Considérations morales

Esquisses d’Alain
2. La conscience morale (1930-1931)

 
Première leçon : La forme humaine
Deuxième leçon : Onze Novembre
Troisième leçon : Pour les lionceaux
Quatrième leçon : L'idée héroïque
Cinquième leçon : La dialectique de l'honneur
Sixième leçon : Le Tombeau
Septième leçon : Le filet de Vénus
Huitième leçon : L'amour
Neuvième leçon : La dialectique intime de l'ambition.
Dixième leçon : Les comptes de l'avare
Onzième leçon : Pourquoi le faire ?
Douzième leçon : La vertu intellectuelle
Treizième leçon : L'obstination héroïque
Quatorzième leçon : L'abdication
Quinzième leçon : Platon, le janséniste sans Dieu
Seizième leçon : La religion secrète

 

16e leçon : La religion secrète


J'ai décrit la conscience de soi, non pas tout le domaine de la moralité : le droit, les moeurs, la civilisation, plutôt la moralité secrète et ses drames. Je dois maintenant développer à partir de là la religion secrète, qui ne dépend ni de rites, ni de cérémonies, ni de théologie. Le christianisme est une révolution étonnante où l'on trouve de tout, une règle d'action et même de pensée, une conciliation des pouvoirs, le spirituel et le temporel, et même souvent une confusion. Mais d'un autre côté c'est une pensée continue, une réflexion suivie sur le péché, la tentation, le repentir, la pénitence, la récompense. Cette pensée, toujours menacée par la politique (il faut des règles, les actions importent, les institutions importent), néanmoins s'est sauvée comme mystique. Je n'examine point les révélations des mystiques. Je m'en tiens à la conscience morale ; et prenant Kant pour guide principal (la religion selon la Raison), mais considérant aussi ce qu'il y a de neuf dans l'idée morale chrétienne, je voudrais montrer comment les trois vertus modernes, Foi, Espérance, Charité, sont nées de la conscience morale même. Ces vertus n'ajoutent pas de terme à la belle série des quatre vertus antiques, mais elles les complètent toutes par une réflexion sur ce que l'on doit croire, c'est-à-dire sur un genre de connaissances que la volonté doit soutenir.

La volonté doit se soutenir elle-même. Ici nous retrouvons qu'il y a du vrai dans le mouvement pragmatiste, fort comme nous allons le voir dans son principe, mais toujours disposé à envahir le domaine de la connaissance proprement dite. J'indique seulement ce qu'il faut opposer au pragmatisme comme scepticisme de Pilate. Toute action, toute organisation, toute vertu en oeuvre suppose une connaissance exacte des choses sur lesquelles ou par lesquelles on agit. Il n'y a pas ici à ruser. Triompher de la nature en lui obéissant, et d'abord en faisant une enquête exacte et rigoureuse, sans chercher l'illusion favorable. Exemple Napoléon : « je me défie de ce qui me plaît ». Pétain : « Ne cherchez pas à me faire plaisir. » Il ne sert pas de se tromper sur la largeur d'un fossé, sur la puissance de l'armement. (je tire quand même. Nos 75 feront tout sauter.) Les choses prennent aussitôt leur revanche. L'industrie répond au pragmatisme. C'est la vérité de la chose qui est utile. En double sens : vérité de méthode (comprendre), vérité d'expérience (constater). Je n'insiste pas, ce n'est pas mon sujet. Mais je remarque qu'il y a quelque chose de saisissant dans le pragmatisme militaire et même politique ; toutes choses bien connues, il vaut mieux croire (qu'on passera, qu'on passera la crise, qu'on guérira). La foi ne remue pas les montagnes, mais il faut la foi pour inventer, percer, voler, réformer. Toutes connaissances positives mises à part (il vaut mieux connaître exactement... ), la foi en soi-même est une précieuse condition, qui ne se prouve pas, qui ne se commande pas, qui ne dépend ni d'un raisonnement ; ni d'une constatation, mais de la volonté elle-même , disons mieux, c'est la volonté même. Avoir de la volonté, savoir vouloir, persévérer, ne pas se laisser abattre, c'est toujours croire en soi. C'est cette foi pure, qui n'a d'objet qu'elle-même, qui veut l'adhésion libre et volontaire, que je veux maintenant décrire. Il n'y a point d'autre manière de résoudre l'éternel problème de la liberté.


La Foi


Ici Kant est le maître. Mais cette idée de la liberté doit être considérée toujours de nouveau d'après ces vues nouvelles ; car la pente de l'esprit va au déterminisme, qui est le fatalisme réfléchi. Et voici d'abord ce qu'il est utile de se dire. Des preuves ou bien partent d'une hypothèse (géométrie) ou bien conduisent à constater quelque chose qui existe. A partir d'une hypothèse on arriverait à prouver la liberté par des enchaînements nécessaires ; on arriverait à prouver à l'homme qu'il est libre, soit qu'il le veuille, ou non, ce qui est absurde. Dans le fait on n'arrive jamais à prouver qu'une liberté nécessaire, comme dans Spinoza et même Leibniz (le Rubicon), une liberté qui est une pièce déterminée d'un mécanisme déterminé. La conscience morale repousse ce genre de prédestination. Car à quoi bon ? je serai ce que je puis être. J'exercerai sur moi, sur les autres, sur les choses, la puissance que je ne puis pas ne pas exercer. Assurément cette liberté prouvée n'est pas ce que veut la conscience morale. Elle veut la liberté qui n'est nullement une chose existante et que l'on pourrait constater. Remarquez le ridicule de vouloir constater une volonté libre. Je vais voir si je veux. Mais la conscience morale ne se laisse pas égarer. Il ne s'agit pas de constater, mais de vouloir et de faire (exemple : tempérance, courage, justice, sagesse). Aucune vertu n'est vertu sans cette vertu des vertus, croire qu'il n'est pas vain de vouloir et qu'il n'est pas permis de penser qu'il est vain de vouloir. Comme je disais, ce n'est que vouloir. Et la faute qui est dans toutes les fautes, c'est ce manque de courage, ce manque de foi. Et dire qu'il faut croire ici sans preuve, c'est la même chose que de dire : il faut vouloir. La volonté se soutient elle-même ; elle le doit. Le premier devoir, disait Renouvier, est de croire au devoir. Disons que la condition première de la conscience morale est de croire que l'homme peut agir et faire son destin, se sauver. Toutes nos analyses nous conduisaient là. Être tempérant, courageux, etc., c'est se gouverner, c'est vouloir et non s'abandonner (par exemple, la paresse). Il ne faut pas attendre la guérison, il faut la vouloir. Si la vertu était un produit comme le sucre et le vitriol, il n'y aurait plus de vertu.


Cette vertu des vertus, je la nomme foi, parce que comme j'ai montré, c'est là le sens ordinaire, populaire du mot. Et il est assez clair que celui qui n'a pas foi en soi n'a foi en rien. Bien distinguer ici la foi d'avec la croyance. La croyance a pour objet un fait, une réalité, quelque chose qu'on ne peut pas changer. Et il est très remarquable qu'une croyance naïve en un Dieu absolument déterminé conduit à un fatalisme (« C'est écrit... Dieu le sait... Ce que Dieu voudra... ») ; ce qui est proprement impie, et cette impiété menace toujours la religion. Il faudra examiner en quel sens l'idée de Dieu peut s'accorder avec la foi en soi. Problème théologique. Mais sans subtilité, nous trouverons ici plus d'une lumière.


L'ESPÉRANCE


À la rigueur on peut se passer d'espérance. Fais ce que dois, advienne que pourra. Ou, comme disaient les Stoïciens, aux dieux le reste. Cet ordre est ce qui importe. « Quand tout serait livré aux atomes, dit Marc Aurèle, qu'attendstu pour mettre l'ordre en toi » ? je crois que toute lumière sur la théologie selon la raison dépend de cet ordre de nos devoirs. Il faut premièrement vouloir sans condition, et quand même nous ne saurions pas si ce vouloir passera dans le monde. Se demander si on réussira, si on peut réussir, c'est déjà faiblesse ; c'est trouver une excuse. Vous voyez ici paraître le Dieu de puissance qui ne peut être le Dieu des bonnes volontés ; car s'il l'a voulu ce sera, que je veuille ou non ; sinon, non, que je veuille ou non. Il faut alors revenir à la foi pure, rapport de la conscience avec elle-même, et toujours partir de là. Il y a idolâtrie, comme je disais, qui menace toujours. Mais aussi la mystérieuse religion des modernes, en élevant au carrefour le divin pendu, sait bien nous rappeler que le destin de Dieu n'est pas d'abord de réussir. Laissez ce chemin, l'autre s'ouvre, qui est celui des Oracles. Que veut le monde ? Par un secret rapport entre l'abandon de soi et les passions, cette croyance est bientôt irritée, et va à la guerre sainte, comme le mahométisme le fait voir. Alors que dois-je espérer ? Revenons à la source. La volonté porte toute sur elle-même ; vouloir de bonne foi (puissante expression), telle est la racine de tout devoir. Maintenant la volonté n'est jamais nue et vide ; il s'agit tout au moins de mettre la paix en son propre être, lequel à bien regarder serait aussi effrayant que le monde. Il faut oser ; cela fait partie du vouloir. Ainsi l'espérance, vertu neuve, n'est point du tout, pas plus que la volonté, une chose que l'on chercherait en soi ; l'espérance est toute voulue. L'espérance fait partie du devoir. On n'a pas le droit de croire que la volonté ne trouvera pas passage. Exemple l'hérédité. Il faut vouloir et espérer. Une volonté qui doute de sa propre efficacité, ce n'est qu'un déguisement de lâcheté. Ici apparaît ce qu'il y a de vrai dans l'étrange pragmatisme d'un Foch. Mais ici il faut redoubler d'attention. Cela ne veut pas dire qu'il suffira de vouloir pour faire. Ce serait nier la puissance des obstacles et celle des moyens. L'espérance doit revenir à sa source ; elle est de volonté ; elle concerne seulement la volonté. Le miracle de la foi et de l'espérance, c'est que la volonté se soutienne elle-même ; cela c'est le fond de l'art de vouloir ; c'en est le principe ; et bien loin de rendre l'esprit paresseux, le principe du vouloir et de l'espérance a pour premier effet (de même que le désespoir rend d'abord l'esprit paresseux) de rendre l'esprit confiant, de le porter à observer la situation réelle, et à mesurer les moyens d'après l'obstacle. Le premier effet d'une volonté forte, et qui ne désespère jamais, qui jure d'abord de ne jamais désespérer, c'est de restituer la connaissance positive malgré les jeux de l'imagination. Par exemple, la même volonté qui me défend de prendre hérédité pour fatalité est ce qui me donne le courage de vaincre une idole imaginaire, un destin écrit dans les mains, dans les tissus, dans le cerveau. Nous n'en savons point tant. Ce qui est héréditaire, c'est la structure ; ce n'est pas parce que l'homme a les mains fortes, qu'il tuera ; il peut sauver aussi bien. Il faut regarder comme Darwin ; les conditions de vie ne dépendent pas seulement de la structure, mais des circonstances, que le moindre mouvement change aussitôt. Action et réaction mouvante. Sans compter que le monde n'est nullement fait, ce qui veut dire fini ; après une chose une autre, à côté d'une cause une autre, un monde après un monde. Ici revient Leibniz, qui n'a pas de mal à prouver qu'un Dieu infini calcule éternellement sans aucune faute un monde infini (le Rubicon). Mais l'espérance ici revient à sa source, le vouloir, et nie cela, qui n'est que dialectique abstraite, abus de connaissance, retour mortel de l'esprit contre l'esprit, ou pour mieux dire de l'esprit objet contre l'esprit vivant. Si Dieu est, Dieu est de volonté (Descartes l'avait dit), Dieu est source de liberté, Dieu est grâce premièrement. Maintenant Dieu est-il nature ? C'est secondaire ; et cette autre vue de l'espérance doit être subordonnée à la première ; car l'espérance est premièrement de volonté, non de fait ; et si la volonté trouve un secours dans la nature, ce ne peut être le secours d'une chose faite, qui annulerait la volonté, mais un accord par l'intérieur entre la nature et la bonne volonté. Ici se trouve un mystère, mais qu'il est défendu d'épaissir pour accabler. Au fond il ne s'agit que de vouloir au lieu d'interroger le monde ; car c'est folie de penser qu'il sera le même soit que l'on veuille, soit que non. C'est toujours la même faute, de chercher la volonté comme un fait, comme chose faite, au lieu de faire. Et l'intelligence est paresseuse si elle Se contente de cela, comme j'ai montré. C'est pourquoi j'avais insisté beaucoup sur cette doctrine de Lagneau : l'esprit connaissance se connaît comme liberté et ne peut tout réduire à la nécessité.


Une partie de l'espérance est de croire en Dieu ; une autre de croire en une autre vie, c'est-à-dire nier la mort. Encore une fois revenons à la source ; même devant la mort imminente on n'a pas le droit de s'abandonner ; mais il faut vivre et agir comme si l'on était immortel. (Socrate apprenant à jouer de la lyre. Le plus beau mot d'un homme, disait Flaubert.) Or ici encore il faut se garder d'idolâtrie, c'est-à-dire d'une connaissance imaginaire. L'héroïsme est la vraie doctrine de l'immortalité. Ne pas mourir avant d'être mort. Pour le reste, il est permis de s'enchanter, comme disait Socrate. Et Kant a répété après lui que l'assurance d'une vie future n'est pas ce qui fonde le devoir. C'est bien plutôt le contraire. Au reste concevez un genre de récompense qui déshonore (la bonne soeur), mais ce n'est point la doctrine. Il suffira de ces remarques. Il y a un ordre

1° Être libre (catégorique)

2° Croire que la volonté sera efficace, tout examiné. Il faut mériter de croire en Dieu ; mériter de se croire immortel.


LA CHARITÉ


Je joins la charité aux deux autres vertus ; il m'apparaît que la commune pensée (pensée humaine) s'est montrée plus clairvoyante ici que les philosophes. Kant, les trois postulats. Il n'y en a que deux : la liberté, et Dieu, c'està-dire l'accord de la bonne volonté avec la nature des choses, piété envers le monde 1. Le troisième est la suite des deux autres. Il n'importe pas moins pour le régime normal de la volonté. Car toutes nos actions intéressent les hommes, produisent leurs effets parmi les hommes et par les hommes. Or remarquez que la nature n'est pas perfide (Hamelin). Les lois sont comme une Providence, la seule juste au fond (Platon). Mais les hommes sont terribles ; ils font manquer toutes nos bonnes volontés. Un pardon est mal pris. Un don aussi (Tolstoï). La liberté ? Ils en abusent. La confiance ? Ils volent. La bonté ? Ils sont insolents. Donnez-leur l'usine, ils gâtent tout. Causes ? L'ignorance. Soit. Mais la crédulité, les passions, la légèreté et frivolité, voilà ce que même le savoir et la culture ne peuvent pas guérir. L'exemple de l'élite est effrayant (La Bourse etc.). Et puis il y a des natures épaisses, un cuir impénétrable. Ce Jean Valjean, forçat libéré, est un homme farouche, fort et prompt, rusé, défiant. Très bien. Cette Misanthropie est ordinaire. Il faudrait... Que faudrait-il ? Il faudrait des semblables. Il faut faire des semblables. Or ici nous retrouvons la condition de la volonté, mais chose remarquable, multipliée, plus impérieuse encore par ce que l'objet, la chose humaine, a de changeant, de capricieux, de contrariant. Nous ne sommes plus en présence d'un univers aveugle et sourd (fidèle seulement fidèle !). L'univers humain nous guette, nous voit venir, voit venir le moraliste, se ferme, s'alarme, se blesse, se durcit, souvent par la bonne intention même. Qui ne voit dans cet obstacle une chose sublime, la prétention d'être libre, de ne pas subir même le bienfait, même la justice, d'être traité en égal. La question ouvrière est toute là. Un salaire sera injuste tant qu'il sera fixé par l'employeur. La résistance ici est ressource ; et c'est la difficulté qui doit donner espoir. Réfléchissons un peu à ceci, que, si l'homme devient meilleur, c'est, selon nos principes mêmes, par sa propre action sur lui-même, par sa propre liberté qu'il le deviendra. Mais comment savoir ? Comment même essayer si l'on n'est pas sûr de réussir ? Il faut essayer de toutes ses forces ; il faut vouloir essayer. Il faut croire en l'homme ; sans preuves ; on n'aura les preuves que si d'abord on croit. Voilà une formule théologique. Ce que je veux, c'est faire apercevoir dans des formules de ce genre un contenu positif. Il faut faire société avec l'homme. Qu'est-ce que l'homme ? Quant à la valeur je ne connais qu'un homme. Il n'est pas admirable ; mais en cela il n'est pas homme, il est animal. Je me crois un homme si je me crois capable de me gouverner selon les vertus, le vouloir. De l'autre, en face, que croire ? Animal ou homme ? Comme je disais, il est aisé de comprendre que si je le traite en animal... C'est pourquoi le misanthrope a toujours raison. Et disons même qu'on observe dans l'homme, et jusque dans l'enfant, une attention admirable à n'être point meilleur qu'on ne le croit. Si je le traite en voleur ou en menteur ou en paresseux, croyez-vous qu'il ne se jugera pas en droit de vous traiter comme vous le traitez ? La défiance ici est la faute. Il faut croire en lui, le prendre au niveau même où on voudrait qu'il soit. Il faut être sûr de lui, non d'après lui, mais d'après soi. Ce courage qu'il faut aussi en l'amour, comme nous disions, ce courage est la chose la plus rare. Et son vrai nom est charité.
Les anciens (Homère) disaient que les dieux prenaient souvent la forme de pauvres, mendiants, vagabonds. Prenez garde d'offenser quelque dieu que vous n'auriez pas reconnu. J'aime à citer un beau mot des Martyrs qui marque le progrès d'une religion à l'autre. Lorsque Eudore, le chrétien, donne son manteau... « Vous avez sans doute cru que c'était un dieu ? -Non, dit Eudore, j'ai cru que c'était un homme. »


Revenons à notre Jean Valjean que nous avons laissé errant, disputant son gîte à un chien etc. Il arrive chez l'évêque dont la porte n'est jamais fermée. Or dans cette soirée à jamais mémorable, je remarque d'abord que l'évêque dans la conversation ne cherche point du tout à savoir qui il est. Merveilleuse politesse. Les anciens déjà : d'abord mange et bois... Crainte d'offenser. Ensuite l'évêque ne se donne point comme évêque, comme supérieur. Selon mon opinion il n'en a point l'idée. Quelle idée en un homme de se croire supérieur à un homme. D'où une belle égalité, sans aucune faute. Et cela est très difficile. Mais qu'espérer d'un siège de président, de docteur, de redresseur ? Le jugement revient, comme Eudore disait, à reconnaître mon semblable, l'homme. La suite s'entend d'elle-même. Il prend l'argenterie, il s'en va. Il revient avec accompagnement de gendarmes. « Vous n'avez donc pas dit que je vous les avais donnés, donné aussi les candélabres. » Tout cela affirmé tranquillement comme devant être ; cela revient à dire encore c'est mon semblable ; et il n'est pas difficile de le dire ce qui est difficile, c'est de le bien dire ; on ne peut le bien dire que si on le croit. On sait la suite. On dira que c'est un roman. Sans doute cela pouvait ne pas réussir. Mais supposons un doute dans l'évêque, aussitôt il agissait autrement ; il se défiait ; il n'essayait pas. Est-ce vouloir ?


Maintenant pour marquer ce que je crois important, je remarque un mot de prêtre. « Souviens-toi que tu m'as juré d'être un honnête homme ». Ce mot est inutile et même imprudent ; c'est vouloir engager l'homme ; c'est ne pas attendre qu'il s'engage de lui-même. Voilà comment l'esprit directeur gâte souvent ce qu'il fait. L'homme est ainsi fait que la moindre tentative de forcer risque de l'irriter, de le détourner, au fond de lui faire oublier sa propre puissance libre, inviolable, indomptable, qu'il s'agit justement d'éveiller. C'est ainsi qu'il faut l'aimer. Il n'y a rien d'aimable en lui que cela même. La seule valeur en lui c'est cela même qui refuse direction et même conseil. Cet animal pensant est difficile. Mais qui le voudrait autre ? Et quel espoir, si on le pense autre ? L'homme est le lieu des miracles.


1)Seulement esthétique. « Sois pieux devant le jour qui se lève ! » (J. Christophe).