Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

11e leçon : Pourquoi le faire ?

Nos pensées, disais-je, nos pensées réelles ne sont que des repentirs. Penser fait souffrir. « Il n'y a qu'à ne pas y réfléchir ». Pensées réelles ? Comme si toutes nos pensées n'étaient pas réelles ? Un élève disait : deux ouvriers mettront deux fois plus de temps. Cela nous rappelle la poule 1. Et il est clair que derrière ces formules burlesques, il n'y a point de pensée du tout. Mais, si ce même garçon, indifférent et d'ailleurs très poli, avait répondu correctement (il ne demandait pas mieux), dirai-je pour cela qu'il a formé une pensée, je dis une pensée à lui, une pensée inventée ? Simplement il se serait mis d'accord avec moi et il en aurait été ravi ; il aurait trouvé ce qu'il faut dire. De même qu'on dit d'un général : « Impatient de se battre ». En quoi on exprime l'admiration qu'on doit au héros qui volontairement met sa vie en jeu. Et ici se présentent d'autres pensées, comme si une enveloppe inerte s'ouvrait et donnait liberté à des êtres vivants et remuants. Le héros ? Mais s'il est ivre ? S'il est forcé (entre deux peurs) ? S'il ignore le danger (emportement ou légèreté) ? S'il manque tout à fait d'imagination (s'il n'a pas peur) ? Si enfin il n'a nulle expérience de ces choses ? Il y a aussi le sourd, qui ne s'aplatit point. Tout cela compté, je conçois des cas où l'homme qui a peur, et qui est seul, et n'est pas soutenu par l'opinion, veut agir contre la peur, réprimer la sédition du ventre, et se jure qu'il y arrivera, aimant mieux mourir courageux, lui, que vivre peureux, s'exerçant lui-même comme Guynemer. Alors j'admire ce modèle et je me jure d'agir de même dans une panique, dans une maladie, une fatigue, un découragement, une peur de la maladie et de la mort. Et nous voilà bien loin du général, qui par son métier ignore ces drames et qui sans doute en connaît d'autres : peur de l'humiliation, pitié peut-être, imitation de Napoléon, sentiment de la gloire, entraînement du jeu, orgueil, entêtement, doctrine. Toutes difficultés qu'il est beau de vaincre ; mais enfin nous n'en sommes plus au héros. Nous pouvons sans injustice comparer le général (Nivelle par exemple) à un banquier ou à un industriel qui sur un coup d'audace va risquer sa fortune, son prestige, sa réputation. Tel est le travail de la pensée. Mais pourquoi le faire ? Ah ! Pourquoi, quand nul ne le demande, quand je romps un accord agréable ? En réalité le moteur des pensées, ici comme toujours, c'est la passion, c'est un état violent et confus de la conscience, une conscience qui n'a pas fait ses comptes. Et quelle passion ? Un souvenir, et plus qu'un souvenir, d'une colère contre la guerre, contre ceux qui la préparent et la dirigent, contre les témoins trop complaisants. Je veux les juger, parce que je sens d'abord que je suis un mauvais juge et que je ne suis pas maître de moi. Il faut que j'arrive à tirer au clair ce mouvement obscur, qui, comme la peur, est une sorte de sédition. Il faut que j'arrive à voir clairement ce que je dois penser de toutes ces choses ; ce n'est pas une petite entreprise. Il s'agit d'une sorte de dialectique de l'honneur ; et cet exemple fait voir combien les exemples que j'ai considérés sont perdus dans une multitude de problèmes (pour l'amour et pour l'avarice, c'est de même), problèmes tous différents à chaque fois, selon la faute convulsive par laquelle je suis sommé de penser. Je reviens à cet élève indifférent ; il pensait alors selon la vanité. Il cherchait l'accord et le repos ; c'est bientôt fait ; la mémoire est une fonction merveilleuse qui assure dans les discussions non seulement l'accord, mais un certain désaccord, lui-même parfaitement convenable. Tout le monde sait que la terre tourne. Tout le monde sait qu'on peut même l'arrêter si on veut, selon la référence que l'on choisit. Ce sont de frivoles pensées. Elles ne furent sérieuses qu'au moment où elles furent inventées. Or quand nous disons que nous avons le devoir de penser le mieux que nous pouvons, entendons-nous ce devoir de nous accorder avec Poincaré, Einstein, Langevin, Perrin ? Ce n'est que politesse extérieure ; car nous ne connaissons ni les faits, ni les preuves, ni les hypothèses, ni les calculs. Nous faisons attention seulement à dire ce qu'il faut dire. Il manque le moteur, la honte de soi, l'indignation contre soi. J'ignore les motifs des savants. Je puis décrire (et c'est encore politesse) un amour désintéressé du vrai ; toujours est-il que cet amour ne va pas à tout le vrai, mais à un certain genre de vrai. Une passion plus forte, née du métier et de l'ambition, exige peut-être toute la lumière sur un point ; ou bien l'esprit de rivalité (l'esprit académique, comme dit Comte). Le même jugement sera plus paresseux s'il s'agit de juger des mérites d'un rival qui a été préféré pour une chaire et pour une croix. Ici encore tout commence par la vanité. On aime être préféré à un homme qu'on ne connaît pas, par un homme qui ne connaît ni l'un ni l'autre. Einstein invité à tourner. L'excès de vanité est ce qui ramène au travail, aux pensées réelles. C'est la dialectique de l'ambition ; elle ne laisse point de repos dès qu'on s'éveille à soi ; il faut mériter ; il faut se juger, être vrai avec soi. Peut-être la recherche du vrai (absolument parlant) est-elle une chose creuse. Nul ne s'intéresse à tous les procès du monde. Encore moins aux habitants de la planète Mars. Pour savoir ce que c'est que la nébuleuse d'Orion, pour désirer le savoir, il faut être du métier. Ou alors convenons que l'on est peu exigeant sur les preuves ; c'est s'amuser d'un conte, ce n'est pas penser.


C'est pourquoi j'ai voulu montrer comment la conscience trouvait ses problèmes véritables dans les passions mêmes, et que toute vertu consistait à se gouverner contre les séditions du ventre et du thorax toujours produisant des pensées. Par exemple, la peur sans objet donne l'idée d'un danger et conduit à de folles croyances. La rivalité, de même. Et il s'agit de rétablir la paix en soi à la fois en apaisant le trouble (athlétisme) et en démêlant la folle idée. J'examine maintenant cette enquête, j'en recherche les conditions. J'aperçois qu'une telle enquête est du domaine de la Conscience Morale. D'où ce sujet : de la Conscience Morale quant à la recherche du vrai.


Et certainement c'est une question. Je ne dis pas la seule question. Car il est vrai aussi que la vertu repousse délibérément les mouvements bas. On peut avoir de l'honneur sans savoir ce que c'est, par une volonté de dominer la peur, de faire ce qu'on veut malgré la peur. Mais l'homme pense ; ce mouvement de gouverner n'est jamais sans pensées. On ne peut, dans le sérieux des passions, se satisfaire de ce que tout le monde dit (les poules... mais sans scandale). En amour encore moins. Et dans l'avarice encore moins ; les pièces fausses et les idées fausses et les comptes faux, cela ne va pas avec l'avarice. Et c'est pour cette raison que j'ai essayé d'esquisser les mouvements toujours sincères de cette passion peu connue. Elle ne fait pas de confidences elle est secrète comme la cassette d'Harpagon.


Or même dans l'avarice qu'on peut appeler somnolente, et dans toutes les passions, il y a des préjugés. L'homme est un être qui se trompe, et qui ne veut pas être détrompé. Un prodigue aime mieux croire qu'il ne se ruine pas. Un joueur n'aime pas à savoir que son système est faux. L'histoire humaine est l'histoire d'entêtements incroyables, comme les superstitions le montrent. Ce n'est pas que la découverte du vrai soit tellement difficile, il faut seulement regarder (Painlevé, la lune cendrée). Un homme de lettres disait : si les étoiles tournaient, on le saurait. Il n'y a pourtant qu'à regarder. Souvent aussi les questions sont difficiles, on refuse l'aventure (les responsabilités de la guerre). Il y a des cas intermédiaires (l'affaire Dreyfus) où, même en présence d'une obscurité très réelle, on distingue pourtant très bien une volonté de croire, et une ruse admirable contre les preuves (ne lire qu'un journal, etc.). Et au rebours, dans cet exemple fameux, on comprend très bien comment l'amour de la vérité règle la justice. Il la règle, mais encore une fois l'une et l'autre sont amenées au jour par quelque passion (une révolte contre la tyrannie) qu'il faut éclairer, sans quoi on rougirait de soi. Ce sont les drames naturels qui font les drames de la pensée. Et je crois que ceux qui ont réfléchi furent des penseurs irrités, d'abord portés violemment à quelque énorme erreur, et importune par le tumulte intérieur.


Il faut regarder aux passions si l'on veut dire au sujet du mensonge (offense à la vérité) quelque chose qui se tienne debout.
Si toute vérité était sacrée, on ne verrait pas tant de mensonges légers à la conscience. Dans le fait la honte de mentir est toujours la honte d'autre chose (des motifs). On ment par peur pour flatter, par ambition, par respect avilissant qui n'a pour cause qu'un genre de peur ou de désir. Autrement, on dit bien qu'on n'a pas pu assister, etc. Le mensonge n'est honteux que si la paresse, par exemple, est cause qu'on s'est abstenu. Beaucoup de vérités sont des ombres légères. Un conteur arrange un récit ; mais l'homme qui se disculpe pense à la faute ; il se trouve en présence d'un mouvement intime qui fut plus fort que lui, d'un esclavage. Exemples connus : un confesseur ment pour garder le secret. Vous mentirez pour garder un secret promis ou juré. Le mensonge à l'ennemi est approuvé. Le mensonge au malade. « Quoi ? vousiriez dire à la vieille Émilie... ». Il y a une quantité de mensonges pieux ; cela tient à ce que la plupart des propositions que l'on nomme vérités nous sont tout à fait indifférentes.


Ce long détour est pour nous amener à une étude assez aride ; il s'agit de la part de volonté, de foi jurée, qui se trouve dans la recherche de la vérité. Une remarque illustrera encore les approches de cette étude. La vérité ? Qu'est-ce que la vérité ? Y a-t-il une seule vérité au monde qui ne puisse être ruinée, soit par un argument, soit par un fait ? Nous ne savons pas tout du monde et, comme tout se tient, nous ne savons rien tout à fait. Connaissances approchées. C'est un lieu commun. (Découvertes et inventions). Il y a un demi siècle on proposait comme chose impossible de lire de Calcutta le Times de Londres. On peut maintenant l'entendre ; on le lira. Les théorèmes sont tous hypothétiques. Il y a des postulats. Qui donc sait ? Ici la robuste doctrine des Stoïciens. Vérité = tension ; c'est une sorte de vertu 2. Il y a des hommes vrais ; le sage ne se trompe jamais même quand il dit le faux. Que signifie ? Que la volonté de savoir, et le progrès à partir d'une erreur, c'est le savoir réel. Voilà donc que la vérité se change, d'objet qu'elle était d'abord, en une manière de penser, en une police de l'Esprit. La vertu de Sagesse (grande et méconnue) ressemble en cela aux autres vertus. De même que le Courage est une lutte contre la peur, la Tempérance, contre le plaisir, la justice, contre l'avarice et d'autres passions, de même la Sagesse est une lutte contre la croyance ; mais non pas contre telle croyance qu'on n'a pas (car alors l'amour de la vérité est faible et sans aucune puissance) mais contre ce que l'on croit. Et l'on peut bien croire quelque chose de vrai ; mais c'est la manière de croire qui est mauvaise, qui est un mauvais régime intérieur ; ne plus penser aux preuves, ne plus les faire vivre ni revivre (transformation de la pensée en mémoire), cela se fait aussitôt. Qui pense aux nombres lorsqu'il calcule ? Or cet état de récitant est insupportable (quand on parle ou qu'on lit) parce qu'on ne le dirige pas. Les pensées ne vivent que par un énergique doute. Bref il faut un genre de courage pour rester dans le vrai. Non pas seulement s'ouvrir aux preuves. Ici est le piège ; si l'on n'a que des idées mortes et non vivantes, on n'est pas ouvert aux preuves. Il n'y a que celui qui garde son mouvement propre de Libre Penseur qui puisse se dire ouvert à de nouvelles preuves ou à de nouveaux faits. Toute l'histoire des idées scientifiques, morales, religieuses, s'explique par là. Il faut vouloir penser. La pensée n'est pas un mécanisme, une fatalité d'un autre genre.


1) « Ma cour s'est envolée dans la poule de mon voisin. » Spinoza.

2) Le fou en plein jour. Par hasard. Non.