Chronique d'un temps si lourd
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Dilemme

C'est l'autre aspect du problème : interdire ou pas n'est pas l'enjeu mais l'efficacité d'une telle mesure qui a toutes les apparences d'un piège qui risque fort de transformer en martyr et donc de renforcer celui et ce que l'on veut combattre.

La tradition républicaine, le respect de la liberté d'expression exigeraient que l'on sanctionne a posteriori les manquements à la loi : ici il a bien fallu le faire a priori même si l'argument n'est pas faux qui avance que d'une part il ne s'agit pas de spectacle mais de meeting et que d'autre part il n'est jamais que la suite d'autres pour lesquels il fut déjà condamné sans avoir d'ailleurs réglé les amendes qui lui furent infligés.

...

En même temps il faut bien, et la loi et là pour cela, que le corps social indique la limite de ce qui est dicible, audible

JM Sauvé Conseil d'Etat Je peux comprendre le dépit d'un JF Kahn pointant les échecs antérieurs de la lutte contre ces expressions antisémites ; pour autant il n'a pas plus de solution et je gage que si l'on avait adopté des mesures moins dilatoires et plus répressives, il eût été le premier à les pointer du doigt. Ivresse binaire du journaliste qui n'a que des réponses simplifiées à outrance à offrir ou, plus justement, dilemme incontournable ?

Voici bien les deux choses qui me frappent dans cette histoire :

- l'invraisemblable prétention de l'expert, sa suffisance proclamée à toujours mieux savoir et avoir tout prévu, son incapacité endémique produite assurément par le manque de culture mais aussi par la fascination de la pensée technicienne, l'incapacité oui de certains de comprendre qu'à tout problème, il n'est pas forcément de solution ... ou que des solutions partielles voire également mauvaises.

Comment ne pas se souvenir de cette notule, rédigée comme en passant, dans les Mémoires de Raymond Aron où le philosophe tout en professant son admiration et son ralliement à Giscard d'Estaing, regrettait en même temps que ce dernier ne sût pas combien l'existence était tragique ? Il y a bien des situations où le politique n'a plus en face de lui que des alternatives également pernicieuses et où, faute de mieux, il ne peut choisir qu'entre deux maux, celui qui à un moment donné lui semble moindre ... Songeons à Blum face au déclenchement de la guerre d'Espagne ; à Daladier au moment de Munich ... il n'est pas de responsable politique qui ne fût confronté à de telles situations.

Le tragique est ici, quand il n'est plus que le cri de la bête sacrifiée, quand se sachant aller vers la mort, le héros n'a plus qu'à choisir comment tomber mais décider de combattre nonobstant la certitude de la défaite ...

Cette affaire est de cet ordre et le demeurera tant qu'on la placera sur l'autel des grands principes - notamment la liberté d'expression. Qu'elle soit, comme l'énonçait Taubira, une épreuve, un test, pour la République est évident ; elle l'est aussi pour le journaliste qui se trouvera toujours pris en défaut face à l'impossible neutralité devant l'effroi. J'essaie d'imaginer ce qu'eût pu être une interview d'A Hitler face au représentant de la communauté juive : lui laisser un égal temps de parole ? mettre en avant de manière équilibrée les forces et les faiblesses de ses propos ? justifier son agression en regrettant juste un petit peu l'outrance de ses solutions ? Peut-on vraiment être mesuré face à la démesure ? Rationnel face à l'irrationnalité pure ? Le diabolique toujours signe la fin de la neutralité journalistique.

On ne mégote pas face à l'absolu - jamais ! On ne ratiocine jamais ni devant Dieu ni devant diable ! La raison s'épuise, à cet endroit précis qui la défie.

C'est, après coup, mais ceci est l'oeuvre de l'historien, une fois l'enchaînement des causes déroulé, que l'on peut arguer de ce qu'il aurait fallu faire, au vu de ce qui se sera passé : l'histoire n'est rationnelle qu'après coup ; sur le moment elle reste bien ce récit plein de bruit et de fureur raconté par un idiot.

Si de tels moments sont précieux et riches, c'est peut-être parce qu'ils constituent d'incontestables moments de vérité pour chacun et force est de constater que, sans réponse ou stratégie techniciennes toute prête, certains aujourd'hui comme hier, se seront révélés bien indigents, bien lâches, tellement troubles ...

Non décidément, je ne sais pas ce qu'il eût fallu faire ; je sais juste qu'il est des moments où il est impossible de se taire. Assez intéressante à cet égard, la réplique d'E Semoun qui, ne tombe pas dans le piège de l'invective contre son ancien partenaire, mais manifeste dans un sketch qui ne peut pas être drôle, son désarroi, sa tristesse.

- la seconde remarque que m'inspire tout cela tient à l'invariable engrènement de la haine et de la certitude. Il faut entendre l'invraisemblable A Soral * proclamer qu'il a raison sur tout pour comprendre combien on est ici non dans la pensée, encore moins dans la recherche et pas du tout dans l'argumentation. Dans l'invective, toujours, dans les attaques ad hominem, systématiquement, avec une prédilection pour les juifs et les homosexuels. Sans doute pourrait-on se contenter de rappeler la méfiance classique à l'endroit de la passion qui précisément déroule toujours cet effet délétère de pervertir l'usage de la raison ; il y a néanmoins, dans l'approche de Girard, quelque chose de plus tragique encore, qui met en évidence la démarche sacrificielle qui se terre là dessous.

La haine est toujours la haine de quelqu'un ou de quelque chose. Et si Sartre a eu raison de montrer combien c'est finalement l'antisémite qui crée le juif, on n'aura de cesse de rappeler que la pensée - si pensée il y a - de l'extrême droite ne peut exister sans objet à sa haine. L'extrême-droite a besoin d'ennemis ; a besoin du juif - ne serait ce que parce qu'il représente à la fois le même et l'autre radical. Ce pourquoi quoiqu'ils en aient, un Soral, un Dieudonné ne peuvent que reproduire les antiennes affreuses du passé : la haine de l'autre est un refrain qui tourne en boucle et se nourrit de lui-même.

Quand on dit cela, on a presque tout dit.

La désolation qui saisit devant cette bouffée de haine, l'incroyable tristesse qui étreint devant la faiblesse chronique de l'humain qui presque toujours défaille, donnent bien sa dimension à l'expression vernis de civilisation, mais sa vanité surtout à l'idéologie du progrès. Non, décidément, la raison n'est pas en mesure de canaliser ces torrents fielleux quand même nous n'aurions pas d'autre arme pour les combattre. On aimerait que ce ne fût que réactions de masse enthousiaste devant un bouc émissaire à flageller ; on voit bien que s'y joue aussi, dans l'intimité de l'individu, d'une corruption de la raison elle-même ; d'un dévoiement absolu du rapport à l'autre.

Que la crise prolongée, mais la peur chronique qu'elle suscite, soufflent sur les braises jamais éteintes est évident mais le ventre décidément est toujours fécond d'où surgit la bête immonde.

Et le restera.

Mais il m'arrive de songer que nous sommes bien démunis devant ces assauts-là !