Chronique d'un temps si lourd

Les confusions Dieudonné
DANIEL SCHNEIDERMANN
Libération 6 janv 14


La France est donc ce pays dont la respiration se bloque soudain, quand un footballeur ou un étudiant pose sa main sur le haut de son bras opposé, en un geste dont personne ne connaît ni le sens ni l’origine, une sorte de doigt d’honneur réinventé, où l’on a décidé de voir un «salut nazi inversé». Alerte rouge ! Un éducateur a fait faire la «quenelle» aux enfants : viré. Sonnez le tocsin ! Des jeunes se sont fait photographier autour de Manuel Valls en personne, faisant le geste maudit. Vite un communiqué du ministère, expliquant que Valls a été «piégé». Mais que fait la police ? Des soldats, des pompiers ont commis la profanation «antisystème» sur YouTube. Vite, une enquête. Vite, vite, une loi (un député a proposé de déposer en urgence une proposition de loi antiquenelle).

Une loi, des policiers, des juges, bientôt des patrouilles antiquenelles dans les gares : tremblez quenelliers, quenelleurs, la répression affûte ses armes. Si l’on n’inverse pas la courbe du chômage, au moins le gouvernement fera-t-il reculer la quenelle. On plaisante, évidemment. Tiens, une meilleure idée. Vous voulez tuer la quenelle ? Emparez-vous-en ! Saisissez-la à pleins bras ! Faites la croître et multiplier. François Hollande, vite une quenelle antichômage ! Montebourg, une petite quenelle anti-Ayrault ! Copé et Fillon ensemble, une quenelle commune à Sarkozy ! Dans quinze jours, c’est fini, et on parle d’autre chose.

En attendant, la presse suit. Balancements circonspects entre le pour et le contre, longs soupirs, hésitations interminables entre mauvaises solutions : «Qu’est-ce qu’on fait avec Dieudonné ?» se demandent bruyamment les éditos. Interdire ses spectacles, ne pas les interdire ? Infernale question, où le plus infernal ne se niche pas où l’on pense. Le plus infernal, c’est ce simple petit «on», qui sans qu’on y prenne garde, enrôle la presse derrière Manuel Valls et les autorités constituées fermant, une à une, les salles de spectacle au paria. Union sacrée devant le péril. Nul doute qu’il jubile dans sa barbe, le paria, à voir ainsi la presse se ranger inconsciemment sous la bannière du ministre de l’Intérieur.

Interdire ou pas ? Oui ou non ? Blanc ou noir ? Comme d’habitude, le bruit médiatique réduit la question au format d’un sondage en ligne, ou d’un débat pour chaînes de la TNT, réponse binaire exigée, et monosyllabique si possible, la pub n’attend pas. Qui dira les ravages du débat low-cost dans la réflexion publique ? Comme si «on» pouvait encore «faire» quelque chose, d’ailleurs. On croit réentendre Patrick Cohen, le présentateur de la matinale de France Inter (entre-temps victime d’une attaque antisémite parfaitement odieuse dudit Dieudonné) reprocher à Frédéric Taddeï d’inviter dans son émission les dieudonnistes, et autres «cerveaux malades». Comme si barrer Dieudonné de la liste des invités pouvait encore, d’un coup de baguette magique, enrayer la progression de cette foule ambiguë qui suit le berger de la haine. Hélas, hélas, hélas. Pour le meilleur et pour le pire, c’est fini. Le temps n’est plus où quelques journaux, au siècle dernier, pouvaient boycotter Faurisson, interdisant ainsi au diable négationniste de pénétrer dans le cercle enchanté, avec ses pieds fourchus. Non seulement la vieille presse ne détient plus les clés de l’accession au débat public, mais elle fonctionne désormais comme une machine à dégonder les portes qu’elle prétend barricader. Qu’elle jette l’opprobre, et les prochains délires antisémites sur YouTube seront dix fois plus regardés que les tirages cumulés de tous les journaux. Alors, rendre les armes ? Mais non. En revenir aux vieilles recettes : informer, expliquer. Dissiper la confusion, d’abord en explorant les ruses juridico-économiques de la PME (la presse commence à le faire) ; ensuite en s’intéressant autant aux récepteurs qu’à l’émetteur, à tous ces «antisystème», tous ces «pas antisémite, mais…». Tiens, tiens, vous êtes contre «l’élite sioniste». Mais quand Dieudonné promet Patrick Cohen aux chambres à gaz, est-ce vraiment de l’antisionisme ? Et quand il ricane d’Auschwitz ? Et quand il fait monter Faurisson sur scène ? On s’installe, on prend le temps : expliquez-nous, ô footballeurs quenellomanes, ce que vous entendez exactement par «geste antisystème». Vaste programme.