Textes

Michel Serres
"L'art des ponts" p. 72 – 73

"De quelles poutres, de quelles pierres, de quel béton bâtir les ponts pour qu'ils puissent unir des rives différentes ? Comment une même matière, bois ou fer, peut-elle toucher à la fois droite et gauche, France et Allemagne, terre et paradis ? Même mystère de simplicité dans le trait d'union, dont voici trois exemples. Si le chien-loup associe deux canidés, l'un latrans, l'autre lupus, l'un sauvage, l'autre domestiqué, reste qu'un ancêtre commun les rapproche ; déjà plus difficile à percevoir, le clair-obscur mêle deux lumières contraires, dont l'une éblouit, dont la seconde aveugle; maximisation à la fois du mystère et de la simplicité du trait, Jésus-Christ fait tenir ensemble un prénom sémite avec un adjectif grec ; ainsi fonde-t-il une ère où des peuples parlant indo-européen laisseront les cultes de leur terre et de leur père pour se convertir à la religion d'une autre culture, d'une autre famille de langues ; il fait plus que traduire cette conversion, il la ponte. Trait d'union matérialisé, le pont réunit de même des altérités. Sur le Bosphore, il met en court-circuit l'Europe et l'Asie. Je ne sais s'il convertit, traduit, transmute ou transsubstantie, reste que sa matière, sa substance, bois, pierre ou béton, s'adapte à des rivages sans rapport. Autant dans le trait qui lie deux mots que dans le tablier qui rapproche deux rives, je soupçonne de l'universel. Sur le pont de Kehl, on danse à la fois en Allemagne et en France, ni en Fance, ni en allemagne. Ni l'une ni l'autre et les deux à la fois. Logique diabolique sur le pont du Diable, à Cahors, sur le Lot, ou logique divine sur le pont des Anges, sur le Tibre, à Rome. Les deux, une fois encore. Car si la bataille fait rage sur le pont d'Arcole ou sur celui de la rivière Kwaï, l'amour joint la femelle au mâle en un acte que nul ne peut qualifier de masculin ni de féminin.


L'aise, la paix, la sérénité, comme le bonheur, la conciliation, l'enchantement et l'extase ne se moque-t-il pas de la logique ? Le coeur a des rigueurs que la rigueur ne connait pas. Sans pont donc, pas de chemin ; entendez par là de connexion d'un point, tel, à un autre, tout autre. Sans pont donc, pas de méthode ; entendez par elle, un chemin du même à l'autre (...)

Or le mot méthode désigne une route qui passe à travers, exactement une traversée. Partie d'un lieu familier, elle conduit vers un autre, inconnu ; elle ponte le problème avec sa solution, le savoir à l'ignorance, la recherche et l'invention. Par sa traversée, le pont, inversement, symbolise et réalise une méthode. "