dire que ce soit utile ou non, en ma pensée cherchant seulement le vrai. Cette expression est forte. Comme je disais, elle fait exister l'âme, cette partie de l'homme qui met le vrai au-dessus de tout. L'âme, autant dire la conscience ; et la conscience de nouveau nous apparaît comme un rapport de soi à soi, sans considération des effets extérieurs. Fais ce que dois, advienne que pourra ; mais remontons -connais vraiment ce que tu dois, advienne que pourra. Or il y a une peur du vrai. L'Annamite dit naïvement : un mensonge peut être réparé, la vérité non. De Gourmont disait : « Ce qu'il y a de dangereux dans la vérité, c'est que, si on la cherche, on la trouve ». On pourrait dire aussi : « Ce qu'il y a de rassurant dans la vérité, c'est que, si on ne la cherche pas, on ne la trouve pas ». Ainsi il s'agit de penser ou non. La première faute, c'est de trahir son âme, comme dit Alceste. Ou nous dirons : ne pas vouloir d'âme, refuser son âme, refuser ce dangereux pouvoir de connaître, dont on ne peut mesurer les ravages. En somme, ne pas penser avec soi. C'est ne plus penser du tout.


La pensée bourgeoise a été souvent maltraitée. On demande : qu'est-ce que bourgeois ? je réponds : celui qui vit de persuader, qui appelle vrai ce qui réussit, qui n'a même point, qui ne peut pas avoir l'idée d'une vérité qui nuirait à la carrière. Foch traçait en ses cours un pragmatisme absolu ; car il disait : le devoir d'un subordonné n'est pas seulement d'agir comme s'il croyait que le chef a raison ; c'est réserver une part de soi ; c'est une secrète trahison ; on obéira mal ; on obéira en jugeant que ce qu'on fait ne réussira pas. La vertu du subordonné est donc de croire que le chef a raison. Si le chef est changé, encore croire. Cet état d'esprit est à peine concevable ; ce n'est pas un état d'esprit ; c'est le renoncement à l'esprit. Or tout chef, en toute la politique, peut en dire autant. L'inspecteur d'académie, agent d'exécution : « Taisez-vous, disait le capitaine, vous n'êtes qu'un simple agent d'exécution. » Ici nous prenons la pensée sur le fait ; la pensée sans condition, la pensée qui ne reconnaît d'autre règle que le vrai cherché selon la méthode, la pensée, c'est la révolte. Tel est l'esprit jésuite, politique, organisateur. On demandait aux Jansénistes de déclarer fausses cinq propositions de Jansénius (car ne devez-vous pas vous soumettre au pape ? À l'archevêque ?). Eux, mis en présence de cette sommation, ils disaient bien : nous condamnons les cinq propositions, car nous reconnaissons n'avoir pas de lumières suffisantes sur ce point mystérieux de la grâce et du libre arbitre ; mais nous ne pouvons dire qu'elles sont dans Jansénius sans les y avoir trouvées, car ce genre de recherche n'a rien de difficile. Les religieuses elles-mêmes tinrent bon là-dessus. Mais cen'était qu'un petit troupeau. L'intérêt de l'Église (l'unité, un pouvoir) était un argument étourdissant. Est-ce obéir que réserver une secrète opinion ? Vous voyez, par ce que je rappelais de Foch, que les noms ont changé, mais non point tant les choses. Le subordonné doit soumettre son esprit aussi. Tel est donc le Pragmatisme. Et je puis dire enfin que le Pragmatisme soumet Protagoras lui-même. Car, s'il est avantageux que le peuple croie que l'ennemi est l'agresseur, il est avantageux à l'orateur de le croire aussi. Il y arrive. Les ministres qui vinrent affirmer solennellement la culpabilité de Dreyfus croyaient ce qu'ils disaient. Au fond, si on avait tiré leur pensée au clair, on aurait trouvé ceci : la situation intérieure et extérieure exige que Dreyfus soit dit coupable ; et, comme on ne peut pas avouer une telle pensée, il ne faut pas l'avoir ; il faut n'avoir aucune pensée, ne point penser à part soi, mais parler, et faire sonner l'écho de l'opinion. Telle est l'abdication de la conscience morale. Je la saisis ici à sa racine, dans la conscience même (morale étant un adjectif superflu). Et j'aperçois que cette abdication est une sorte de loi de la politique. La politique étant bourgeoise, au sens que je disais, c'est-à-dire la politique reposant sur la persuasion. Un des traits que l'on remarque au pays des Soviets, c'est la liberté de critique (Le journal de l'Usine. Le Cinéma journal). Est-ce prolétarien ? Est-ce un trait des temps nouveaux ? En tout cas, et pour le dire en passant, je n'aurais pas de peine à expliquer cette confiance dans le vrai par le métier même du prolétaire, qui ne vit nullement de persuader, car il agit sur les choses ; et il est clair qu'ici il n'est jamais avantageux de se tromper. Se tromper, admirable expression, pleine de sens. L'homme se trompe déjà assez sans le vouloir ; mais le cas le plus remarquable et le plus commun est de se tromper volontairement, si l'on peut dire, de refuser de s'éclairer. Au reste la grande révolution populaire qu'est le Christianisme est fondée sur le vrai ; c'est par là qu'elle est populaire. Il s'agit de se conduire selon le vrai, quel qu'il soit ; et le premier sens, le vrai sens, qui n'est pas encore développé (car il s'en faut que le Christianisme ait suivi la redoutable voie de l'examen de conscience réel sans restriction), le vrai sens, opposé à tout pragmatisme, c'est que le vrai, quel qu'il soit, il faudra lui sacrifier tout (tu quitteras ton père et ta mère, tu donneras ton bien, etc.). C'était éveiller l'esprit. L'utile était aussitôt méprisé. D'un mouvement naturel ils suivaient le maître.