μεταφυσικά
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7) Voir, savoir ; veiller, surveiller ...

Apories Philosopher ? Tout reprendre voir/entendre 1e récit 2e récit 3e récit intuition Ecrire

C'en est presque fini de ce parcours où il s'agissait au fond de dire, à travers mon propre parcours, ce que voulais dire, pour moi habiter et comment fut vécue cette certitude de n'être ni d'ici ni de là. Comment habiter aura signifié d'abord partir ; puis être enfermé ; être protégé pour devenir ; se tenir en équilibre nostalgique ; à la fois protéger, défendre et se mettre en danger ; et, du côté de la pensée, ne pouvoir adhérer à rien. Reste à dire ce que veut dire habiter sa pensée

Au risque de paraître trivial encore faut-il rappeler que savoir suppose toujours distance - qui, à sa façon, vaut exil. Savoir c'est toujours savoir quelque chose, certes, mais c'est toujours quelqu'un qui sait - ou le croit - quelque chose. Mais surtout quelqu'un, qui se pense comme un sujet face à un objet, qu'il pose comme un objet. Il n'est de bonne connaissance que du clair et du distinct affirmait Descartes : oui ! mais la première distinction demeure cette mise à distance - ce qui vaut identiquement pour la conscience et le désir.

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Préalables en forme d'apories

Tout ici semble simple et de bon aloi : je suis en face de cet objet que j'ai distingué, cerné et de cet objet mis à distance, je tire une connaissance et produit un discours, écrit ou non, qu'on nommera selon sa pertinence, opinion ou savoir, philosophie, science ...

Tout ici pourtant me fit toujours question :

- le sujet d'abord : pourquoi donc nommer ainsi - sub-jectus, qui est jeté dessous - celui qui se veut au contraire autonome, auteur de ses actes, de ses désirs, de ses volitions comme de ses connaissances acquises, c'est-à-dire tout le contraire de qui serait soumis ? Certes, - voici question de grammaire comme de logique - il est support d'attributs et se présente comme un je qui sous les apparences diverses et changeantes présenterait une certaine permanence ; certes, il se veut substance, comme le dit Aristote, ce qui se tient en-dessous, c'est-à-dire ce qui est ou très exactement ce qui continue à être ce qu'il était (a) mais voici qu'il s'entend comme ce qui se tient, ce qui se maintient, se pose sans que nécessairement ceci se voie, comme ce qui peut-être se cache sous les apparences. Écran, encore et toujours. M Serres (b) en a dit quelques mots mais ce fut en présentant la théorie de Girard et dans ce contexte même : c'était pour suggérer qu'effectivement ce sujet, loin d'être toujours acteur, était aussi celui qui subissait - éloge ou opprobre - le regard et la violence de l'autre.
Me voici, ainsi, sujet de la connaissance mais sujet qui se dérobe, qui s'éloigne ; sujet, en tout cas, tout sauf évident ; tellement peu qu'il fera bientôt l'objet de méditation, d'analyse, d'introspection. Sujet étrange dès lors que la philosophie s'en saisit mais qui ne parvient à exister qu'en se dupliquant, en devenant lui-même objet : mais que vaut ce je qui pense et que vaut ce que je pense ?
Narcisse Le CaravageCe sujet qui se regarde, ce moi dont Pascal disait qu'il était haïssable, mais qui pourtant ne cesse de se regarder et interroger, au risque du narcissisme, ce moi dont nous ne parvenons pas à sortir pour autant que ni nos perceptions, ni nos représentations, ni nos idées enfin, ne sauraient jamais être autre chose que les nôtres, que nous ne parviendrons jamais à sortir de nous-mêmes pour atteindre l'objet en soi, ce moi qui se veut à la fois bien le plus précieux - pouvons-nous accomplir autre chose que notre propre existence ? - mais se révèle prison qui nous reclut, sépare et empêche de jamais atteindre l'autre demeurant à distance, de tout et de lui-même, ce moi, oui, décidément se tient à distance et se dérobe dès lors que je crois le saisir.
Je sais aujourd'hui que ce sujet est un piège sans cesser néanmoins d'être l'unique horizon. Le peu que je puis - parvenons-nous jamais à avoir prise sur les choses, sur le monde ? - c'est sur moi-même et tout en l'occurrence m'y invite. Et, parce que, narcissiques comme nous ne pouvons que l'être ou anthropocentriques si l'on préfère, il n'est pas d'issue hors de ce sujet, je n'entrevois pas d'autre chemin que de considérer l'autre, et le monde avec lui sans doute, comme un sujet que je ne chercherais pas à soumettre ...

- l'objet, ensuite : plus simple en apparence, il est ce qui est jeté contre moi (ob) c'est-à-dire ce qui résiste alors même qu'il est, au contraire, ce que je désire saisir ( comprendre ou dominer). Il est, la langue le dit merveilleusement, ce sur quoi porte mon effort, ma tension, mon désir ou mon discours ... Mais l'objet n'est pas simple pour autant : il demeure, dans le savoir, ce à quoi je dois me fier ou plier - je ne suis, après tout, objectif que si mon discours coïncide et donc se soumet à ce qui est là, devant moi (veritas est adæquatio intellectus et reis) ; mais est, en même temps ce que dans l'acte, la technique, je veux dominer, décortiquer, utiliser ; assimiler c'est-à-dire précisément me soumettre. Mais ce serait trop simple si mon rapport à l'objet se résumait à cette attitude différente selon la pensée et l'acte. Si l'objet est ce qui se pose là devant et en réalité contre moi, s'il est à proprement parler ce que je ne suis pas, s'il est dans l'ordre du vivant par exemple, ce milieu extérieur à quoi je dois bien m'adapter pour survivre, je ne puis en fait m'affirmer face à cet objet qui me nie de n'être pas moi qu'en niant à mon tour ce qui me nie. La spirale dialectique commence, sans fin, de dépassement en dépassement : à ce jeu, où la violence a sa part, chacun résiste à l'assimilation de l'autre mais on devine bien - autre forme que prend notre narcissisme - que si notre histoire tend difficilement à gommer les aspérités de ce grand combat avec l'autre, elle ne sut ni d'ailleurs ne voulut l'entreprendre à l'égard de l'objet. Reconnaître l'autre comme un sujet c'est sans doute le reconnaître comme un visage, comme un autre moi-même et s'engager, en le mettant paradoxalement à distance, à s'approcher de lui sans le nier ; à l'inverse considérer comme objet revient purement et simplement à le mettre à ma disposition ; à l'arraisonner comme l'eût écrit Heidegger, à le réifier. On a parlé en son temps de désenchantement du monde : oui, de cesser d'y voir un être pour n'y considérer plus que la chose, de quitter insensiblement ce que Comte nommait fétichisme pour se targuer d'atteindre le positif, le scientifique ou le réalisme, nous avons fait de l'objet, non plus un être à part, à distance, mais une chose, inerte, à disposition.
L'objet est ainsi à la fois, non pas contradictoirement mais paradoxalement, en même temps et tour à tour, ce qui me résiste et ne me résiste pas.
Il ne me fait aucun doute sur ce que la mégalomanie humaine qui se résume tout entière dans le devenir comme maître et possesseur de la Nature, réside dans ce grand combat où l'homme comme sujet entend être seul au monde, seul sujet, quitte à scier la branche sur quoi il est assis et rompre la chaîne qui le lie à l'être.
S'il est, à cet égard, raison supplémentaire d'avoir choisi la voie de la pensée plutôt que les vertiges de l'action, ce serait encore celle-ci d'y devoir mettre l'objet à distance pour l'entendre, de se savoir ne jamais pouvoir l'épuiser ni donc le dominer ...

- la distance enfin : je l'ai évoquée déjà, qui semble être à la fois condition et limite. Elle est affaire de tenue en tout cas. Disto, c'est se tenir à l'écart mais c'est aussi être différent. La même tenue que l'on retrouve dans l'épistémologie. Le même écart que l'on déniche dans distinction. Mais je remarque, non sans intérêt, que si distinction désigne aussi l'élégance et la prestance sociale, tout comme mundus, mais en grec désignait aussi l'ornement des femmes, tinguo - τεγγω en grec - indique le fait de mouiller, de teindre ou d'amollir ... Cette distinction, cette mise à l'écart qui me permet de penser les choses en ne restant pas dans le confus et le chaos, est effectivement un acte, une posture : où je me tiens mais en réalité me pose, me fiche à l'écart et où je décolore, désenjolive le monde ; le détrempe et, si l'on suit le sens grec, le durcit. Il y a de l'exil dans cette mise à distance ; il y a de l'écran dans cette séparation. Tout à l'air de se passer comme si la connaissance n'était possible que de loin, et partiellement et c'est bien après tout le cas. Dans l'acte de connaître, il y a ce je n'en suis pas qui me fait étranger à ceci même que je cherche à approcher. Qui me constitue en même temps que me rend impuissant (c) Il n'est rien de plus beau, mais tragique aussi, que cette quête de ce qui fuit ou s'enfuit à mesure qu'on le veut approcher. Qui pense à la fois se tient coi et crie - victime autant que prédateur - préservé seulement du pire par son impuissance même.

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Philosopher ?

Le goût de la philosophie me vint de là : tout ensemble de la découverte de la judéité, du goût de la distance et faut-il l'avouer, d'une franche réticence à l'action.

Mais aujourd'hui, je sais y trouver l'origine inconsciente de mon penchant pour la métaphysique, autant que de ma répugnance à agir. L'action reste pour moi une épreuve où je dois incessamment contraindre mon âme faute d'un sujet qui puisse l'assumer. Lorsque j'écris "je", j'ai la certitude qu'il ne s'agit en fin de compte que d'un artifice grammatical ; mais j'en ignore toujours le sens ontologique. Il manquera toujours au verbe son principe moteur. Je marche, mange, dors et maintenant, j'écris. Avec quelle suffisance pourrais-je donc prétendre être la source de toutes ces actions quand celle-ci est tellement souterraine qui toujours se dérobe et ne se laisse repérer que pour mieux m'échapper encore.

Il m'eût fallu un sourcier. J'en ai rêvé de ces hommes parcourant les terres de long en large, leur étonnant bâton dans les mains. Chez Pagnol, l'eau finit toujours par jaillir ; mais il n'est pas de sourcier de l'âme; tout au plus des prêtres en qui je redoute plutôt le fossoyeur. A vouloir infiniment remonter le cours des fleuves jusqu'au point insécable où fuse la naissance et suinte l'eau, on s'expose seulement à ne plus rien voir ni entendre. Pas plus que la flèche ne s'arrête d'avoir atteint la limite de l'espace, pas plus ne s'élance-t-elle d'un point défini. Car il n'est pas d'autre origine que l'infini de nos désirs.

J'ai vu ainsi naître chacune de mes filles mais je sais bien que leur origine s'étend bien en deçà de cet instant émouvant, où comprimées et fripées, elles s'extirpèrent de leur asile originaire. Leur histoire aura commencé neuf mois auparavant dans la rencontre inopinée de deux corps; mais cette union avait déjà été ensemencée dans un regard ému, subitement éveillé à la tendresse. Qui peut me garantir qu'elle ne se préparait pas depuis longtemps, depuis toujours ? L'origine, la funeste habitude qui nous étreint de tout vouloir expliquer par le début, en croyant y trouver la cause; oui, I'origine est un leurre où nous nous berçons.

Tout fuit; tout passe et m'échappe. J'aurais, comme tout un chacun, aimé proclamer l'ensemencement si rassurant. Au lieu de cela, l'infini encore s'enfonce où je voulais un terme.

Mais être juif et le découvrir me donna le vertige. S'y enfouir, c'est plonger au sein des temps, au plus ancien de l'être. Être juif, c'est participer à la seconde même qui suivit la création. Mais n'est-ce pas, aussi, et sans le vouloir, répéter une défaillance originelle ?
Parce que j'avais voulu comprendre la philosophie, j'appris le grec ; pourquoi ne m'initiais-je point à l'hébreu ? Commercer avec des sonorités si étrangement orientales m'ouvrit l'ivresse de l'éternité, me plongea dans ces récits où Dieu n'était pas encore cet être bonasse qui toujours pardonne, ni déjà plus ce potentat trop froid qui comptabilisait les errances ; mais, enfin, ce partenaire qu'avec passion l'on révère.

Mais la langue n'est pas tout qui peut exprimer la pensée mais si malaisément l'être. J'ai, c'est vrai, le sentiment que toujours nous manque cette proximité d'avec le sacré, qui seule peut offrir le souffle de poursuivre plutôt que la rage de vaincre. J'ai assurément la conviction que l'homme n'est jamais aussi grand qu'en mesurant le fossé monstrueux que rien ne comble jamais, qui le sépare de la grandeur simple de Dieu.

La foi s'éveilla en moi avec l'antique question de l'être, comme pour mon père alors. Nos parcours s'en virent étoffés même si souvent, ils s'écartèrent alors de la norme sociale d'une époque qui désapprit si vite l'être. Mais parce que mon père découvrit dieu sans sa judéité, il nous traça le chemin vers celui ci mais gomma en même temps les couleurs de celle-là.

 

On ne peut décidément pas être à la fois celui qui cueille la rose et celui qui la contemple. L'action pèse aussi sûrement que la passion: l'engrenage y est aussi bien huilé qui vous entraîne au-delà de toute prévision. On peut aimer se mesurer aux hommes; on peut aimer le pouvoir sur les choses et les êtres; on peut aimer tout court. Mais il est faux qu'un homme puisse jamais conjuguer ensemble ces amours-là ! Il est des hommes qui bandent tous leurs muscles dans la seule perspective du pouvoir. Savent-ils que leur âme s'en distend d'autant ?


Ce divorce de l'action et de la pensée m'effare. Il n'y a pas si longtemps au fond, la pensée grecque s'éveillait autour de l'exigence sublime du Connais-toi toi-même ! Un temps où l'on pouvait encore traduire Sophia par sagesse et non pas seulement par savoir. Nous savons aujourd'hui beaucoup sur le monde, mais presque rien sur nous. La philosophie n'a pas tenu sa promesse. Il n'y a pas si longtemps au fond, et presque en même temps, un Dieu parla aux hommes qui délivra un message de paix et d'amour. Un temps où l'on pouvait encore évoquer l'amour sans être ni rêveur, ni ridicule. Nous savons aujourd'hui que seule la violence ne périt pas. La religion n'a pas tenu sa promesse.

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Tout reprendre

Bible de Charles le ChauveLe savoir a partie liée avec la vision : tout notre vocabulaire le proclame - théorie, évidence, contemplation, intuition ...- mais n'échappe pas pour autant de la division. Le geste même de la pensée, parce qu'à sa manière elle est action, c'est d'abord de distinguer, d'analyser, de découper. Son rêve, à la fin, celui de la grande synthèse, serait de réunir mais quand elle y parvient, elle se fait dogme.

Tel qu'il se présente aujourd'hui, le savoir (scientifique) est éparpillé entre des zones différentes (physique, chimie, biologie ...) qui ne communiquent pas toujours bien entre elles et n'ont en réalité de commun que le langage mathématique qu'elles utilisent. Très loin, et de plus en plus de la grande synthèse rêvée au XIXe, très loin de toute dogmatique.

C'est sans doute en ceci que Conche aura eu raison : entre une pensée qui se veut résolument philosophique et la foi, il y a radicale incompatibilité ; Bachelard n'avait pas dit autre chose à propos des sciences.

Oui, il me fallait tout reprendre : je ne pouvais décidément pas, d'un côté, me défier des dogmes en tout genre auxquels je fus confronté et, de l'autre, fonder toute ma démarche sur un credo. C'eût été encourager ce que je dénonçais. Il eût de toute manière été malhonnête de prétendre chercher ce que je croyais posséder. C'eût été en outre me condamner à la glose, à l'interprétation, au commentaire. Il me fallut prendre mon parti de l'éparpillement des savoirs et demeurer vigilant devant toute synthèse trop bien huilée pour n'être ni dangereuse ni malhonnête.

On n'entre décidément pas en philosophie en faisant comme si ! Tricher se voit ! Aucune solution n'est à rechercher dans le cahier du maître comme le rappelait Bergson : de ce point de vue en tout cas Descartes reste indépassable. Il n'est pas vrai que nous puissions faire l'économie de cet arasement initial.

Ce ne me fut pas un travail mais un engagement ; il n'a pas de cesse et n'en peut avoir. Curieux chemin en tout cas où l'on est en brillante compagnie - il y a bien pire commerce que celui de Platon, Spinoza, Anaximandre ou Conche ... - mais où l'on demeure pourtant invariablement seul. On ne pense pas bien dans le brouhaha de la place publique : l'image n'est pas fausse qui fait du philosophe cet être à l'écart qui paradoxalement s'éloigne d'autant plus qu'il cherche à s'approcher de l'humain ... Exil, encore. Écart des vanités du monde, ce qui n'est pas grave ; des autres souvent ; des siens, ce qui l'est beaucoup plus ; et, parfois, perte totale de la sensation de la durée comme si rien des trépidations du siècle ne pouvait altérer cette quête étale qui contrefaisait parfois l'éternité. Je mis longtemps à trouver non une vérité mais un chemin ; ceci a un nom : méthode. La tâche m'en fut assurément facilitée par la faillite globale de ces grands systèmes qui m'avaient néanmoins appris à me poser, me battre et débattre. Subitement, après les engouements frénétiques pour les idéologies ... la grande débandade, la désertion et, parfois, la trahison. Il faudrait sans doute écrire l'histoire de cette abdication en rase campagne qui vit la victoire, par défaut mais par lâcheté aussi, du pragmatisme libéral le plus éhonté ; toujours est-il qu'on cessa ici et là de croire ; on n'en pensa pas mieux pour autant. Les uns se mirent à compter ; d'autres à s'affairer ; certains même s'entichèrent de diriger. Le silence de la médiocrité plana sur le désengagement de tous. Fin de l'histoire !

Au moins pus-je m'ébattre à ma guise sans craindre le regard sourcilleux de celui-ci ou celui-là. Dans le camp des déserteurs, les aveugles étaient rois ...

Mais on ne bâtit rien sur du sable : Descartes l'avait joliment esquissé. Il faut un point d'appui !

Le mien fut quelque chose que j'ose à peine nommer voix intérieure et pourtant il s'agit bien de cela. Quoique je fasse ou pense, quand bien même je l'eusse préalablement passé au crible de la critique ou à l'acide du doute, je ne pouvais faire fi de ce sentiment - mais en était-ce un ? - que ce fût juste ou non - dans les deux sens du terme. Je l'avais compris depuis longtemps : il n'est pas une de nos actions qui ne suppose une évaluation implicite - une idéologie ou une métaphysique ; pas une de nos pensées qui ne porte en elle un axiome préalable. Or tout ensemble, évaluation, idéologie, métaphysique, axiome, tout ceci m'entraînait toujours dans le même sens. J'eus beau me dire que c'était ici l'ultime rémanence d'un Sur-moi que je n'eusse pas suffisamment décrypté, ou la viscosité de préjugés plus résistants que je ne l'eusse désiré, leurs voix sussuraient toujours. Oh je n'étais pas le seul : après tout Socrate n'évoquait-il pas son démon ?

Cette voix avait tout de l'immédiat : non pas le fruit de quelque raisonnement ou de quelque observation ; quelque chose au contraire d'originaire, toujours déjà présent comme une pierre d'achoppement où j'échouais sempiternellement, une voix que je ne pouvais taire. Un scandale, oui, ce que le grec nomme σκανδαλον - piège, obstacle pour faire tomber. Pouvais-je oublier que Kant avait barré la route d'une intuition intellectuelle, d'un mode d'appréhension qui fût immédiat comme l'est l'intuition sensible, mais portant sur l'idée, l'abstrait sans pour autant être le fruit de la transaction d'un raisonnement, d'une déduction, d'une argumentation ? Elle était là, pourtant, qui résonnait.

Qu'était cette voix que ne pouvais s'éteindre ? de quelles abysses ou de quelles hauteurs surgissait-elle ? de quelles illusions ?

Je ne pouvais cependant pas oublier que c'était ce même terme - σκανδαλον - que l'on retrouvait dans 1 Pierre, 2,8

L'honneur est donc pour vous, qui croyez. Mais, pour les incrédules, La pierre qu'ont rejetée ceux qui bâtissaient Est devenue la principale de l'angle,
Et une pierre d'achoppement Et un rocher de scandale; ils s'y heurtent pour n'avoir pas cru à la parole, et c'est à cela qu'ils sont destinés.

D'achoppement la pierre était devenue d'angle : la même inversion qu'entre la sagesse et la folie (1Cor,1,25) !

Piège ou soutènement ?

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Voir, savoir ? valse hésitation entre voir et entendre

La langue nomme cela intuition qu'elle ne distingue pas toujours, au moins dans l'usage courant de prémonition. Avoir de l'intuition y revient souvent à anticiper, prévoir mais toujours avec cette idée que le raisonnement n'y eût aucune part. L'allemand quant à lui dit Empfindung - Kant utilise ce terme notamment. S'y entend trouver justement, plutôt que de chercher, mais aussi découvrir, rencontrer liée à la particule emp la particule - éloignement, encore et toujours. Intuieri, en revanche, suggère plutôt l'image, le regard mais attentif que l'on porte sur quelque chose quand l'intuitio désigne l'image réfléchie par le miroir.

L"intuition hésite ainsi entre image et son, qui auraient néanmoins en commun d'être des instantanés ; des flashs et, pourquoi pas, des aveuglements.

S'agit-il de cette imagination scientifique qu'évoque Bachelard par exemple et qui fait la démarche rigoureuse partir en réalité toujours de la fin - de cette hypothèse surgie non pas de nulle part puisqu'elle s'appuie sur tout le corpus de connaissances et d'expériences déjà acquis, mais d'on ne sait où tant elle échappe au labeur et à l'effort, toujours inédite, souvent intempestive ? Mais est-ce un hasard si on l'appelle imagination cette faculté de se former des représentations abstraites ? Est-ce véritablement un hasard si elle jouxte si intimement ce qui fait le prix de l'art et le mystère de la création ?

La pensée est toujours pensée de quelque chose qui ne m'est peut-être pas donné - au sens où quelque puissance céleste en ferait présent ou bien vous y appellerait, mais à coup sûr qui s'incruste aux prémisses de toute démarche, comme un principe, ou un axiome. Voici l'alpha. Qui demande à être analysé, prouvé ou vérifié, et se retrouve donc à la fin, comme conclusion. Voici l'omega.

1e récit : le don de la loi au Sinaï

Première configuration - apparemment la plus dogmatique - celle de la Révélation où le principe se présente comme un donné irrécusable ... et d'abord une exception. Même si la parole est transmise par le truchement d'un intermédiaire prophétique, Dieu y intervient directement. Moïse est prophète (d) : interprète des dieux dit le dictionnaire, non, plutôt transmetteur. On peut y considérer la figure emblématique de tous les dogmatismes et, certes, les interprétations littérales qui en furent faites n'y contreviennent vraiment pas ; on peut aussi, simplement, y voir posé le fondement de la loi, le principe de la loi et entendre alors la révélation comme la simple mise en évidence de la nature axiomatique de toute pensée, de toute philosophie, de tout droit.

Mais il y a plus : cette histoire prend place sur les hauteurs, sur une montagne. Elle est, dans l'ordre de l'exhaussement le point extrême accessible ; un point limite - celui, précisément que la tour de Babel avait transgressé. Cet épisode, en même temps qu'il dit la loi transmise ; en même temps qu'il préfigure tous les actes de transmission, en même temps qu'il consacre la prééminence de la Parole sur l'acte violent, dit la frontière en même temps qu'il fonde une alliance, en même temps qu'il est lien.

Une frontière, oui, qui sépare le divin de l'humain, une frontière symbolisée par le Sinaï, mais une frontière à nouveau qui laisse apparaître ses trois couches :

- au bord intérieur ce qui protège : Dieu ne se montre que de dos. (Ex, 33,18-23)

- au mitan, Moïse qui est le grand traducteur mais qui avant de transmettre fait passer du registre de la lumière et donc de la vue à celui de la parole et donc de l'ouïe.

- au bord extérieur, ce qui défend, interdit, menace contre toute intrusion, le peuple maintenu à l'écart au pied de la Montagne, la colère divine lors de l'épisode du Veau d'or mais surtout ce buisson ardent qui aveugle, cette face de Dieu qui ne se pourrait voir sans périr ...

 

Comment oublier que, repoussant le peuple au pied de la montagne, Dieu se laissa bien moins voir qu'entendre ... Moïse peut bien s'approcher, il sera ébloui et ne verra finalement Dieu que de dos, s'il entendit sa voix tonitruante.

Voici relation étonnante : la frontière entre le divin et l'humain est marquée et dans l'épaisseur de son trait, il y a bien cette porosité qui par semi-conduction laisse passer le message, laisse tonner la parole. En revanche, la vision reste impuissante : la lumière aveugle et marque comme si l'ouïe était, contrairement à nos habitudes de pensée, faculté plus ample, plus féconde.

Dieu est celui qui voit mais ne peut être vu - semi-conduction ; celui qui parle et peut être entendu - dialogue, réciprocité. A sa façon, le récit raconte, au moins du point de vue de l'homme, l'immense supériorité de l'ouïe sur la vue

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2e récit : Panoptès

panoptiqueLe grand rêve d'un J Bentham aura été, on le sait, de voir sans être vu ; celui de Junon de surveiller son intempérant époux.

M Foucault dans Surveiller et Punir avait en son temps montré ce qui pouvait se jouer de pouvoir dans la visibilité et l'exigence de transparence sociale que réalise l'invention de la police. Punir efficacement et justement impliquait de tout savoir et donc de tout voir. L'ironie et le grand effort d'arasement rationnel feront que la surveillance - prison - deviendra la forme emblématique de la punition, tout juste distincte en durée selon la gravité de la faute commise. La vue est ici figure autant de prévention que de sanction. Une figure de pouvoir. Semi-conduction encore, puisqu'il s'agit pour une autorité qui se voudrait efficace de voir sans être vu. Celui qui est sujet, soumis, c'est justement celui qui reste toujours visible, repérable.

La vue est ici auxiliaire du pouvoir au moins autant que du savoir.

Mais plus riche d'interprétations sans doute que cette histoire réelle, celle que reprend Ovide dans ses Métamorphoses. Junon, agacée par les infidélités de son divin époux cherche à le prendre sur le fait. Elle a besoin pour cela de quelqu'un qui ne se laisserait pas abuser par les constantes métamorphoses de Jupiter, de quelqu'un qui verrait tout, tout le temps. Il s'agit de Panoptès - Πανόπτης - aussi nommé Argos qui a la particularité d'avoir des yeux sur tout le corps ce qui lui permet de voir tout, tout le temps aussi puisque lorsqu'une partie de ses yeux est endormie, l'autre veille. Bentham, assurément, devait connaître cette histoire : c'est après tout la même que celle de nos hôpitaux, prisons ou école ...

RubensVoici Jupiter pris au piège de la vue - à proprement parler, surveillé. Panoptès le voit se métamorphosant et donc n'est trompé ni par l'agilité ni par la ruse. Tout savoir c'est tout voir. La vue, suprême dispositif du pouvoir ? Pas sûr ! Jupiter, ne s'avouant pas vaincu, fit appel à Mercure (Hermès) le dieu des messagers, des commerçants et des voleurs mais aussi l'inventeur de la musique. Le voici charmant Panoptès de cette musique inédite qu'il n'avait jamais entendue ... et l'endormant ou, selon les versions, l'émouvant tellement qu'il en eût tous ses yeux embués de larmes. Il ne lui reste plus qu'à le tuer.

Voici l'audio prenant le pas sur le visuel. Le discours sur l'image. Nous n'en sommes jamais revenu. L'âge classique, rationaliste jusqu'aux délices, n'aura de cesse de déconsidérer les sens pour la part fallacieuse qu'ils véhiculaient : l'image n'était plus seulement faible, elle devint trompeuse. Savons-nous, qu'en jetant ainsi le discrédit sur elle nous ne faisons pourtant que reprendre les termes de l'antique discorde de l'iconoclasme que le second concile de Nicée (787) n'épuisera pas.

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3e récit : le poète juif assassiné

Le héros Paltiel Kossover, pris dans la tourmente des purges staliniennes, se voit condamné à ne pas parler, pas même à penser - celle-ci n'est-elle pas un dialogue intérieur aux dires de Platon ? Il est condamné à la pire des tortures, pour un poète, mais pour tout homme, assurément, ne plus pouvoir passer à l'acte de la parole. Comment oublier ce passage de Wiesel qui m'aura tant marqué, que je crois l'avoir cité ici à de nombreuses reprises et ne savoir m'en détacher vraiment :

Le Rabbi de Worke se trompe. Il dit que le cri le plus haut est celui qu’on contient. Non. C’est celui qu’on n’entend pas ; c’est le cri qu’on voit.

La torture absolue, suggère-t-il, c'est quand le chemin de la parole est barré. Autre façon de dire, comme le laissait entendre Ovide que l'ouie prévaut sur l'image. Un peu comme si l'humanité de l'homme se jouait plus sur les sons que sur les images ou que dans le partage entre le divin et l'humain, l'image fût la prérogative de ce dernier ou que, puisque représentation du réel de toute manière il y a, celle que pût offrir la musique parce qu'universelle, ou la parole, parce qu'abstraite, fût plus ample, riche et, finalement fidèle, que l'image si brouillonne, confuse et entremêlée - si fallacieuse, pour tout dire. Ou que le silence fût toujours signe de mort ce que l'on sait vrai tant pour les relations humaines que politiques. Il n'est pas vrai que l'on puisse faire silence, fût ce dans sa tête : ce qui raisonne fait en réalité vacarme immense. C'est être que faire musique.

Mais il dit plus : l'épouvante quand les images cessent de se transformer en mots !

Oui, il y a un chemin mais il est unilatéral - semi-conduction ai-je écrit : l'acte de la création va de la Lumière éblouissante à la parole, mais pour moi, le chemin est barré qui va du lux fiat à l'effervescence de la lumière. Qui me crée et parle me considère au moins comme un être susceptible d'entendre, de comprendre, de choisir, d'obéir ou d'aller ailleurs. Sa parole me constitue. Vouloir remonter au delà de la Parole, se nicher sur le promontoire de l'infini, c'est, au-delà de toute logique vouloir penser au-delà des principes, remonter à l'instant d'avant et faire exploser toute cohérence.

J BoschIl n'y a rien au delà des principes ou rien qui n'aveugle, indéfiniment. J Bosch représente la création sous la forme d'une sphère fermée sur elle-même et, paradoxalement, si un rayon de lumière l'illumine, tout alentour n'est qu'ombre et obscurité. C'est à peine si l'on repère, en haut à gauche, un homme tenant un livre : Dieu dont l'inscription, reprenant un verset d'Isaïe énonce Lui parle, ceci est. Lui commande, ceci existe.

Voici qui me ramène à Platon : certes, la lumière y est au-dehors à quoi il faudra lentement s'accoutumer ; chaque étape de la sortie sera ainsi accompagnée d'éblouissements soulignant combien la conversion ainsi engagée est loin d'être aisée. Mais Platon n'avait-il pas souligné combien la redescente dans la caverne représentait symétriquement la même gêne, un aveuglement tel qu'il faudrait contraindre les philosophes à reprendre ce chemin et s'y occuper des affaires humaines ...

Voici qui me ramène à Thalès que trop de lumière empêchait d'observer ciel et étoiles et qui ne dut qu'au puits où il descendit de pouvoir enfin contempler. Comme si ce n'était pas l'ombre qui empêchait de voir, mais la lumière ou que, plus justement ce fût le contraste d'entre les deux, la différence ou mieux, la frontière, qui rendît la vision possible.

Et si tous nos modèles étaient inversés ? Que ce ne fût pas à l'extérieur qu'il fallût chercher mais à l'intérieur - de la caverne, de nous mêmes ? - et que la langue eût définitivement raison d'ériger impulsion en antonyme parfait d'expulsion ?

Comment ce globe transparent ne ferait-il pas songer à cette intégrale des perspectives, à cette croisée des points de vue qui ferait le savoir total ? Comme si la création n'était autre que la représentation géométrale du divin.

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Intuition ou vision intérieure

L'intuition est un don sacré et la rationalité en est un loyal serviteur.
Nous avons créé une société qui honore le serviteur et a oublié le don
Einstein

Voici qui me ramène à l'intuition - à cette parole intérieure qui subitement m'apparaît non plus comme une voix mais bien au contraire comme une vision. Maître Eckart le suggère :

Si l'âme était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n'aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l'âme afin que l'oeil de l'âme s'exerce et se fortifie pour supporter la lumière divine. Comme l'éclat du Soleil ne tombe pas sur la Terre avant d'avoir été, au préalable, atténué dans l'air et répandu sur d'autres choses, parce qu'autrement l'oeil de l'homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d'une puissance et d'une clarté telles que l'oeil de notre âme ne pourrait la supporter si notre regard n'était pas affermi par la matière, élevé par des images, dirigé vers la lumièré divine et progressivement habitué à elle. L'oeil dans lequel je vois dieu est le même que celui dans lequel dieu me voit. mon oeil est l'oeil de dieu sont un seul et même oeil, une seule et même vision , une seule et même connaissance, un seul et même amour.
Maître Eckart Sermon 32

L'écran encore, qui est le monde en lui-même, protecteur, comme si la conversion ne pouvait être qu'un long moment d'accoutumance ou qu'exister fût une indécise accoutumance à l'être. Un monde qui nous épargne la mégalomanie de nous prendre pour le divin, mais un monde qui est l'exacte interface d'entre lui et nous. Ce qui suppose que le monde soit quelque chose comme le regard divin porté sur sa création et qu'il me puisse à raison d'efforts, de veille, devenir demain le regard, désormais supporté que je puis jeter vers Dieu.

J'aime assez cette idée d'une connaissance qui s'exhausse pour bientôt dépasser la limite de nos points de vue si particuliers, dépasser celle des mots et atteindre ce point, à la frontière, où tout s'évide d'être évident.

Alors oui, quand même : Kant a peut-être tort, il y a bien, troisième voie d'entre la raison et l'intuition sensible, une intuition qui dépasserait les limites des deux premières, mais qui précisément, au lieu d'être une voie serait une vision, serait, puisqu'il en fait écran, l'autre côté du miroir du monde.

Que nous ayons désappris le monde, je ne le sais que trop ; qu'il nous faille en retrouver le chemin, je n'en doute pas. Nous en usons et l'usons trop pour le regarder encore, lui qui est pourtant l'œil de l'infini ...

Mais je sais désormais que si savoir il y a, il se conjugue en images qui seules m'en augmentent.

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Écrire ? Parler ? être en veille

Je comprends mieux pourquoi me hante l'écriture et trouble la photo. Pourquoi je tente là une morale, ici une métaphysique après avoir abandonné tout espoir d'une écriture esthétique.

Je ne puis pas dire que j'aie trouvé ni plus que je sois perdu : je tourne autour d'une image qui se sera lentement extirpée de la confusion initiale pour laisser émerger, ici un peu, là de plus en plus, des îlots de sens.

D'aucuns (fut ce Picasso, ou bien Einstein, je ne sais ) affirmèrent avoir d'abord trouver et chercher ensuite : élégante manière de suggérer l'éblouissement initial qui vous survient toujours de manière inopinée, en l'ayant certes toujours désirée mais ne pouvant la susciter par aucun labeur.

Je sais juste que le chemin de la raison, tout incontournable qu'il soit, ne sera jamais qu'une des formes, pas même la plus prodigue, du regard qui se porte vers cet infini qui nous interpelle ; qu' entre l'esthétique la plus apurée et la méditation la plus précautionneuse, il doit bien exister, oui, un intervalle où se nicherait ce dont désormais je rêve : une image qui parle ; une page qui dessine ; un argument qui chante.

L'opéra, à coup sûr, s'en approche. Je rêve d'une philosophie qui eût les accents de la Flûte enchantée ...

 

Pourquoi écrire sinon pour transmettre et donc braver ce flux incessant de l'être qui s'égaye dans le sable ? Écrire est un rêve d'intellectuel ou bien l'effroi de l'âme; mais toujours un pari vaniteux contre le temps. Avoir quelque chose à prouver est une prétention dont je n'ose arguer; je préfère, même si c'est difficile, laisser suinter la sensation presque muette.

Malgré cela, malgré l'angoisse de l'échec, malgré la sottise qui frappe toujours par revers quand l'on n'a écrit que d'insipides fadaises; ma plume ne cessa jamais de s'affoler sur la feuille quitte à ne la laisser jamais achever la page, comme pour mieux s'assurer qu'elle ne me quittera pas

Je crains tellement la morbide souillure que j'eusse laissée derrière moi ; je devine tant l'impossible alchimie de l'être pour espérer jamais aider à son accomplissement. Je n'en ai pas la prétention; juste celle de laisser le moins de signes possibles ; le moins de lourdeur en tout cas.

Il est dans l'œuvre humaine une rage à lutter contre la mort et le temps qui peut séduire tant elle est tragique. Sans doute, le peintre depuis vingt ans cherche-t-il à traduire cette musique intérieure qui le hante et y parvient enfin dans cette courbure si chaste de son paysage; sans doute le vieil écrivain, plongé mélancoliquement sur son oeuvre faute de pouvoir écrire encore, en ressent-il un tel mélange d'insatisfaction fière et de tristesse exaltée qu'il reprendra une ultime fois la plume à la recherche d'une enfance où il croira entendre un dernier écho de vérité ; sans doute le jeune homme pleure-t-il devant l'avènement de son enfant. Oui, tous ils participent, chacun à sa place, à la grande lutte séculaire contre la mort sans laquelle se perdrait toute mémoire.

Mais sommes-nous si sûrs que ces espaces, mêmes intérieurs, méritent d'être retenus ? Pouvons-nous vraiment, face à la glace matinale, nous regarder et nous dire: "Je compte !" ? L'artiste s'efface bien devant son oeuvre, pour qu'elle vive. Pourquoi le père ne se retirerait-il pas devant l'enfant ?

 

 

Dans la fresque qu'il consacre à la création, Raphaël donne à voir le même doigt tendu que Michel-Ange mais c'est ici pour séparer terre et eau au troisième jour. Il est le savoir autant que l'être : il sépare et nomme, ciel et terre ; vivants et plantes. Puis l'homme pour réunir tout cela. Il distingue et unit.

C'est tout un.

Tout est ici ; je le sais et je le sens.

Je ne me sais que l'écriture pour ainsi à la fois rassembler et distinguer ... Alors continuons.

 


a) que les grecs désignent comme ουσία essence, être mais aussi fortune, richesse - qui est dérivé du participe présent- ων- du verbe être - ειμι

b) Discours de Réception de R Girard

c) Emmanuel Levinas Le temps et l'autre, p 83

Si on pouvait posséder, saisir et connaître l'autre, il ne serait pas l'autre. Posséder, connaître, saisir sont des synonymes du pouvoir.

d) prophète : προφήτης composé de pro et de φημι qui signifie rendre visible d'où transmettre par la parole, résumer les paroles de quelqu'un ; le préfixe vient en rajouter sur le passage de l'un à l'autre, sur la dimension traductice ...

e) l'histoire est reprise par Serres dans son ouvrage Yeux