Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

13e leçon : L'obstination héroïque

J'arrivais la dernière fois à Lagneau que je peux tant bien que mal ressusciter ici dans un de ses beaux moments. Nous aurons du moins le sentiment de l'obscurité qui lui était propre. Remarquez que nous sommes dans un problème passionnant ; toute la conscience morale est en risque. Il s'agit de Liberté. Aux Universités Populaires, j'ai remarqué ce paradoxe des libres penseurs prévenus et presque irrités contre la liberté, et le catholique rétablissant la notion commune. Et ce qui effraie le libre penseur, c'est que la liberté semble abolir toute règle de penser (on pensera ce qu'on veut, ce qui plaît, cequi est utile à l'État, à l'ordre public. Ces mensonges pieux sont innombrables. Il ne faut pas dire qu'un général s'est trompé, etc.). Mais le libre penseur est rejeté à l'extrême opposé, c'est-à-dire que toutes nos pensées sont déterminées par le mécanisme de notre corps, de la société, des choses. Ainsi les amis de la justice arrivent à dire qu'il n'y a plus de justice et par ce détour à donner raison au tyran. On voit ici que la philosophie est un jeu dangereux et difficile. Or je suis en train de montrer, si je puis, que la supposition d'une pensée forcée supprime la pensée même. Or Lagneau se tenait toujours là justement entre Nécessité (nombres figures mouvements et toute la nature) et Liberté. Soucieux, à ce que je comprenais à peu près, de garder les deux. D'abord par cette raison qu'un terme n'a de sens que par l'autre, ce qui me paraissait bien abstrait. Encore par cette raison que sans la liberté de reconstruire selon l'ordre (Descartes), c'est-à-dire de refuser et de douter, la nécessité ne nous serait point connue. Il n'y a qu'un esprit libre qui puisse penser réellement la nécessité. Cela me touchait un peu plus. Mais je veux en arriver à la pensée centrale qui tient en peu de paroles mais qui m'a instruit quelquefois, autant que je peux la retrouver. Lagneau avait examiné les fameux Sceptiques sous tous les aspects. Que la preuve suppose toujours quelque chose qui soit admis sans preuve, sans quoi on irait de preuve en preuve, etc. Mais là-dessus il s'arrêtait ; il essayait de concevoir une preuve irrésistible, une preuve qui nous conduirait sans erreur, sans écart, sans doute possible, sans résistance possible, sans liberté possible. C'est là qu'il était beau prononçant que cette preuve ne serait plus une pensée, mais plutôt une sorte de chose, une nature forçante, un objet plus fort que notre jugement. Il n'y aurait plus à délibérer, plus de recours ; notre pensée se ferait selon la nécessité ; ce ne serait plus penser, mais plutôt assister impuissants au développement de notre pensée ; nous ne pourrions nous empêcher de croire. Il n'y aurait plus de pensée ; il n'y aurait plus qu'un mécanisme ; il n'y aurait plus au-dessus de nous ce risque de mal penser, ni le devoir de bien penser ; notre jugement n'ajouterait rien. Cela est à peine concevable ; cela n'est même pas concevable du tout. C'est bien la position du fou, mais avec plus de raffinement. Tout est nécessité dans une pensée parfaitement claire. Or, disait-il, penser n'est pas premièrement comprendre, c'est premièrement juger. Le plus pur mouvement de pensée enferme encore la réflexion, la suspension, l'arrière-pensée que nous ne sommes pas au pouvoir d'un mécanisme étranger. Ce qui fait la pensée (peser), c'est la précaution, comme Descartes l'avait vu. A la rigueur je puis douter ; c'est à moi de décider ¨ : ce pouvoir, je ne puis le transférer à la preuve ; je ne puis m'en remettre à l'objet, si clairement aménagé qu'il soit ; autrement dit, ajoutait-il, si l'on prend pensée comme une aventure où la preuve décidera de tout, c'est le scepticisme qui est le vrai. Le sceptique exprime que l'homme pense, qu'il y a un risque à penser, à oser penser, enfinque penser relève du vouloir. « Être ou ne pas être soi et toutes choses, il faut choisir. » Nous sommes ici dans un désert abstrait et comme à l'entrée d'un Spinozisme mécanique, où notre pensée nous est livrée telle qu'elle peut être, telle qu'elle ne peut pas ne pas être, aussi étrangère à nous que le cours des astres. Revenons sur la terre.


La notion de jugement est de commun usage. Chacun sent profondément la différence entre un homme qui raisonne bien (partant d'une hypothèse) et un homme de jugement. Nous entendons jugement par rapport à des problèmes qu'on ne peut réduire en termes clairs, et à l'égard desquels il faut décider (en justice), il faut se risquer. Profonde différence avec l'oracle homérique : « Voici ce qu'un dieu m'inspire », c'est se faire partie de la nature, exprimer la nécessité de la nature. Au contraire l'homme de jugement rassemble ses moyens de connaître, distingue les suppositions et les preuves, ce qui est démontré et calculé, ce qui est constaté, ce qui est ignoré ; tout cela examiné, il pense le mieux qu'il peut parce qu'il se garde libre. Et aux dieux le reste. Telle est la situation humaine la plus honorée. Et nul n'y arrive et ne s'y maintient que par un doute de force, et investigateur, qui, conformément à Descartes, ne porte jamais que sur l'objet et sur la puissance des apparences.Une idée claire ? (Valéry). Il n'y a de clarté que par la libre investigation. Aussi le doute de force ne frappe jamais le devoir de penser librement ni l'assurance qu'on le peut. Nous n'attendons pas la pensée comme un secours de nécessité ; mais au contraire ce qui se pense tout seul, ce qui va de soi, ce qui s'offre avec les apparences de l'évidence, c'est de cela que nous nous défions. Claude Bernard : le doute, instrument d'investigation. Arriver à l'évidence, c'est toujours nier une évidence ; enfin il s'agit de faire la preuve et non pas de la subir.


Cette situation du penseur n'est pas assez comprise. On veut des vérités sur lesquelles il n'y ait pas à revenir. Penser, c'est savoir qu'il n'y a pas de telles béquilles. Ni dans la théorie, car elle suppose, ni dans l'expérience, car elle ne peut tout savoir. Ainsi nous sommes ramenés à l'idée Stoïcienne de l'homme vrai par la libre pensée, par une volonté constante de bien penser ; celui-là est dans le vrai, il avance indéfiniment, il est en perpétuel progrès sur lui-même, en perpétuel éveil ; au contraire celui qui s'arrête de penser est dans le faux. Et le fait est que même les preuves d'Euclide n'existent que par un continuel doute, sur ces preuves mêmes et sur cette belle pensée des demandes (postulats).


Il y a donc une foi dans la pensée, exactement l'affirmation qu'il dépend de nous de bien ou mal penser (sans quoi nous penserions une chose ou une autre, sans jamais douter). Douter de l'incertain, ce n'est pas douter, c'est flotter. Or toute la force de Descartes est que le doute assure la pensée d'ellemême, car à la rigueur elle peut tout refuser ; donc qui la tromperait ? Telle est la position de l'homme, à la fois instable et stable : se croire libre, au moins par la pensée, et ne croire rien d'autre. Ces considérations assez arides s'accordent avec le sentiment commun de ceux qui prétendent penser librement. Par là s'expliquent les discussions, l'individualisme, l'obstination héroïque à ne croire finalement que soi, enfin les innombrables hérésies, la foi au progrès sans fin, et la défiance à l'égard de tout ce qui se donne comme établi, ordre politique ou système intellectuel. Et encore une fois la pensée mortelle est celle-ci : je pense comme je ne puis pas ne pas penser, selon l'époque, le métier, la classe, l'intérêt. (Les pensées d'un homme dépendent de la manière dont il gagne sa vie). Si nous sommes enfermés là tout est vrai et tout est juste. Mais, si c'était ainsi, quel sens aurait le vrai ? Le langage commun a consacré l'expression de libre pensée comme exprimant l'attribut essentiel de la pensée , et cet attribut même, on ne peut le prouver ; il faut le poser. Il faut croire au moins cela que la volonté de penser peut quelque chose.


je donnerai encore un exemple des contradictions auxquelles on est conduit si l'on refuse le pouvoir de penser. Valéry a écrit : « Méprise tes pensées, comme elles passent et repassent ». Ce sont les pensées marquées de nature et de nécessité mécanique. Mais il y a dans cet homme du diabolique et une incrédulité à sa libre pensée, qui pourtant juge toute pensée, lorsqu'il rajeunit la vieille thèse : il n'y a point de sincérité dans l'art, car je choisis, je refuse (mensonge de l'art). Il n'y a pas de sincérité dans la vertu, mais un mensonge à soi, un refus d'une partie de soi. Il n'y a point de sincérité dans la pensée, car elle refuse d'être spontanée, et de se tromper selon sa nature. Mais, à ce compte, c'est le fou qui est sincère, lui qui ne doute jamais, qui ne passe pas au crible ses pensées. Cette idée étrange revient toujours. Ce n'est qu'un refus de la conscience morale ; un refus de l'âme s'opposant à la nature.

Autre idée d'après celle-là. Ces thèses que j'essaie d'articuler sonnent assez comme la religion. Il y a un Dieu de Descartes. Mais on peut bien dire que tout l'édifice religieux repose sur l'homme tel qu'il est, sur un examen du problème moral, et d'abord du problème de la pensée, qui est moral aussi par ceci que la pensée enferme le devoir de bien penser, donc le pouvoir (tu dois donc tu peux). Kant, La Religion dans les limites de la simple Raison. La foi est quelque chose ; et cela est dans la pensée commune, mais confus. Il faut la foi. C'est le contenu de la foi qu'il s'agit de développer. L'homme tel qu'il est, je le décris. Or il) Croire à la pensée libre. 20 Croire à la pensée Universelle. 30 En quel sens ? Descartes ou Thomas.
Les preuves de Descartes éclairent un avenir tout neuf, par un ordre nouveau des valeurs. La pensée au-dessus de la puissance, la liberté au-dessus de la nécessité, un Dieu qui ne soit point premièrement puissance, cela mène loin. Car si toute puissance est de Dieu, c'est l'esclavage. Tout est bien comme il est , il y a impiété à accuser l'Être (Lagneau). L'idée est exprimée par le symbole chrétien ; elle est partout dans la religion et partout écrasée par la puissance.
Etc.