Palimpsestes

Présidentielles 2012
Votons

Les photos de jours d’élection ont ceci de particulier qu’elles relèvent manifestement de ce que dans le journalisme on nomme marronnier. Parce que la législation interdit que ces jours-là on traite de politique, que l’instant est au silence et à la réflexion de l’électeur, qu’enfin le temps est suspendu au sacro-saint 20h marquant la clôture des votes et la proclamation si ce n’est des résultats, en tout cas des estimations, la presse est condamnée à un exercice de haute voltige où l’on sait que pourtant elle excelle : parler pour ne rien dire… parce que rien ne se passe ni ne doit se passer.
Ces photos ne disent rien, relatent un non événement – car après tout n’est-il pas normal que nos élus soient les premiers à donner l’exemple. Ils sont pourtant dans l’exception puisqu’au moins pour ce qui les concerne le secret du vote n’est pas malaisé à deviner. Elles ne disent rien mais incarnent à leur manière le temps suspendu, qui n’est pas l’éternité, et prises successivement, le temps qui passe, et nos moeurs changeantes. Comme s’il n’était pas de devenir plus assourdissant que l’éternité. Ou que, mais nous le savons, le sens parce qu’il n’est pas immédiat, se construit lentement en strates successives, où la ligne de flottaison résume l’ambivalence de l’être, la polysémie du signe.
Grande différence entre ces trois photos, évidemment que le Général nous soit présenté seul quand les deux autres accompagnent leurs épouses n’est pas anodin. Pour le premier, il s’agissait d’un acte public, parce que politique, parce que républicain. Celui qui incarne la France, l’incarne doublement – remarquons le tableau accroché représentant le De Gaulle de 40, permettant au grand oeuvre de se réaliser de la transmutation de l’héroïsme résistant en politique ordinaire même si charismatique- il jette doublement son regard vers l’avenir ; la prise de vue s’opère à distance comme pour mieux marquer la déférence ou mettre en scène cette réalité profane illustrée par l’élu ordinaire et l’assesseur transfigurée par le Général, non en tant qu’homme (le vieillard votant) mais qu’incarnation de la France éternelle (le héros du 18 Juin). C’est toute la métaphysique de l’élection qui se joue ici dans cette sobre mise en scène : celui qui vote, au moment où il vote n’est rien, plus ou pas encore ; l’acte qu’il perpétue est une onction sacrée de légitimité qui à la fois sacrifie le sortant et exhausse l’impétrant et, par ce sacrifice, réalise l’union du peuple et la promesse de l’avenir.


A l’inverse, avec Pompidou ou Chirac, ce n’est plus le vote qui est sacralisé mais la main qui se serre ou qui choisit : on n’est plus dans le politique mais dans la communication. Entre temps, la politique s’est égarée dans les plans marketing : il importe moins d’être que de montrer que l’on agit, que l’on est efficace. Dès lors c’est l’homme ordinaire, proche de nous qu’il faut montrer. Pompidou se savait à cent coudées du Général et l’acceptait humblement : d’où sa femme, l’accompagnant jusque dans le geste parallèle ; d’où la tenue de Pompidou –très décontractée, sportswear, comme nous, quoi !- tout juste compensée par l’élégance de Madame comme pour mieux marquer que si l’on procède du peuple au point de vouloir s’en approcher, il n’en reste pas moins qu’on ne lui appartient pas- ou plus ! L’urne est au moins au centre qu’au milieu de la photo signe péremptoire qu’elle n’est que la boite noire de la communication, ce par quoi il faut transhumer pour aller vers l’électeur, un moyen, l’essentiel étant ailleurs.
Avec Chirac, l’urne disparaît : le plan est pris de très près ; il n’y a plus de déférence, encore moins de courtoisie ; on se vautre dans la trivialité pure, dans la comédie absolue. Le geste croisé, apparemment maladroit n’est là que pour révéler une spontanéité feinte, une complicité construite : importe peu l’ordre dans lequel on prend les bulletins, à la fin le choix est le même. Le vote n’a pas à être montré, l’essentiel est dans le choix qui fonde le pacte républicain. Croix de bois, croix de fer !

La croix dessinée par le geste chiraquien esquisse notre choix dans sa vanité ou fatuité : que vous préfériez l’ardeur de Monsieur, ou la hautaine dévotion de Madame, ceci reviendra au même. Chirac fait oublier ses origines plébéiennes dans l’élégance patronnesse de Bernadette. Rien de moins peuple que cette femme pourtant populaire ! Elle symbolise la revanche (la victoire en tout cas) de la bourgeoisie libérale sur ces trop nombreuses années où la gueuse s’était donnée aux rouges. Madame est devant, aveuglante de proximité à force d’être hautaine ; elle entrecroise son geste avec celui du Président, parce qu’à sa manière elle le contrefait. Cette croix feinte est la victoire de la communication sur le politique. D’une photo à l’autre, le public est là qui assiste à la comédie. La république s’exhibe, impudique en public.
Sans coup férir, une représentation a chassé l’autre : le boulevard a remplacé l’agora.

Dans l'entremise, les journalistes, agglutinés en meute comme pour mieux saisir l'instant, prompts à bondir sur leur proie bien esseulée, feront eux-même l'objet de la représentation. Dans ces deux photos de 1981 où votent le futur élu et le sortant bientôt vaincu, ils s'imposent comme chape qui n'eût d'autre mire que d'aplatir le réel. Le spectacle avait commencé là déjà : ce n'était déjà plus la représentation du politique mais la représentation médiatique de la représentation. L'ange s'est fait bête et l'instant, instantané. C'est ici peut-être que débute l'inflation sondagière qui avec une perversité suave inverse l'ordre des matières : l'élection, profanée, n'est plus la consécration de l'élu mais la seule confirmation en grandeur nature des pronostics sondagiers.

Que ne nous a-t-on dit, répété jusqu'à en vomir, que les sondages n'étaient qu'une photographie à un instant t ? Il fallait le prendre au sérieux tant les dimanches électoraux ne sont finalement plus que des instantanés panoramiques tout juste bon à confirmer un portrait de longue date brossé. Le politique rentre dans le champ sémantique du photographe ou de l'imprimeur : l'on croquera désormais, besogneusement, par petites touches successives, le paysage politique en choisissant le bon angle; les pisse-copies n'ont plus que ce mot à la bouche : saisir la cohérence de la séquence en cours ; retracer le scenario de la campagne ; et, de part et d'autre de cette ligne invisible qui ne sépare même plus les acteurs des chroniqueurs, se distribuent les rôles de mise en scène pour les politiques ; de montage, pour les chroniqueurs. Il est désormais moins question de reportage que de scène, et pixel après pixel, instantané sondagier après l'autre,se construit la scène qui résumera tout. Le cliché était cette plaque en relief qui modélisait la représentation : il est désormais la représentation elle-même, en creux, d'autant plus pertinente qu'elle sera le lieu commun - et vide - du seul écho audible. La complicité désormais patente d'entre le politique et le chroniqueur se joue dans le truchement vigilant du conseiller en communication : au veillez et priez d'autrefois succède à présent le surveillez et mitraillez du vigile de service dont l'office se résume à construire une image bien léchée coïncidant à la fois aux canons de la belle photographie et de l'intérêt stratégique bien entendu du candidat.

vigileIl faut le bien regarder celui-ci qui surveille : il ne nous regarde pas, il épie, tour à tour ombrageux et sourcilleux, à l'affût du moindre pixel risquant de gâcher le bel ordonnancement qui nous est destiné. Il fait son travail : il brosse le tableau comme on dit, il lèche la présentation ; il peaufine. L'impétrant n'apparaîtra qu'à l'instant précieux, où tout en place - à sa juste place - combinera la gloire à nous offerte.

Dans une foule, disait Alain, le policier est celui qui ne regarde pas le cortège mais la foule : tout petit pixel à rebrousse perspective de tous les autres, celui-ci se voit par contraste même s'il contrefait l'humble ou le discret. Il est l'envers du décor ; le médiateur de la médiation, à proprement parler archange. De Gaulle était seul ; puis la foule engouffra tout ; puis les journalistes s'interposèrent qui masquèrent la foule ; enfin voici le suspicieux sicaire ... grand chambellan du meccano médiatique.

Ce que ces photos nous disent n'est rien d'autre que l'histoire à peine honteuse de ce grand retournement métaphysique par quoi caméras et objectifs imperceptiblement se seront détournés de l'oblation sacrale : les palmes d'or ont remplacé l'eucharistie ! La foule ne scande plus, de sa terrible agitation brownienne, la mélopée rituelle de la bête qui va mourir c'est au contraire aujourd'hui la foule que l'on expulse sous l'oeil suspicieux du gardien du Temple. Ce n'est plus tout à fait le peuple qui consacre l'élu mais au contraire l'élu qui sanctifie le peuple de son rituel ciselé. Où l'on réinvente l'élection des évêques des premiers temps où l'acclamation populaire n'est que le rythme obligé d'une prosodie venue d'ailleurs. Non vraiment le souverain n'est plus qui l'on croyait : expulsé de l'autre côté de la scène, le peuple est spectateur ; refoulé de l'autre objectif il est paysage, contexte ou cadre. Acteur ? que nenni.

Alors, il ne reste plus qu'à l'effacer incontinent. Le maestro de la peopolisation comme on dit maintenant le montre dans ces photos de vote : l'acte est solitaire, presque intime de cet homme s'isolant. Le grand oeuvre va s'accomplir, à l'insu de tous comme pour mieux marquer la précellence de celui qui sortira tout à l'heure de l'isoloir. C'est ceci qui a changé radicalement : l'isoloir a remplacé l'urne. Point n'est plus désormais besoin d'exhausser l'urne sacrée où se noue la transfiguration de l'adoubement : elle a toujours déjà eu lieu, à l'écart. L'élu l'est d'emblée, l'est d'ailleurs : nous n'aurons que le spectacle de sa prise d'armes.

On nous offrira la pâture de scènes simples - celle de l'après, de la sortie du bureau au bras de Madame comme pour mieux signifier à la fois l'ordinaire de l'acte et l'exception du top-model. Le mannequinat, à l'instar de la publicité, a réinventé l'espace infini qui effraya tant Pascal. Formes pures, aussi aveuglantes que le soleil de Platon, figures mêmes de la sortie exceptionnelle, douloureuse, ces images sont, d'au-delà de la caverne, séparées d'autant de feux que d'ombres, l'essence même, l'Idée de ce retournement. Le photographe, le journaliste, le politique enfin, sans doute aussi, ont cessé de regarder les ombres se projetant sur le fond de la caverne. Ils regardent ailleurs, et sortent.

A sa façon, le cirque médiatique a réinventé le règle du philosophe-roi.

Dans cet infime et intime interstice où l'élu ne l'est plus et pas encore, dans cette fugace dérobée où l'élu doit bien contrefaire l'homme ordinaire pour mettre en scène tout à l'heure son exhaussement, se joue toute la vulgarité de cette escroquerie moderne où l'on nous entraîne ou enchaîne : celui-là n'est pas un prochain que l'on peut aimer, mais un élu que l'on doit vénérer. Il n'est pas celui dont on s'approche ou qui vous approcherait mais toujours, d'emblée, celui qui s'éloigne. Je reste ici, lointain spectateur désabusé - ou abusé - tout juste réquisitionné pour brandir drapeaux et clamer ovations. Ce n'est pas tant que le politique se soit mué en spectacle, c'est qu'il est achevé avant même que d'être proposé. Metteurs en scène et critiques, duo tragique de la grivèlerie démocratique, ont mâché le travail, ripoliné le jugement. Je comprends mieux la fascination de certains pour la série télévisuelle à l'américaine : scénario mathématiquement conçu, sociologiquement ajusté, rythme ciselé, on y a inventé l'entêtement d'une cantilène si répétitive que la succession des saisons peut assouvir l'addiction et étancher les peurs.

La modernité médiatique a réinventé la boîte noire, la camera obscura !

La modernité politique a réinventé la restauration - rapide : que craquellent les images, que jaunissent les représentations, qu'importe, il se trouvera toujours une ingéniosité logicielle qui pourvoira à la retouche. C'est la même photographie qu'on nous ressert indéfiniment.

L'irruption du peuple peut bien à l'occasion déranger ce sublime ordonnancement : il n'est pas certain que ceci bouleverse pour autant. Le tribun sera vite requalifié en manager habile et le spectacle pourra continuer comme si de rien n'était.

C'est tout le tragique du peuple : comment être présent quand sa présence même signe l'absence ?