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5 ) Frontières

J'aime les frontières pour les avoir si longtemps côtoyées : quoique gardées encore par des douaniers, elles étaient, je le reconnais, des passages, mais déjà plus des obstacles. Elles nous enseignent la vanité des différences. Rien n'est plus édifiant que de naître frontalier, d'être le fils bâtard de lignées différentes : la douleur s'y incruste souvent, c'est vrai, et la haine s'y love, trouvant ici un terrain de prédilection. Le mot, il faut le concéder dit tellement la chose militaire qui s'y terre : pointe avancée des armées, ou seulement camp militaire qui garde ou surveille. Oui, certes, les frontières se déplacent, accusant les aléas des fortunes guerrières toujours si fragiles.

Pourtant !

Le gaucher que je fus, même non contrarié, dut bien apprendre ces ustensiles qui n'étaient pas conçus pour lui et découvrir ainsi qu'il n'était pas la norme ; très tôt, j'ai vu - plutôt qu'appris - la différence qui pouvait se présenter sous des formes très diverses : un parler ; une façon de se comporter ; un paysage urbain ... Qu'importe, très tôt la frontière me donna le contraste à voir, puis à méditer ; comme ce qui saute aux yeux ; comme ce qui se fait voir puis oublier ... peut-être tout simplement comme ce qui rend possible la vue.

Naturelles ou pas...

Né dans l'Est de la France, elles bornèrent mes craintes et mes rêves.
breme d'orCelle de la Brême d'Or, d'abord, en Moselle, qui, à partir de Forbach achève la RN 3 et se poursuit sous un autre nom vers Sarrebruck. Frontière aujourd'hui disparue par effet de Schengen, mais frontière si peu naturelle qu'hormis le poste douanier et le paysage urbain, rien ne la marquait véritablement.

Frontières tellement paradoxales qui subsistent d'autant plus qu'elles ne signifient plus rien : sur cette photo de 1911 on voit bien d'un côté le tram fraîchement inauguré qui s'arrêtait à la Brême d'Or, de l'autre, en contre-bas, dessinant un arc de cercle en son Brême d'or en 1911terminus, cette autre ligne qui menait à Sarrebruck. 1911 ! le territoire est allemand et pourtant la discontinuité reste marquée comme pour inconsciemment se prémunir contre les aléas de l'histoire. Je l'ai emprunté ce tram jaune qui existait encore dans les années 60 lorsque mes parents nous emmenaient, mon frère et moi, pour une après-midi dans ce jardin franco-allemand fraîchement inauguré qui se voulait célébrer la réconciliation. Le trajet était un peu chaotique: trolleybus d'abord jusqu'à la frontière, passage de celle-ci à pied avec sortie des cartes d'identité et regards impressionnants des douaniers, puis, après descente d'un petit escalier, montée dans ce tramway que je me rappelle jaune et bruyant, comme je les aime. Souvenirs vagues, mais joyeux pour ce qu'ils appelaient de festivités, mais qui montrent combien, alors, les frontières étaient bien devenues ce qui réunit - même malaisément - plus ce qui oppose. Frontière ouverte, quoique encore contrôlée, qui me fascinait, sans que je susse alors le définir, pour la différence à quoi elle nous conviait : tout subitement changeait - les panneaux indicateurs, les lignes sur la route, alors jaunes en France, blanches en Allemagne, les phares des voitures... leurs couleurs aussi tellement plus criardes là qu'ici ...

Tout changeait et pourtant nous n'avions franchi aucun pont !

celle du Rhin ensuite.

RhinNaturelle, celle-ci marquée par le si majestueux Rhin que l'on dit romantique. Celle-ci je l'aurai plus souvent franchie en train qu'en voiture - quand nous partions en vacances. Elle était marquée alors par le contrôle des papiers en gare de Strasbourg - que mon père n'anticipait jamais sans une sourde appréhension qu'il eut du mal à ne pas nous communiquer !

Le pont de Kehl - pont de l'Europe désormais - aura été plusieurs fois détruit, bombardé au gré des deux guerres mondiales. Traces qu'il porte des liaisons dangereuses qu'installe tout pont ; figure même de la cible en conséquence. Nombreuses sont les photos d'avant 14 qui le montre portant même tramway - un tramway que l'on s'apprête pourtant à reconstruire demain ... L'histoire, frénétique, si surchargée de bruit et de fureur, finalement dessine de tels allers et retours, semble tellement entichée de reconstruire ce qu'elle avait détruit, qu'on en vient à se demander si le mouvement qu'elle propulse n'était pas illusoire concession à nos vanités.

Ici, point de ces signes, à peine perceptibles, que la soldatesque ou l'autorité publique avaient bien été contraintes de ficher dans le sol ; point de ces panneaux ou bornes d'un autre temps pour marquer ce que la nature avait négligé de distinguer - signes incontestables de limites qui doivent tout à l'histoire et si peu à la dure résistance des choses ; tant aux pulsions impétueuses du pouvoir et rien ou presque au silence de la terre.

A peine, comme une doublure redondante et presque vulgaire, ce poste frontière, à même le pont, venant ralentir bien plus qu'endiguer un flux que terre comme histoire appellent. Les frontières passent ou se déplacent, s'effacent parfois, comme en ces moments de paix où l'on aura consenti à mettre l'accent plutôt sur ce qui nous réunit que divise, mais elles nous semblent tellement nécessaires que nous répugnons souvent à les gommer définitivement.

Je ne tiens pas pour anodin que nous eussions plus aisément effacé celle de la monnaie que celles de la terre !

Elles forment cet écran dont nous croyons avoir tant besoin que nous le surchargeons de signes et de traces quand même l'espace y avait pourtant répugné. Preuve, je crois, que ces limites, purs fruits de nos imaginaires autant que catégories de notre entendement, en se donnant à voir, demeurent surtout ce qui donne à voir - et à penser. Peut-être, après tout, ne sont-elles que l'épreuve imposée à notre humanité.

Je sais plus de guerres fomentées que de paix nouées en ces lieux de jointure. En ces lieux de fondation - surtout. Celui-ci trace un sillon et sous la terre sacrée ainsi inventée, enterre, vivante, une mère, une source ; une origine ; celui-là bâtit un rempart au pied duquel, rites invariables, il sacrifiera quelque oblat. Tous, finalement, marquent leur identité rêvée, d'une différence qu'incarne la ligne. Mais, en même temps, comment oublier que ces fondateurs, souvent jumeaux, ne font en réalité que déplacer le problème, en créant une différence plus imaginée que réelle, pour mieux rassembler derrière soi contre une différence supposée adverse ? Comment tenir pour négligeable cette propension, si intimement liée à notre être, à imiter l'autre, où Girard voit l'origine de nos comportements violents ? Comment oublier alors, ce marquage si scrupuleux visant, pour mieux le nommer et mettre à l'écart, cet ennemi supposé qui vous ressemblait tant. Des chapeaux pointus médiévaux aux étoiles jaunes, les juifs en leur histoire en firent trop la tragique expérience.

Oui, décidément, les frontières ne sont que des marqueurs visant à séparer ce qui est uni ; des images affaiblies ou de simples duplications ou bien parfois, si rarement, de véritables rencontres ? Je vois plus de murs derrière quoi l'on imagina pouvoir se protéger que de jointures nouées : pour un christianisme qui réussit la rencontre d'Athènes et de Jérusalem, combien de Berlin ?

C'est que la frontière occupe un espace qui n'est pas nul. Elle a tant d'épaisseur qu'elle se ménage parfois un interstice où l'homme n'a pas lieu d'être. C'est une question de règle,comme au tennis où la ligne fait encore partie du court ; une question de logique et de géométrie, comme on voudra. La ligne qui démarque est-elle un non lieu ou bien fait-elle partie de l'un des deux territoires qu'elle segmente.

On pourrait naïvement la croire concrète, puisque naturelle : elle ne l'est pas qui résulte de savants calculs et si, le plus souvent, elle suit une ligne médiane partageant équitablement le fleuve, parfois, elle s'écarte, laissant à l'un ou à l'autre telle île, tel Talweg ... J'aime assez que, même naturelle, la ligne ne fût qu'une aimable abstraction.

C'est qu'en réalité toute frontière cache trois strates simultanées correspondant aux trois fonctions que nous en escomptons : à l'intérieur, elle protège et signe l'espace de l'intimité ; à l'extérieur, elle se hérisse d'autant de menaces qu'elle ne redoute d'agresseur ; mais au centre, poreux, jouxtant les deux extrémités, naissent ces échanges qui font la frontière pouvoir n'être jamais définitivement fermée, savoir à sa manière singulière conjuguer défense et offense.

Je le tiens ici pour une loi de la guerre : que ses deux bornes viennent à s'éloigner, que la distance entre ces deux bornes vienne à s'enfler, et alors, au lieu de ces failles, fentes et fissures s'installe démesurément l'espace affreux de mort où l'homme n'a plus lieu d'être, non plus que la vie. Tellement plus lieu d'être que le paysage n'y mérite même plus son nom ....

Je le tiens pour une loi de la vie qui n'est, après tout, que la jointure, improbable sans doute, incertaine, assurément, fragile sans conteste, mais d'une résistance surprenante cependant, d'entre un milieu intérieur et un milieu extérieur : que l'organisme cesse de pouvoir conjuguer ses impératifs contradictoires d'à la fois s'adapter constamment mais de demeurer lui-même cependant, qu'il privilégie en s'enfermant, la résistance, ou bien au contraire s'aventure trop à l'extérieur au mépris du danger, bref qu'il sous-estime ce qui de lui est devenir, interstice, relation, et alors, oui, il disparaît.

Je le tiens pour une règle métaphysique : il n'est aucun privilège à accorder à l'une ou l'autre de ces injonctions de l'être ; de ces strates imbriquées qui nous constituent. Ce n'est, au reste, qu'à cette condition, impérieuse, que l'écran à la fois protège, laisse à voir et savoir. `

Qu'à cette seule condition que la frontière est vivante ; viable.

Ici, plutôt cette noble coulée où se love le Rhin, dessinant ainsi une plaine qui, besogneusement, s'entête à réunir autant que séparer les deux pans arrachés d'un massif déjà vieilli. Gué aussi vieux que l'histoire peut le transcrire, que les latins repérèrent comme limite les protégeant des Germains, mais que les celtes occupèrent avant eux, en arrière de quoi s'érigea Strasbourg, voici lieu d'affront et de convoitise - un de ces lieux où l'histoire aime à s'attarder pour nouer son cycle infernal. En certaines journées de grâce printanière, du plus généreux d'un ciel limpide, la Forêt Noire ponctue le dôme des églises strasbourgeoises ; il eût suffi qu'on se retournât pour, à l'inverse ou à l'identique, les pentes encore neigeuses des Vosges enrobent les édifices.
Forêt NoireOui, la frontière n'est jamais infranchissable qui à la fois sépare et réunit : l'autre rive, l'autre côté, reste toujours visible. Pendant géographique, site miroir, assurément, comme l'illustre cette géographie en vis-à-vis qui fait le Rhin briser en deux le même massif, comme si la Forêt Noire n'était que le négatif photographique de nos Vosges à nous - ou bien l'inverse. Et que le bleu répondît au noir comme une bravade ou une promesse.

Michel Serres y soupçonne une figure de l'universel pour ce que le pont ni d'un côté nu de l'autre serait ce qui réunit, rassemble. Comme la figure même du logos. Être sur le pont c'est échapper à l'espace euclidien pour conquérir celui abstrait du concept ! Le pont est pensée ! Je ne saurais trop oublier ce que mon grand-père me disait qui se souvenait qu'à l'époque de la drôle de guerre on pouvait voir les allemands s'entraîner et se préparer quand de ce côté-ci l'on se contenta d'attendre.

Oui la frontière pour naturelle qu'elle soit, se contente de rendre visible l'ailleurs, l'autre ; de marquer l'écart ne serait-ce que pour rendre désirable l'effort de le réduire, ou nécessaire celui de l'accroître. Le pont, alors, nous renvoie cette autre image de nous-même.

Alors il se fait introspection.


Cette photo où pointe la flèche de la cathédrale vue de la rive allemande me fait songer à la fois au regard de l'autre, ce rêve allemand de reconquérir un espace, une université, une terre qui lui semblait d'autant plus sienne que tellement proche mais, en même temps, à ce si nécessaire recul que l'on doit prendre la conscience pour s'essayer à l'objectivité. Et combien, subitement, le même semble si différent, si autre. Je n'y vois ni aliénation ni altération : seulement qu'entre nous et le réel, qu'entre nous et nous-mêmes, se nichent tant de représentations, tant d'images et de concepts, tant d'écrans, que sans doute nous ne le pouvons atteindre jamais, que la réalité est ce qui s'échappe, fuit et s'effiloche que maladroitement la pensée tente seulement de nouer ; ou d'empêcher de se dénouer.

Me fait songer à cette expérience si troublante du quart de centimètre : essayons-nous ne serait-ce qu'une seconde, de regarder l'autre, si connu, tant aimé, tellement proche, en se décalant d'un tout petit quart de centimètre; comme si nous ne l'avions jamais vu ou connu !

Comme soudain il nous semble étrange ! Étranger ! Comme soudain nous inquiète de n'avoir qu'à si légèrement déplacer notre oeil pour subitement voir ce que nous ne voulions pas voir; entendre tout ce que notre intimité néanmoins n'aura cessé de nous discrètement vociférer ! Comme soudain nous nous surprenons de n'avoir qu'un insensible petit glissement à perpétrer pour repartir au combat, tenter de séduire ou simplement s'éloigner comme si la vigueur de nos amours, la force de nos attaches ne tenaient qu'à ces intimes distances que nous craignons de franchir. Et comme, subtilement nos frontières se révèlent pour ce qu'elles ne cessèrent jamais d'être : intérieures ! Quelle énergie faut-il alors pour s'en retourner sur l'autre rive, et recouvrer ce regard habituel ! Nous ne tenons pas au temps présent, disait Pascal, fustigeant nos distractions : nous ne tenons à l'espace proche que par ce lien trop ténu que par vertigineuse lâcheté nous désapprenons de dénouer.

Ces liens sont des ponts et comme tous les ponts, un jour, ils cèdent - à moins qu'on ne les détruise ! Nous tenons si peu au monde !

C'est effectivement une grâce que de franchir cette rive, et de porter le regard d'ailleurs. J'aime les tables épaisses d'étranger, écrivit Montaigne. C'est pour cela que la pensée participe de si près du voyage, de l'errance. C'est pour cela que je perçois comme une grâce d'être né, là, aux limites : pour n'avoir jamais le pouvoir de dire je suis d'ici ! je suis cela !

Oui! toute pensée est un pont - une traduction. Et pour ce qu'elle participe elle-aussi au militaire (l'épistémè)... une très probable trahison.

Elle est bien ici la plus redoutable de nos frontières : intérieure. Le front dit étymologiquement le visage, le siège de nos sentiments et de notre âme : aux limites, militaires il se doit, la frontière ne traduit pas autre chose qui nous ressemble à défaut de toujours nous rassembler.

Tite-Live avait donc bien vu juste en faisant tracer et outrepasser la frontière par des jumeaux : envers et avers d'une même pièce, c'est dans ce passage que se joue notre histoire.

Je ne sais si toutes les frontières nous sont ainsi proches; elle n'en demeurent pas moins toujours des approches.
Je comprends mieux pourquoi l'on dit qu'il faut aimer son prochain : non pas l'autre mais celui qui s'approche. Parce qu'il n'est pas d'autre truchement, pour effacer les frontières, que de tracer des sentiers et d'outrepasser ; toujours!

Ma génération n'a jamais connu de guerre et, adolescents, nous affections tous de mépriser la soldatesque, oubliant que notre culture politique eût dû nous faire aimer l'armée populaire. Je lis dans l'histoire de mon grand père un patriotisme énervé à l'extrême que mes maîtres gauchistes m'avaient désappris de respecter pour la mort stupide qu'inéluctablement il provoquait. Que l'a-t-il aimée cette France qui pourtant fut bien chiche ; que l'a-t-il honnie cette Allemagne par qui le scandale et la honte survinrent ! Quand ma génération pense Europe et compte la grande réconciliation pour un fait naturel et si simplement nécessaire, comment le comprendre ?

C'est vrai, mes lectures et ma connaissance de ta période m'ont toujours plutôt entraîné vers le lyrisme généreux d'un Jaurès que vers le bellicisme acariâtre d'un Poincaré. Et l'ironie veut que notre époque ait ainsi gommé frontières et guerres, celles mêmes qui vous écrasèrent.

Il en parla beaucoup de cette frontière. Pour lui, parce que resté du mauvais côté, elle était ce qui empêchait le ciel d'être bleu, les filles d'êtres jolies, et le temps d'être quiet. Il lui importait d'ailleurs moins de la supprimer que de la déplacer, là, un peu plus à l'Est; quand nous rêvons souvent de la survoler.

Enfant, je vécus le long des mêmes lignes que le hasard des mutations paternelles nous fit parcourir. Il en est, dit-on, de naturelles et il est exact que jamais le Rhin ne m'avait frappé qui barrait si puissamment l'espace en deux rives à peine conciliables d'être tellement semblables. Mais il en est d'autres toutes fictives qui ne cessaient pas de me surprendre.

Je vécus ainsi des villes mosellanes, biffées en deux, Je sais des rues symboliquement coupées par une barrière. De l'autre coté, l'Allemagne. Rien, pas même une guérite de douanier, qui conférât quelque solennité au terme du territoire ! La barrière rouge et blanche ne se prolonge même pas jusqu'au trottoir. Plus loin, une Nationale bordée à droite par une haie de troènes chétifs et malades, jaunis prématurément par les gaz d'échappement; ça et là, comme pour mieux souligner la vanité des politiques, des passages forcés par des piétons peu scrupuleux. D'un côté la France ; de l'autre l'Allemagne.

J'aimai me promener là. La frontière était invisible mais tout en découlait. Rien n'était tracé à l'identique. Ici, sur la route, des bandes jaunes ; là, blanches ; ici, des maisons sales et noires, là, un je ne sais quoi de propret qui m'agaçait déjà et à quoi toujours j'identifiais l'Allemagne. Là surtout, un cinéma où se pressait la population turbulente des samedis soirs car on y projetait de ces films, introuvables en France, qu'on appelait encore cochons; de ceux qui nous faisaient envier mais aussi mépriser ces allemands qui, par une bien étroite et médiocre porte, venaient de rentrer dans la modernité, quand nous, Français, traînions encore derrière nous l'endémique nostalgie d'une république sociale et humaine.

L'espace était uni qui, pourtant, trahissait des géométries incompatibles. La frontière, implacable et invisible, répartissait les déplacements et les tâches, les richesses et la monnaie le long d'une improbable ligne.

Que compris-je alors de la frontière et de sa logique ? J'avais entériné le nom d'Allemagne comme on tolère le nom du bourg voisin. Comment comprendre que l'étrangeté soit si coutumière et néanmoins demeure ? Que la différence soit aussi bien incrustée dans la gemme de l'identité ? La langue même ne pouvait suffire à marquer l'altérité tant mes camarades - ou ma grand-mère quand nous allions la retrouver - parlaient le même patois.

C'est une règle de géométrie autant que de bon sens : la ligne à la fois sépare et unit les espaces qu'elle dessine. Ce que je suis, sans doute, est-il également bâti de ce que je ne suis pas, ou pas encore. Les matériaux sont épars qui constituent l'édifice ; sait-on jamais quel impossible mélange l'être exige pour seulement advenir ?

C'est une règle d'esthétique, enfin : l'essentiel jamais ne se voit mais souligne seulement ce que le regard doit observer ou la sensibilité éprouver. Le secret de la mixture, l'essence de la beauté. toujours se dérobent.

Il n'est pas de recette en art, il n'en est pas non plus du devenir.

Tout juste sais-je désormais ce qu'il faut de haines frôlées, de barrières infranchissables, de regards voilés et de poings serrés, restés dans la poche plutôt que d'être tendus. pour qu'éclate seulement la différence non comme une menace mais comme une promesse.

Les frontières de nos anciens étaient sottes car on ne voyait qu'elles. En fait, seules comptent celles, intimes, par quoi l'on se reconnaît. Assurément ils se battirent pour rien - ou presque -. Nous avons tous cru que ce fut la frontière qui nous avait édifiés alternativement allemand et français. Ce fut plutôt l'inverse : nos désirs, nos rêves et parfois nos rancœurs, fiers et bravaches traçèrent lourdement le sillon en cette terre qu'on avais omis d'aimer.

Être de quelque part. Être quelqu'un. Il n'est pas différentes façons d'y parvenir. On est ou l'on devient. J'aurais dû écrire: où l'on parvient. Parvenir c'est réaliser son être par quelque réussite sociale, c'est, encore, être reconnu par les autres. Je ne m'étonne pas que notre siècle ait à ce point vanté l'excellence de l'ambition professionnelle. A défaut d'être de quelque part, il ne nous reste plus qu'à être quelqu'un. Le métier où l'homme se croit obligé de briller, n'est pas seulement source de revenus mais demeure surtout le réservoir moderne d'identité. Quelque chose comme une citerne où l'on puiserait sans cesse comme pour mieux fuir l'angoisse de la nullité. On n'exerce plus une activité professionnelle, on cherche à y coller pour mieux y adhérer. Mais si le fût lentement bonifie le vin, le métier, lui, use avec une précision méthodique tout effort vers le devenir. La logique moderne nous a entraînés dans la folle efficacité de l'acte ; nous a éloignés de la lente quête de l'être.
Les frontières aujourd'hui sont sociales et la guerre, économique: je ne suis pas sûr que nous ayons gagné au change. La vie y gagne, mais la tension vers l'être ?

L'enfant lentement réalise son être en prenant conscience des différences et des territoires. Je n'ai compris l'Alsace qu'en la quittant. Je me croyais Français; c'est en regagnant l'intérieur, comme on dit par chez moi, que je sentis combien peu je l'étais, combien en tout cas tout ceci n'aurait jamais que le sens que je voudrais bien lui donner.

 

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