Chronique d'un temps si lourd
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Peut-on rire de tout ?

On se souvient qu'à cette question, Desproges lors d'une émission des flagrants délires où Le Pen était invité, il avait répondu oui tout en ajoutant avec tout le monde ? c'est dur !

 

 

C'est bien, après tout, la question que soulève le cas Dieudonné.

Un point de vue de Rabinovitch, publié dans Libé, tend à distinguer entre un humour qui fût à la fois nécessaire et salutaire et le sarcasme qui, lui, serait dévastateur. Ce qui est une autre manière de poser la question que soulevait Scheidermann dans sa tribune récente.

Car la tentation, certes, est grande de faire taire ce trop sinistre sycophante mais en même temps comment ne pas considérer que ce serait mettre dangereusement les doigts dans l'engrenage de la censure et finalement risquer, dans cet invraisemblable face à face, de ressembler au liberticide que l'on cherche à combattre. Que les médias ramènent tout à un choix binaire - interdire ou pas - est une évidence ; qu'il faille expliquer, qu'il vaille mieux dévoiler les implicites - qui ressemblent souvent à des clichés comme l'invraisemblable discours anti-système qui demeure quand même le lieu commun du fascisme - que ce soit l'honneur de la République mais aussi son test, comme le suggérait Taubira, que de répondre par le dialogue et la justice est sans doute vrai. Mais, décidément, peut-on répondre avec quelque efficacité aux remugles rémanents de la haine imbécile en faisant seulement appel à la raison ?

Mais le rire lui-même est affaire de raison, de conscience. Politesse du désespoir, rappelle Desproges, le rire suppose quand même le recul pris devant la réalité, la volonté de se le représenter en lui donnant un autre sens, un sens humain. Et demeure, à ce titre, le propre de l'homme. L'insoutenable ne se joue pas dans les sujets abordés, fussent ils les plus sinistres de l'histoire humaine : Desproges - voir ci-dessous - ou Bedos en son temps, ont clairement montré que l'on pouvait faire du racisme un beau sujet d'humour. Non ! il se situe dans le sens que le discours va leur donner.

 

Je tiens pour particulièrement révélatrice à cet égard, la formule utilisée par Dieudonné dans ses voeux, affirmant qu'il n'avait pas à prendre parti et restait neutre dans l'opposition entre les juifs et les nazis, sous prétexte qu'à cette époque il n'était pas né ; qu'il n'était pas antisémite parce qu'il n'en avait pas le temps - usant ici de l'argumentaire le plus imbécile qui soit, comme si la haine de l'autre était une occupation qui prît du temps ! On a ici la plus évidente rupture de solidarité qui se puisse concevoir : dire ceci ne me regarde pas équivaut à affirmer que seul ce qui vous est proche vous engage, à nier toute universalité et in fine à reprendre cette hiérarchie des sentiments qu'évoquait Le Pen dans les années 80. On est loin ici de l'humour mais au plus loin des fondements de toute morale - la solidarité - que l'on brise, l'air de rien, sur l'air de l'évidence quand en réalité on dénie toute justification au fond commun du judéo-christianisme (Aime ton prochain comme toi-même) et de la République (égalité et fraternité) rendant ainsi impossible toute morale mais finalement toute société.

J'ai toujours tenu pour exemplaire, même si c'est sur un autre registre évidemment moins tragique, l'attitude d'un Jaurès défendant Dreyfus en dépit de l'opposition de ses camarades de parti qui estimaient au contraire que c'était là un conflit entre bourgeois qui ne concernait pas la classe ouvrière, d'un Jaurès, oui, proclamant que quand un homme souffrait d'injustice c'était l'humanité tout entière qui souffrait. Et c'est bien, après tout, toute la grandeur des Justes que de s'être impliqués alors même qu'ils n'y eussent aucun intérêt et que le sort des juifs ne les concernât point personnellement. Qu'au regard de ce devoir de solidarité, nous soyons tous, par faiblesse ou paresse, plus ou moins coupables, comme le souligne Jaspers, est vraisemblable mais entre ne pas parvenir toujours à demeurer à hauteur d'homme et faire de cette rupture de solidarité un principe - voire ici un fond de commerce - fait toute la différence entre la moralité et la veulerie.

Le crime contre l'humanité commence ici - à cet instant précis ; dans cette rupture de solidarité.

Qu'on se comprenne bien : la question n'est pas insupportable parce qu'elle concerne le génocide juif ; elle l'est pour tout génocide ; elle grève le lien social et la solidarité inter-humaine qui, précisément fonde l'humanité de l'homme. Le génocide perpétré par les nazis est exemplaire et représente le paroxysme de l'horreur non pas parce qu'il concerne les juifs et les tsiganes mais parce qu'il est un résumé complet de ce qui définit le crime contre l'humanité dans toute sa gravité tragique et dans son extension maximale. Le racisme en est la première forme et d'ailleurs la condition de possibilité et que, dans quelque discours que ce soit, l'on pointe les agissements, les intentions ou le caractère, non d'un individu mais d'un groupe humain en tant que tel, constitue l'ostracisme, la ségrégation et/ou le racisme.

Comment distinguer alors le rire qui serait salutaire du sarcasme qui serait dévastateur ?

Il faudrait analyser, terme à terme, les prestations d'un Dieudonné et les comparer avec celle de Desproges, par exemple. On y verrait, incontestablement, que si celui-ci s'en prend au racisme en le mettant en scène, celui-là s'en prend toujours à l'autre ; à l'altérité de l'autre. La différence est ici ; péremptoire ; évidente. Celui-ci pointe nos faiblesses, nos ridicules mais s'implique dans ceci qu'il fustige quand celui-là exclut.

Pour autant que le rire soit le propre de l'homme, je n'imagine pas qu'il ne soit pas en même temps foncièrement humaniste : il est une des formes que revêt notre rapport au monde ; une façon pour l'humain de s'affirmer dans l'espace qui l'étreint, l'écrase ou le nie. Une façon de dire je suis plus fort que l'angoisse qui m'étreint.

Il n'y a plus de rire dès lors qu'on s'en prend à l'autre en tant qu'autre : il n'y a plus que haine et - oui - sarcasme !

Il se veut antidote de la violence ! dès lors qu'il la véhicule il est méchanceté - simplement.