Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

4e leçon : L'idée héroïque

Le mieux est de suivre d'abord l'idée présentée à la fin de la précédente leçon. C'est la fonction de la conscience que ce combat de pensée contre pensée, dont j'ai donné quelque idée. Mais le mouvement propre à la conscience et éminemment à la conscience morale est aussi de déposer le fardeau des pensées c'est-à-dire de reconnaître pour étranger et du monde (nécessité, mécanisme) ce qui avait d'abord été pris pour une pensée. C'est par cet immense travail (moi non-moi) que la science s'est formée ; mais, traitant ici de la conscience morale, nous insistons dans cette séparation sur ce qui est le vrai moi, le je par opposition au moi. Ce qui revient à retrouver son libre gouvernement, toujours jugement, et qui refuse d'être pris. Cette analyse, fort difficile en ce qui concerne le jugement théorique, est au contraire familière et très près de nos drames réels dès que l'on considère le jugement pratique. Platon nous a écrit notre être en ses parties. C'est Descartes qui a fait le jugement (tout à fait selon l'esprit Platonicien). Je veux donc suivre cette idée, par une énergique négation de tout système Freudien.


Les vices sont des jugements non des actions. Transformations de mouvement en pensées. Mais il faut venir aux exemples. J'ai peur. Que signifie ? L'interprétation immédiate est que la peur est dans ma pensée, à la racine même, dans le jugement. Mais le véritable jugement de réflexion consiste à repousser la peur de soi, à se la représenter comme une chose du monde (tu trembles carcasse... Un fantassin disait : nous n'avons plus peur, nous n'avons plus que des transes). Qu'y a-t-il ? Un mouvement corporel composé, non voulu, inquiétant, désagréable ; l'analyse cartésienne le domine en l'expliquant : c'est une alerte musculaire, une sédition non orientée ; je ne sais comment conduire mon corps ; il me semble que ma pensée est en désarroi. Le mot du héros est : qu'importe ! (julien. L'aviateur sur l'herbe). C'est rapporter toute la peur à une excitation présentement sans objet. A un enfant : non tu n'as pas peur ; tu t'étonnes des mouvements de la peur et tu en souffres ; comprends-les. Tu sais comment on peut changer les mouvements du corps par gymnastique, par l'action (tu le sauras). Mais il faut présentement dompter l'imagination. Comment ? Par l'indifférence. Dès que c'est un mouvement des muscles, du sang, des nerfs, ce n'est à tout prendre qu'une maladie. Il faut la tenir à distance de toi. N'y pas voir une pensée ; n'y pas voir un défaut de courage. N'y pas voir un pressentiment, ni même un sentiment ; mais simplement une difficulté du corps, comme les muscles contractés dans le piano. Exemple de l'homme en auto. Il calme la peur en se privant des commencements d'actions inutiles et des perceptions proches (le conseil du fauteuil). On saisit ici déjà comment on commande à une émotion en niant qu'elle soit une pensée. Par exemple, ne jamais conclure de la peur au danger ; je tremble, mais c'est de froid. Refuser de faire un spectre avec de la peur. Ce n'est que mauvaise attitude du corps, ou fatigue, résultat de surprise (cela devrait nous instruire). Y remédier par refus d'interpréter ou par l'action (Ulysse, Turenne et les fantômes). Il n'y a que des choses et moi. Ainsi le jugement du héros fait véritablement la séparation de l'âme d'avec le corps ; ce n'est que le refus des pensées imposées, des pensées mécaniques. Qu'est-ce qu'un fou ? C'est un homme qui croit ce qu'il dit, ce qui lui vient ; qui transforme ses moindres mouvements en pensées.


Je suis cette idée ; car ce courage contre soi, contre ses pensées de hasard, est au fond de tout courage et de toute victoire sur soi. Par exemple encore, la fatigue fait qu'on n'a plus de courage, c'est-à-dire qu'on juge mal de soi, des travaux, du succès ; la première vertu est ici de ne pas se croire touché au centre du vouloir, mais de dire : c'est parce que je suis fatigué ; il faut manger, dormir, se promener. (Julien disait : je ne dois point me croire dans l'état où je suis. Je dois me refuser tout jugement jusqu'à ce que l'agitation soit calmée). Tous les délires (passions ou maladies) viennent de ce qu'on croit, de ce qu'on prend pour vrai et même pour évident ce qui résulte seulement de l'agitation corporelle, disons exactement - des mouvements du corps pris comme signes ou annonces. Spinoza cite l'exemple : ma cour s'est envolée dans la poule de mon voisin ; choisi non pas au hasard, car l'absurdité est telle que nul ne cherchera à interpréter de tels mouvements ; simplement une culbute des organes parleurs, effet d'emportement ou de fatigue relative. Ce n'est nullement une pensée. Or l'automatisme corporel est bien capable de nous présenter des fragments de meilleure apparence. Tels sont les rêves (Descartes). Un rêve, me devrais-je inquiéter d'un rêve ? Le passionné se demande : pourquoi de telles pensées ? Le sage se dit : quelle que soit l'apparence, ce ne sont pas des pensées. Le mouvement automatique du corps a produit des signes ; et encore, si j'y regarde de près, je trouverai quelquefois la cause dans un fait réel très simple qui a mis en mouvement le système agissant et parlant. Je dois me garder, d'abord en le racontant, d'y mettre des pensées ; je ne suis jamais sûr qu'elles y étaient. Je me garde de cet étrange délire qui vient de ce qu'on voudrait trouver un sens à tout ce que l'on éprouve. La peur est l'effet commun de ce mauvais travail ; j'ai donc des pensées que je n'ai pas voulues, une autre âme. Le propre de ce qu'on appelle les maladies mentales est une peur ou un vertige devant les pensées. Et le remède est de se persuader que ces pensées ne sont pas des pensées. Le remède est de renvoyer ces pensées prétendues au mécanisme et de les traiter par des moyens appropriés : médecine, hygiène, mouvement, travail. L'idée héroïque est que le moi est étranger à cela. Le mouvement est ce qui fait la conscience de soi. L'exemple de Spinoza est propre à nous affermir dans cette connaissance et possession du JE PENSE. Car il n'y a d'autres sottises au monde que de croire qu'une sottise est une pensée. La honte suit, la crainte de soi, le vertige. Au lieu qu'une sottise (côté double, carré double) n'est pas du tout une pensée, ce n'est qu'un faux mouvement du corps. Parler au lieu de penser. Il n'y a qu'à en rire. Et le rire est la solution de tous les drames par l'impossibilité de penser ce qu'on a dit. Nous avons changé tout cela.


Donc, et selon ce mouvement, retrouver intact son propre jugement ; se sauver de sa propre sottise, la renvoyer aux choses et au corps, c'est la conscience même. Nous nous faisons difficilement l'idée d'un homme qui croit tout ; mais par la façon dont le sommeil vient, nous arrivons à presque saisir l'état d'un homme qui ne juge plus, qui ne refuse plus, qui ne repousse plus ; qui ne sait plus dire : cela n'est pas moi. S'il ne le sait plus du tout, s'il ne prend plus ce recul devant ses propres rêves (ce qui est s'éveiller et percevoir), alors il ne pense plus du tout, il n'est plus pour lui-même (le serpent en l'air).


Or par là on distingue très bien le remords et le repentir. Car le remords va à l'inconscience ; le remords consiste à ne pouvoir se séparer de sa propre faute. Le repentir se retrouve intact, et reconnaît une force étrangère, qui n'est pas une pensée. (Ma cour s'est envolée dans la poule de mon voisin.) Double résultat : apercevoir le remède, qui est industrie dans tous les cas ; toute chose est maniable, parce qu'elle est chose et liée à d'autres choses, et écartée par d'autres choses (par exemple écrire, copier, réciter, afin de changer les pensées). Le moindre travail souvent y suffit. Mais on ne le croit point. On se croit condamné. On croit porter en soi, comme une pensée, sa propre condamnation. Fatum, ce qui est dit. Mais rien n'est dit. Ainsi par ce détour, que Freud et mon imprudence nous ont fait faire, on aperçoit que le principal de la vertu est de se croire libre, de se vouloir libre par une séparation d'un moi immatériel et immortel. Tout cela a un sens.