μεταφυσικά
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6) Parcours erratiques ... voies étroites et impasses

 

De la joie, oui, de n'être pas ceci ou cela, de n'être pas d'ici ou de là, de ne pas tout voir, de ne pas même le pouvoir ni d'ailleurs le vouloir ; de se refuser à l'absolu - tout juste de s'insinuer dans les fibres poreuses de l'infini.

Mais pourquoi avoir alors voulu emprunter les chemins sinueux de la philosophie ?

Tout n'est peut-être qu'affaire de rencontres, de hasard ou de circonstances si l'on veut bien entendre par là, répétons-le, ces postures répétées qui nous font tourner en rond, souvent, en tout cas autour d'une voix qui tourmente, d'un paysage qui scande ou d'un rythme qui éblouit et que nous ne savons ni ne voulons étouffer. Il y aurait quelque présomption, voire délire joliment romantique à évoquer une vocation. Personne, ni un père sourcilleux ni une puissance célèste ne se sera penché sur mon berceau, n'aura hanté mes rêves d'adolescents, pour m'indiquer la route à suivre. Non, simplement, comme il arrive parfois, un enseignant qui se présenta avec seulement plus de présence - de charisme ? - et qui subitement plaque sur vos doutes la force d'une évidence ... J'eus ainsi la chance de savoir tôt où je voulais aller ...

J'avais pourtant choisi une route qui m'éloignait : en ces temps où l'on eut troqué la Vulgate contre un casuistique autrement plus implacable, où la moindre recherche, le doute le plus ténu paraissait trahison ou médiocrité petite-bourgeoise ... Je venais de quitter la foi paisible et bienveillante des miens qui comprirent mal pourquoi je m'aventurais à quérir ailleurs ce que je détenais déjà et voici que je me retrouvais engoncé dans un cénacle impétueux où la vindicte le disputait à une générosité trouble. J'y appris à débattre, à contourner les pièges d'une dialectique trop contorsionniste pour n'être pas sulfureuse, des étonnements infinis devant l'engouement mis à briser, refouler sans jamais fonder ; me pris parfois au plaisir des débats sans fins ...

Dira-t-on jamais assez les délices castratrices d'une époque qui mit cul par dessus tête, la morale bourgeoise - mais n'était-ce pas un pléonasme ? : cet humanisme qu'il fallait dépasser de n'avoir été qu'une illusion classique ; la république qui n'avait jamais su qu'être arme torve retournée contre la classe ouvrière. On y entonnait avec une ferveur digne des plus grands inquisiteurs la puissance de la structure et la nécessité de la dictature. Y crus-je ? Non pas ! Y participais-je ? Un peu ...

J'y étais mais n'en étais pas. C'est de cette époque que date mon incapacité à adhérer à quoi que ce soit : la crainte d'y voir rognée ma liberté ? oui sans doute. Mais l'incapacité de me retrouver totalement dans une δόξα dont certes je partageais ici et là quelques préceptes mais dont le trop savant - et si rugueux - ordonnancement me faisait frémir : rejoindre ainsi mes camarades, accepter de me laisser former dans ces écoles du parti qui pour la règle épurée, austère et tranchante semblaient devoir imiter les renoncements les plus mystiques des couvents médiévaux, qui pour l'enthousiaste observance d'une parole intacte qu'il eût suffi de relire et d'interpréter contrefaisaient trop la componction suintante des séminaires que la morgue du siècle avait désertés.

Mais surtout l'effroi devant le nous ! Je ne savais dire nous, ne le pouvais ni ne le voulais. Toute la violence du monde s'y drape et se rengorge de ce nous que je ne puis entendre sans une profonde tristesse. Avec lui, tout le tranchant de la certitude et la propension incroyable à épurer et bientôt émonder d'entre ceux qui surent rester dans la ligne ... et les autres, tous les autres. Avec lui, la périlleuse fatuité de parler au nom de tous, la mégalomanie impardonnable d'avoir cru réussir l'alchimie secrète du vrai et du groupe. Qui dit nous, s'avance et bientôt devance, dit la règle et bientôt dirige. Et dicte bientôt ce qu'il aurait fallu penser si nous n'avions été faibles. Un ennemi ? sans doute ; un danger, assurément.

C'était un de ces jours où je proclamais ma judéité et m'étonnais que la leur fût si feutrée, si étouffée dans le bronze du quotidien. J'avais au hasard des rencontres et des combats de ma jeunesse, tempéré mon ardeur guerrière et essuyé bien des questions. En ces temps révolus maintenant où le combat semblait limpide contre l'odieux impérialisme américain, où la guerre le disputait à la lutte, du Viêt-nam au Proche-Orient, de manifestations en assemblées générales, en ces temps où le mal était si simplement capitaliste même si le bien, plus ambigu était socialiste, sans pourtant se confondre avec l'URSS, en ces temps où la bourgeoisie veule et sotte semblait étouffer la jeunesse française et brider ses universités ; en ces temps-là, je dus bien affronter l'aporie scandaleuse d'un Israël qui campait, pour la première fois de son histoire, du mauvais côté de la frontière. Il était de bon ton d'être pro-palestinien. Il me fallait choisir d'être contre les miens. Dois-je dire que je souffris de ces moments où le devoir scabreusement écartèle en d'impossibles alternatives ?

- "Vous, les juifs..."

Ainsi commençaient souvent les invectives de mes camarades, pas toujours charitables, ravis de me sentir dans l'embarras, vite enclins à me sommer de choisir entre le sang et la raison.

Pour eux, encore et toujours, le juif était l'autre. Celui que l'on combattait. Il n'y avait évidemment aucune haine raciale, juste une ferme opposition politique. Du moins le croyait-on. J'aurais aimé leur dire leur totale méprise. Pourquoi ne posaient-ils jamais la seule vraie question qui valût d'être posée ?

- Que veut dire, pour toi, aujourd'hui, d'être juif ?

Elle m'eût embarrassé, sûrement, cette question presque impossible qui trame notre parcours et fonde notre sensibilité; au moins eût-elle placé l'enjeu où justement il se posait, loin au-delà des antagonismes politiques, au cœur d'une antienne sacrée que l'industrieuse raison de la modernité a cessé d'entendre.

Mais cette question, personne ne me la posa jamais. Le juif ne les intéressait qu'autant qu'on lui pût faire reproche. Il est l'essence même de ce que l'on reproche.

Je n'en avais sans doute alors que le pressentiment : sous l'invective doctrinaire, n'était rien d'autre qu'une représentation simplifiée à l'extrême - manichéenne pour tout dire - où le vrai jamais ne se mêlait d'illusion, où ne subsistait aucune alternative d'entre servir la grande cause - joliment parée de vertus prolétariennes - et la trahison pure et simple. J'avançais, revêtu seulement de la grande leçon kantienne et me heurtais, sans l'admettre toujours, à la plus anguleuse des intolérances, ébloui que je fus par la grandeur d'un idéal de libération ... Et il m'arriva, plus souvent qu'à mon tour, de me dire pourvu que ces gens-là, jamais, n'accèdent au pouvoir !

C'est Hume, décidément, qui avait eu raison : cette petite phrase, surprise dans le Traité sur la Nature humaine, que je lus alors non par envie mais par devoir - un empiriste pouvait-il écrire autre chose qu'un éloge pré-capitaliste du pragmatisme ? On n'est jamais tolérant par vertu, mais par la seule conscience que nous acquérons de l'impossibilité d'une vérité définitive. Oui, bien sûr ! Cette leçon je ne l'oublierai jamais pour la menace qu'elle suppose.

N'accéderions-nous qu'au prolégomènes d'une vérité que nous serions déjà des tyrans !

Tant, après tout, qu'il ne se fut agi que de brocarder l'idée d'homme et, d'autour des trois grandes humiliations freudiennes, d'à partir des structures élémentaires ou de l'archéologie du savoir, ou bien encore du déterminisme systémique des infrastructures économiques, l'exercice était salutaire, en tout cas plutôt roboratif et eut tout pour enthousiasmer des jeunes esprits en mal de pertinence. Mais dès lors que ce travail du soupçon délaissait les travées de nos amphis pour envahir le monde réel, la fin de l'homme prenait subitement des couleurs insupportables.

Ceux-là venaient seulement de réinventer une nouvelle sainte trinité ! Pouvais-je comprendre alors ce qui dans cette révolte-là se jouait de mimétisme gémellaire ; combien à ce jeu, ils ne firent que déplacer l'hydre antique de l'empire, ne firent que changer les paroles d'un effroyable refrain.

Non, décidément, je ne pouvais en être même si je défilais encore avec eux. Les batailles infinies où l'on se jetait imperturbablement tous les ismes imaginables à la figure de l'autre me devinrent de plus en plus étrangères : je n'avais pas délaissé Charybde pour adorer Scylla.

Est-ce pour cela qu'en philosophie je délaissai progressivement le politique pour l'épistémologie puis celle-ci pour la métaphysique ? Sans doute. Je voulus décidément comprendre ce que penser signifiait et impliquait. Ces terres, apparemment moins mondaines ne m'en furent pas moins troublantes pour autant.

L'épreuve avait été salutaire qui me mit en face de la vérité de l'autre. Voici des jeunes gens, certes, intrépides, généreux et enthousiastes à l'excès,sans doute, mais pétris de savoir, rompus à la plus fine des dialectiques qui néanmoins tombèrent dans le piège. Le même que celui où tomba Heidegger !

Comment ? La pensée la plus profonde, la raison la plus prudente qui soit, l'ascèse la plus rigoureuse de la preuve, le souci le plus humble de la démonstration ne suffisaient donc pas à éviter sinon l'erreur, au moins l'horreur ? La grande leçon cartésienne était donc fallacieuse ? Celle des Lumières illusoire ? Quoi, la raison ne ferait donc finalement que véhiculer les préjugés les plus infâmes le long de la chaîne des raisons ? Que la raison fût incapable d'atteindre l'absolu était leçon qui me convenait qui me ramenait à mes attaches les plus intimes mais qu'elle fût impuissante à vous prémunir au moins contre la haine, la violence me reste, aujourd'hui encore blessure béante dont je ne suis pas certain de m'être remis jamais.

Où était le chemin, puisque je m'entêtai à supposer encore qu'il y en eût un, où était la méthode, puisque je m'obstinai à supposer nécessaires quête et prudence ? Entre les deux écueils d'une contemplation ivre de parousie et d'une action folle d'efficacité, devait bien pouvoir se frayer un sentier, ronceux sans doute, pentu et épuisant à n'en pas douter, mais une voie quand même ...

Je l'entends encore, mon père, s'inquiétant de la voie philosophique que j'avais empruntée : oh ce n'était pas pour les médiocres perspectives professionnelles qu'il redouta d'autant moins qu'elles prirent les formes de l'enseignement où de me voir suivre ses traces devait bien un peu le réjouir. Non c'était bien plutôt pour les sèches limites de la raison où il n'envisageait qu'un médiocre outil incontournable sans doute mais à manier avec circonspection, presque avec méfiance, avec un doigté dont il ne me sentais pas encore capable. Se fourvoyer, tel est le verbe qu'il employa ! Tu vas te fourvoyer. Il était sûr que dans l'affaire j'allais bientôt bifurquer ; m'éloigner ; me perdre. Cette foi qui faisait toute sa vie muette, cette confiance qui lui était l'ultime viatique lui interdisant de désespérer, s'éployait tellement à l'écart de tout raisonnement, si puissamment au-delà de toute émotion en même temps, qu'il ne l'imagina pas autrement que comme cette énergie qui autorise encore de mettre un pas devant l'autre. Il n'avait pas oublié et ne le pouvait pas. Je l'entends encore répéter l'antienne pascalienne : au dieu des philosophes et des savants, trop mécanique, trop froid, il préférait assurément celui d'Abraham, Isaac et Jacob. Où est le sage ? où est le scribe ? où est le disputeur de ce siècle ? Dieu n'a-t-il pas convaincu de folie la sagesse du monde ? (1 Cor, 1,20) Ce chemin, pour lui, était impasse.

Je ne pouvais lui donner tout à fait tort ; ne me résolus pas à lui donner raison. Il y avait dans le φιλεῖν de philosophie assez de puissance, l'espérais-je tout au moins, pour colorer d'humanité cette σοφία qui confine si souvent, il est vrai, à la folie ...

Que cherchais-je alors que je ne quête encore sinon cette voie étroite où se jouxteraient enfin l'appel du large et le souci de l'autre ? Je ne crois pas avoir voulu jamais atteindre quelque vérité que ce soit, de la pressentir trop aveuglante mais ignore trop peu le repère qu'elle nous offre et la borne où elle nous retient pour en faire fi. D'entre le lien de religion, et sa distorsion dans la négligence il doit bien y avoir un milieu - juste ou non !

C'est ce point, qu'aujourd'hui encore je cherche, cette croisée ou cette frontière qui borde ou cet écran qui révèle autant que protège ...

M'aura longtemps fasciné la tentative augustienne de faire se jouxter, fût ce à la fin, Cité de Dieu et Cité des hommes : il y avait bien l'idée que si la révélation était incontournable et que l'homme n'eût pu découvrir tout seul le vrai, néanmoins ce qui est ainsi offert ne peut pas ne pas être ni cohérent, ni logique, ni donc accessible à la raison ; que si ce que l'une propose déborde en tout lieu ce que déniche l'autre, en revanche elle le contient nécessairement ; que, dans l'épaisseur de cette ligne de partage entre sacré et profane, un tiers inclus devait bien s'insinuer, une porosité qui, même unilatéralement, laisserait filtrer quelque chose de la sapidité de l'ombre ... Je n'arrivais pas à me résoudre à l'idée qu'il ne nous appartînt que d'attendre, espérer et recevoir ; que l'humanité de l'homme se jouât si définitivement sans nous.

Je ne voulais pas, je ne le supporte toujours pas, n'avoir demain le choix qu'entre les cyniques et les tyrans ...

Saisissement

Je n'aurais pas tout dit si je n'ajoutais combien l'évidement de toute espérance me fit rejoindre mon père, autrement qu'il ne crut, sans doute autrement qu'il ne l'espéra. Les lignes souvent se brisent, parfois définitivement : mis au défi de l'horreur, comment se soustraire ? C'était ici l'autre pendant, anodin, qui me constitua.

Pourquoi donc me sentis-je juif alors même que mes parents si longtemps tentèrent de l'oublier; que je ne fus pas initié aux choses de la religion; que nous vécûmes isolés de tout et de tous, en particulier de la communauté ? Rien n'aurait du m'y alerter et s'il est vrai que l'adolescent chercha en moi à s'affirmer, à définir une identité qui lui fût assez propre pour se singulariser de sa famille, assez proche pour trouver le réconfort du groupe, j'avais tôt trouvé dans la pensée qui m'appelait et la politique qui me séduisait, de quoi étancher le goût de la révolte et la soif de reconnaissance.

Grandi dans un milieu plutôt réaliste que mystique, dans un temps où la consommation enfin offrait ses premières délices, j'eusse pu tout aussi bien épouser mon époque et me faire médecin. Quelque chose en moi dut bien s'y refuser et préférer l'interrogation et l'incertitude. Pour n'avoir jamais barboté que dans l'univers de l'école, pour avoir toujours respecté le modèle paternel de l'instituteur, je n'avais, adolescent, jamais envisagé d'embrasser d'autre carrière que d'enseignement. Les ambitions professionnelles de la juvénilité fluctuent souvent, elles traduisent cependant un moment dans la formation de l'être. Ce fut chez moi une constante. Tout au plus hésitais-je sur la discipline à enseigner mais comment expliquer que, dès les premières minutes, je me sentis chez moi en philosophie comme si c'était là le terrain où m'éclore ? Non pas gonflé de certitude, mais trempé de questions, infinies.

Je n'ai jamais su distinguer ma double quête de la philosophie et de la judéité. Elles puisent à la même source et assoient la même inquiétude ; le même effroi.

J'ignore si le mal existe, ni même si l'enfant peut y croire quand, dans les contes, on lui en dessine les avatars sorciers ou démoniaques ; je me souviens seulement combien me blessa la révélation de la méchanceté humaine. J'avais été surprotégé dans un espace trop calme où nul étranger à la famille n'entrait, un espace consacré seulement à la quête du savoir et à la tendresse.

Je parcourais, serein, le chemin de la maison à l'école, qui n'était pas bien long. J'avais huit ans, peut-être neuf. Cette époque me semble tellement lointaine ; ne m'en restent que quelques écueils, mais surtout l'impression d'un temps que rien ne venait scander si ce n'est le changement annuel de maître et de classe; d'un temps étale, sans fin, presque éternel à force d'être calme : presque ennuyeux à force d'être heureux.

Le temps prend corps, dit-on, à mesure que l'enfant rencontre et comprend la mort. Ce n'est pas elle pourtant que j'affrontai alors mais la méchanceté, bête, incompréhensible. Injuste !
- Sale juif !

Je l'entends encore cette injonction que nous fûmes pourtant des millions à essuyer, qu'on espérait impossible à prononcer encore; qui le fut pourtant. Si vite, après !

Pourquoi, en quelles circonstances, je l'ai oublié. Que pus-je bien avoir fait à cet enfant qui méritât si cinglante réponse ? Rien, sans doute mais qu'importe !

Ce cri, de haine boursouflée, vient de très loin. On ne me fera pas croire que l'enfant comprît ce qu'il proférait; il répétait une vieille honte, la croyant savante; il voulait parler comme les adultes; il n'était déjà plus qu'un vieillard podagre. Je l'entendis, surpris; sans doute pleurais-je. Cette parole voulut me souiller, elle m'anoblit; me donna un peuple, une histoire, une nouvelle famille. Je croyais être seul, nous étions des millions. Ici, derrière moi, avec moi, essuyant les larmes de la désespérance humaine.

J'en parlais à mon père. Je voulus comprendre. Fut-ce alors qu'il m'expliqua pour la première fois l'histoire juive, ou était-ce seulement là que je la compris. Je sais seulement que la tristesse qui m'envahit alors, embourba mes rêves d'enfant. Je crois bien que ma judéité s'éveilla ainsi. Le hasard voulut que quelques semaines plus tard on projeta au cinéma du quartier un film sur les camps. Mon père, m'emmena, quoiqu'il lui en coûtât.

J'avais été trop jeune jusque là pour qu'on m'instruisît du génocide. Je savais très vaguement la souffrance des juifs durant la guerre; que mon grand-père n'en revint pas. Mais rien de plus que cette abstraction-là qui singulièrement manquait de consistance pour l'enfant que n'avait pas encore souillé la méchanceté humaine.

Ce fut comme une terreur. Mon père voulut certainement ce choc, qu'aucun mot ne peut transcrire. Ce sont ces images, noir sur blanc, que la grisaille emportait parfois; ce sont ces corps maléfiques, jetés, déchiquetés comme s'il se fût agit de sacs, ce sont ces regards si peu humains, hurlant de peur, pas de haine; c'est tout cela qui fit de moi ce que je suis: un juif, une interminable interrogation.

Ce fut comme une révélation, non de celles qui illuminent une existence et vous entraînent loin en avant dans l'accomplissement d'une mission, mais de celles qui inondent de torpeur, qui brisent en deux le temps de l'enfance, qui vous projettent dans un océan de questions insolubles; de celles qui, prématurément, vous vieillissent.

Ce fut comme une promesse. Ne jamais oublier, quand même je l'aurais pu; en parler; porter le fardeau avec fierté et joie; être un témoin, incessant.

Il est des images qu'on n'oublie pas. Celles-ci aspirèrent toute mon enfance. Quoique je ne fusse jamais malheureux, elles empêchèrent mes sourires d'être désormais insouciants.

Mon apprentissage de l'histoire, mes excursions dans la politique, mes lectures philosophiques me firent exprimer autrement cette terreur archaïque que la modernité avait ressuscitée ; mais rien ne me la fit jamais comprendre parce qu'elle est l'irrationnel même.

Les mots sont dangereux à quoi l'on s'accoutume. Les juristes puis les philosophes s'emparèrent goulûment du mot génocide. Il sonnait bien; il était précis; il caractérisait si bien la singularité extrême de l'événement historique. Mais justement ! Si l'on peut parfois s'habituer au mot, toujours la chose effraie. Génocide sonne comme suicide ou régicide dont il est une flexion, une section dans l'ordre de la mort.

Mais les camps furent autre chose: la mort elle-même. La camarde au mal alliée, fauchant jusqu'à l'extase l'ordre de la vie.
Au-delà des mots, des images et des souvenirs, au-delà des justifications, des explications et des regrets, il y eût désormais, ici, au creux de mon ventre, cette pesanteur qui m'arrache à la terre.

Plus jamais mon regard ne fut le même. Mon pas, insensiblement, s'était déplacé.

Oui, assurément, mon engagement en philosophie que je vécus comme une ardente inclination est indissolublement lié non pas tant à ma judéité qu'à l'évidence torpide du génocide. J'avais là, devant moi, le mal absolu : comment ne pas concevoir qu'alors devait bien se tenir en face un bien absolu, irrécusable ; fulminant ? Cet absolu que j'avais précautionneusement mis de côté dans un aimable scepticisme qui pour n'être que de méthode n'en tempérait pas moins mes ardeurs, cet absolu dont je craignais tant les effluves était là, devant moi et je n'y pouvais rien. Surtout pas l'esquiver.

J'en tirais ceci qui me sert encore de viatique :

Il n'est pas d'au delà de l'humanisme. Que l'humain soit une misérable petite chose ratée est possible même si l'on peut tout aussi bien arguer que l'histoire de son avènement vient à peine de commencer. Ce sont là les deux versants du même effroi devant cet être susceptible parfois du plus noble, si souvent du pire. Qu'on le considère comme un être encore engoncé dans une animalité qu'il peine à dépasser, ou au contraire comme celui qui, rétif à toute parole, aurait tourné le dos à l'Etre, qu'on le perçoive comme se hissant maladroitement ou au contraire comme chutant irrémédiablement, ne dit-on pas finalement le même devenir inachevé, le même entre-deux ; la même frontière ? Ce que je sais en revanche c'est que lui tourner le dos, feindre de le dépasser fait à coup sûr dévaler une spirale infernale. Non l'humain n'est pas une valeur ; tout juste un repère ; le seul, assuré. Kant avait raison ; deux fois.

Il n'est pas d'humanité possible contre la culture non plus que contre la pensée. Je ne connais pas d'autre voie, fût-elle malaisée. Je n'ignore rien de ses limites, rien de ses exclusives ; rien non plus de ses dangers. Certes, l'intelligence la plus acérée pouvait conduire aux mêmes exactions, aux mêmes débordements que la vulgarité indélébile de la haine sotte et minable. Bien sûr, il faudrait chercher ailleurs de quoi se prémunir. Sans doute y a-t-il dans les sagesses anciennes, dans les quêtes mystiques ou même seulement la foi sincère, des voix intenses à en faire trembler l'âme : je n'ignore pas, non plus que ses ravages, la méfiance que les Églises nourrirent à l'endroit des sciences, de la connaissance lui préférant la foi simple du charbonnier, la piété authentique du simple d'esprit ...

Mais on ne lutte pas impunément contre la pensée et, soyons en certains, les contempteurs de la culture ne sont jamais fréquentables ... Je ne tolérerai décidément ni les morts au nom du vrai, ni la mort du vrai.

Il y a un chemin. Parménide le suggérait qui de l'être conduit à la pensée. Celui, que maladroitement, depuis, j'emprunte. J'aime à écrire ce verbe qui suggère assez combien nous ne maîtrisons que peu, mais ne sommes propriétaires de rien. Le chemin ne nous appartient pas, bien au contraire. N'y pas trop laisser de souillure ; le laisser intact pour que demain, peut-être, d'autres le suivent ....