Elysées 2012

L'acte de fondation

De la symbolique et du pouvoir
à la surface au mitan en profondeur
Primaires Esprit de la Ve République Symbole
réussite   fondation
Petits coups   rite grec
addition   rite albin
éléments de langage   Hestia
miel & fiel   Moïse
    fondation mosaïque
    Du prophétisme

 

Il apparait clairement pour ce qu'il est : à la jonction du sacré et du politique. Il faudra attendre le Christ et son célébrissime Mon royaume n'est pas de ce monde, mais en même temps son échec - pour autant que Pilate inscrivit sur la croix INRI - Iesus Nazarenus Rex Iudaeorum - pour que la distinction entre temporel et spirituel commence à s'esquisser.

Et ce n'est pas étonnant, tellement reste ténue la frontière entre les deux. De même qu'il n'est pas de système théorique qui ne soit axiomatique, et ne comporte ainsi au moins une proposition qui ne soit pas démontrée mais reste seulement posée, qui n'est pas démontrable mais rend au contraire toute la suite des propositions déductible et démontrable ; de la même manière qu'il n'est pas d'éthique qui ne comporte en son fondement une morale c'est-à-dire un système de valeurs, fondatrices, légitimantes mais en elle-mêmes posées, affirmées mais non démontrées, d'identique façon, il n'est pas de fondation politique qui ne s'appuie sur un corpus sacré.

Il n'est qu'à prendre l'exemple de la constitution pour le comprendre : elle est la loi fondamentale, la loi qui rend possible les autres lois ! De ses conditions de formulation à celles de sa révision, on voit bien qu'elle est exceptionnelle et, à sa façon, sacrée.

Le décalogue est cette loi fondamentale qui rend possible le codex qui suivra.

Différence entre Rome et Jérusalem

La grande différence entre Jérusalem et Rome, on le comprend mieux désormais, tient en ce que ici on enfouisse sous les tombes, les meurtres originaires qui rend possible la fondation, quand ici on brandit le texte de la loi avec fierté autant que morgue.

La grande différence est qu'ici on s'adresse au sujet que l'on tente d'éduquer, de convertir tandis que là on s'enquiert de l'objet, du monde exclusivement qui apparaît rapidement comme une boite noire. Rome ne s'embarrasse pas des âmes, elle laisse l'espace les distribuer en amis ou ennemi - hostes, hospites - au gré de ses intérêts ou de ses ambitions. Rome invente l'objet pur, le bois : son premier avatar reste évidemment le bois d'asile, jouxtant l'espace du pomerium, qui métamorphose quiconque, d'où qu'il vienne, en Romain. Rome ne pose pas la question des origines, Rome n'interroge pas les racines et ne s'enquiert que des fleurs. Qui que tu sois, hostis ou hospitis, les mots se ressemblent tellement, viens, entre et tu seras romain. Ce n'est pas que Rome ne pense pas ; Rome simplement n'a pas de théorie pré-établie, n'a pas de principe fondateur ! Rome fait comme si ! Rome fait le pari de l'objet ; pas du sujet.

Au contraire, Jérusalem conditionne la route et la destination, l'identité et le destin, l'alpha et l'omega de la fondation à une radicale conversion. Elle prend la forme de l'acte de reconnaissance du dieu unique, mais ceci va évidemment plus loin, scrutant plus profond dans les âmes.

L'épisode du veau d'or le dit a contrario comme s'il avait fallu pour que fût fondée la loi que préalablement elle fût transgressée.

Mais là, derechef, de curieuses similitudes avec le récit de la fondation de Rome. L'acte fondateur reste le franchissement du sillon, et la mort de Rémus. C'est bien dans le sang que sera sanctifié le pomerium, et fondée la loi. L'acte fondateur reste ici la colère d'un Moïse, brisant les tables de la loi et ordonnant le massacre des mécréants.

Moïse retourna et descendit de la montagne, les deux tables du témoignage dans sa main; les tables étaient écrites des deux côtés, elles étaient écrites de l'un et de l'autre côté. 32.16 Les tables étaient l'ouvrage de Dieu, et l'écriture était l'écriture de Dieu, gravée sur les tables. 32.17 Josué entendit la voix du peuple, qui poussait des cris, et il dit à Moïse: Il y a un cri de guerre dans le camp. 32.18 Moïse répondit: Ce n'est ni un cri de vainqueurs, ni un cri de vaincus; ce que j'entends, c'est la voix de gens qui chantent. 32.19 Et, comme il approchait du camp, il vit le veau et les danses. La colère de Moïse s'enflamma; il jeta de ses mains les tables, et les brisa au pied de la montagne. 32.20 Il prit le veau qu'ils avaient fait, et le brûla au feu; il le réduisit en poudre, répandit cette poudre à la surface de l'eau, et fit boire les enfants d'Israël. 32.21 Moïse dit à Aaron: Que t'a fait ce peuple, pour que tu l'aies laissé commettre un si grand péché? 32.22 Aaron répondit: Que la colère de mon seigneur ne s'enflamme point! Tu sais toi-même que ce peuple est porté au mal. 32.23 Ils m'ont dit: Fais-nous un dieu qui marche devant nous; car ce Moïse, cet homme qui nous a fait sortir du pays d'Égypte, nous ne savons ce qu'il est devenu. 32.24 Je leur ai dit: Que ceux qui ont de l'or, s'en dépouillent! Et ils me l'ont donné; je l'ai jeté au feu, et il en est sorti ce veau. 32.25 Moïse vit que le peuple était livré au désordre, et qu'Aaron l'avait laissé dans ce désordre, exposé à l'opprobre parmi ses ennemis. 32.26 Moïse se plaça à la porte du camp, et dit: A moi ceux qui sont pour l'Éternel! Et tous les enfants de Lévi s'assemblèrent auprès de lui. 32.27 Il leur dit: Ainsi parle l'Éternel, le Dieu d'Israël: Que chacun de vous mette son épée au côté; traversez et parcourez le camp d'une porte à l'autre, et que chacun tue son frère, son parent. 32.28 Les enfants de Lévi firent ce qu'ordonnait Moïse; et environ trois mille hommes parmi le peuple périrent en cette journée. 32.29 Moïse dit: Consacrez-vous aujourd'hui à l'Éternel, même en sacrifiant votre fils et votre frère, afin qu'il vous accorde aujourd'hui une bénédiction. 32.30 Le lendemain, Moïse dit au peuple: Vous avez commis un grand péché. Je vais maintenant monter vers l'Éternel: j'obtiendrai peut-être le pardon de votre péché. (1)

Une fondation qui semble se faire en deux temps, deux versions de la table, la première étant brisée, comme pour mieux marquer que ce qui est au fondement ne saurait être souillé et que l'engagement à le servir doit être total; Entre les deux versions, trois mille mort et cette parole terrible que chacun tue son frère, son parent.!

La différence réside bien ici : avec Rome, il suffit d'entrer dans la cité pour devenir romain ; avec Jérusalem il faut un engagement total, radical, inaugural qui engage toute la postérité ; avec Rome il suffit d'entrer ; avec Jérusalem il importe de sortir : sortir de soi et s'offrir à l'exstase ; sortir d'Egypte.

Et devenir nouveau.

Aaron et tous les enfants d'Israël regardèrent Moïse, et voici la peau de son visage rayonnait; et ils craignaient de s'approcher de lui.(Ex 34,30)

La fondation est alliance

Il ne peut évidemment s'agir d'une alliance entre égaux où chacun gagnerait sa part. Mais d'une alliance concédée, octroyée qui laisse, de part et d'autre d'une ligne infranchissable, le principe Dieu, et l'humain incarné par le peuple juif. Distance infranchissable marquée à plusieurs reprises par l'impossibilité pour l'homme, et même pour Moïse, de regarder Dieu en face sans périr

L'Éternel dit: Tu ne pourras pas voir ma face, car l'homme ne peut me voir et vivre. 33.21 L'Éternel dit: Voici un lieu près de moi; tu te tiendras sur le rocher. 33.22 Quand ma gloire passera, je te mettrai dans un creux du rocher, et je te couvrirai de ma main jusqu'à ce que j'aie passé. 33.23 Et lorsque je retournerai ma main, tu me verras par derrière, mais ma face ne pourra pas être vue.(Ex 33, 20-23)

Tout à fait remarquable à ce titre reste la mention deux fois répétée du voile que dès lors Moïse dispose sur son visage et qu'il n'ôte que lorsqu'il s'apprête à dialoguer avec Dieu (2) : en tant que prophète, que médiateur, qu'intermédiaire qui dialogue avec Lui, Moïse reçoit l'ultime rémanence du divin, quelque chose de cette lumière intérieure, aveuglante quand il s'agit de dieu, éblouissante quand il s'agit de Moïse.

L'acte créateur

Même si le modèle créationniste a des points communs avec le modèle gréco-latin que nous avons déjà relevés (la montée vers les cimes, la redescente qui est l’acte fondateur en lui-même etc.) il n’empêche qu’il s’en distingue radicalement par plusieurs aspects. Fondation n’est pas création : c’est bien un moment. Le texte dit :

Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. Or la terre était vide et vague, les ténèbres couvraient l’abîme, un vent de dieu tournoyait sur les eaux (Gn, 1, 1-2)

Bereshit : il faut prendre le terme au sérieux. Et la tradition judaïque qui ne laisse rien au hasard confère un sens tout particulier au fait que le texte sacré débute précisément par le terme qui le désigne. On est à ce moment si particulier où le fond rejoint la forme, la lettre, l’esprit qui est une autre manière de désigner qu’il y a ici identité parfaite entre l’être et la pensée.


Le commencement est ainsi à prendre comme l’union originaire, d’où, ultérieurement, naîtront peut-être des scissions, des conflits, des négations et des expulsions … mais ce moment si particulier est bien celui de l’unité. Ce n’est pas le commencement de ceci ou de cela, mais un commencement radical qui ne renseigne pas sur l’ordre chronologique de la création non plus qu’il ne concerne tel ou tel. Ce n’est pas l’ordre de décompte d’un calendrier quelconque (Ex 12, 2) mais l’acte pur de la création universelle. On remarquera, suivant en cela Rachi, que le texte dit Elohim et non pas YHVH, soulignant par là combien c’est plutôt la justice qui est à l’œuvre. On pourrait, suivant la remarque de Rachi, (3) traduire le verset en Quand Dieu commença de créer le ciel et la terre mais ce serait négliger par trop la singularité de l’acte créateur et risquer de le confondre avec les modèles démiurgiques, grecs par exemple, pour qui les dieux ne sont jamais que les ordonnateurs d’un monde pré-existant.

Commencement, cela veut dire qu’il y a à la fois un avant ce commencement et qu’il n’y en a pas. Avant, il y a Dieu. Mais il n’y a que lui. Mais, paradoxalement cet avant semble ruiner la réalité de ce commencement. C’est bien la limite, que Kant avait soulignée avec la première antinomie de la raison pure, au delà de quoi la raison ne saurait aller sans se contredire, la limite où laisser sa place à la foi.

C’est que l’acte créateur change tout : nécessairement singulier, il rend impossible le temps cyclique et ouvre la voie singulière d’un temps linéaire, d’une part, mais d’une histoire, surtout, orientée, qui débute avec ce commencement créatif pour aller jusqu’à la révélation finale et le salut, en passant par le péché, la rédemption etc. A ce titre, si le moment originel est unique, la création n’en est pas moins continuée – pour reprendre l’expression cartésienne -  puisque c’est l’intervention répétée de dieu dans l’histoire des hommes qui garantit le sens de l’histoire, le sens de la création elle-même. L’acte originel est bien ici de séparation, d’entre la terre et le ciel, d’entre la terre et les eaux, d’entre le jour et la lumière. Cette séparation est le temps lui-même τεμνω autant que l’espace (le latin en tirera templum). On voit bien la différence radicale qui le sépare de la théogonie grecque où, du chaos originel, naissent les dieux primordiaux dont Chronos. Mais séparation d’entre l’ici-bas et l’au delà : le créateur est transcendant. Il a projeté, hors de lui, de l’être qu’il organise effectivement. Plus que le monothéisme, c’est cette transcendance qui modifie tout, et, en particulier, le rapport de l’homme au monde :

Distribution de part et d’autre d’une ligne invisible d’un monde éternel et d’un monde temporel, d’un monde intelligible et d’un monde sensible. Au moins autant que le pomerium romain, cette ligne est cruciale parce qu’elle détermine une hiérarchie des êtres, même si celui-ci suscite une distribution horizontale quand la transcendance suscite une précession verticale. La relation de l’homme à son créateur est une relation de dépendance, de sujétion. Dieu, le grand ordonnateur est ainsi celui qui dit, et donc qui édicte. Il dit la norme à quoi nul ne devrait pouvoir se soustraire. Ce n’est certainement pas un hasard, si le créateur est Justice : il dit la loi et la dit très vite.

 Comment mieux dire, derechef, que le principe est hors jeu, est en dehors et ne peut se soutenir du regard : bref, est sacré. Comment mieux le confirmer que le premier des commandements qui édicte que le nom du seigneur est sain et ne doit être prononcé en vain, ce qui est d'autant plus significatif que prend forme dans une culture qui a toujours conçu un lien étroit, ontologique, entre le nom et l'être. Comment comprendre autrement que la réponse Qui est que Dieu fait à Moïse lorsque ce dernier lui demande son nom sinon qu'il s'agisse en réalité d'une fin de non recevoir se traduisant de surcroît par un vocable imprononçable ?

L'acte créateur est dialogue et le dialogue perpétue l'acte créateur

Quand même ce dialogue ne s'institue pas entre des égaux, il n'est possible que sous la condition de la reconnaissance de l'autre : ce qui s'entend d'évidence. Dieu ne peut prescrire des commandements que pour autant que l'homme est en état de les comprendre et de s'y conformer. A l'instar de la communication qui suppose - en commun - un langage et un entedement, une prescription morale suppose que celui à qui elle est adressée puisse à la fois la comprendre et s'y conformer ; suppose donc et la conscience de soi et le libre arbitre. Ce que souligne la répétition du Et alors ils virent qu'ils étaiet nus dès lors qu'Adam et Eve eurent croqué la pomme de l'arbre de vie.

Conscience de soi et libre arbitre : ce qui définit l'homme, le constitue en tant qu'homme. L'acte créateur est dialogue et, à ce titre, l'alliance ne fait que prolonger ce dialogue lors de la montée au Sinaï.

On peut dès lors considérer, à l'instar du dialogue qui ne peut exister qu'à la stricte condition de la reconnaissance de l'autre, que l'acte créateur tel que le pose la Bible, consiste précisément dans ce dialogue entamé. Dieu crée l'homme en lui parlant.

A ce titre, la grande originalité de la tradition biblique, autant juive, chrétienne qu'islamique, réside peut-être moins dans le créationnisme en lui-même, moins dans le monothéisme que dans ce dialogue fondateur et perpétué de prophètes en Messie. A ce titre encore, on peut considérer que la création est bien continuée et non pas cet instant unique et impensable que la Genèse narre par deux fois. A ce titre enfin, on peut considérer que la fonction du médiateur, Messie ou prophète, consiste bien dans cette perpétuation du lointain écho de la parole originaire.

Du prophète

 


1) Ex, 32, 15-30

2) ibid., 34, 30-35

Aaron et tous les enfants d'Israël regardèrent Moïse, et voici la peau de son visage rayonnait; et ils craignaient de s'approcher de lui. 34.31 Moïse les appela; Aaron et tous les principaux de l'assemblée vinrent auprès de lui, et il leur parla. 34.32 Après cela, tous les enfants d'Israël s'approchèrent, et il leur donna tous les ordres qu'il avait reçus de l'Éternel, sur la montagne de Sinaï. 34.33 Lorsque Moïse eut achevé de leur parler, il mit un voile sur son visage. 34.34 Quand Moïse entrait devant l'Éternel, pour lui parler, il ôtait le voile, jusqu'à ce qu'il sortît; et quand il sortait, il disait aux enfants d'Israël ce qui lui avait été ordonné. 34.35 Les enfants d'Israël regardaient le visage de Moïse, et voyait que la peau de son visage rayonnait; et Moïse remettait le voile sur son visage jusqu'à ce qu'il entrât, pour parler avec l'Éternel.

3) Qui note que la construction est grammaticalement impossible le terme exigeant toujours un substantif à sa suite ou in infinitif substantivé
Ce texte ne vient pas nous donner l’ordre de la création, nous dire que ces éléments ont été créés en premier. Si tel était le cas, le texte aurait dû porter barichona (« en premier lieu »), car on ne rencontre jamais le mot réchith dans la Bible sans qu’il soit lié au mot suivant.

Qu'est donc le pouvoir du plus riche des riches à côté du pouvoir d'un capitaine? Le genre d'esclavage qui résulte de la pauvreté laisse toujours la disposition de soi, le pouvoir de changer de maître, de discuter, de refuser le travail. Bref, la tyrannie ploutocratique est un monstre abstrait, qui menace doctrinalement, non réellement. Le plus riche des hommes ne peut rien sur moi, si je sais travailler; et même le plus maladroit des manœuvres garde le pouvoir royal d'aller, de venir, de dormir. C'est seulement sur la bourgeoisie que s'exerce le pouvoir du riche, autant que le bourgeois veut lui-même s'enrichir ou vivre en riche. Le pouvoir proprement dit me paraît bien distinct de la richesse; et, justement, l'ordre de guerre a fait apparaître le pouvoir tout nu, qui n'admet ni discussion, ni refus, ni colère, qui place l'homme entre l'obéissance immédiate et la mort immédiate; sous cette forme extrême, et purifiée de tout mélange, j'ai reconnu et essaie de faire voir aux autres le pouvoir tel qu'il est toujours, et qui est la fin de tout ambitieux. Quelque pouvoir qu'ait Harpagon par ses richesses, on peut se moquer d'Harpagon. Un milliardaire me ferait rire s'il voulait me gouverner; je puis choisir le pain sec et la liberté. Disons donc que le pouvoir, dans le sens réel du mot, est essentiellement militaire, et qu'il ne se montre jamais qu'en des sociétés armées, dominées par la peur et par la haine, et fanatiquement groupées autour des chefs dont elles attendent le salut ou la victoire. Même dans l'état de paix, ce qui reste de pouvoir, j'entends absolu, majestueux, sacré, dépend toujours d'un tel état de terreur et de fureur. Résister à la guerre et résister aux pouvoirs, c'est le même effort. Voilà une raison de plus d'aimer la liberté d'abord.