γνῶθι σεαυτόν
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4) Sehnsucht

lever du jour depuis les hauteurs de Saverne Nostalgie, oui, sans que n'y pointent ni regret ni véritablement souffrance ; tout juste ce délicieux pincement qui fait croire parfois qu'à être parti, on eût perdu quelque chose d'essentiel, qui tînt tant à soi qu'à ne pas tenter de le retrouver et vouloir le cultiver, on manquerait sinon de trahir, au moins de devenir étranger à soi-même - inquiétant !

Je gage que nous ne survivons qu'à rêver d'un Paradis que nous croyons perdu ou bien au contraire espérons édifier demain. Qu'il y aille d'une pente conservatrice ici, et d'une inclination progressiste, là, ne me fait aucun doute qui nous habitent tour à tour - et déchirent parfois. Erreur cruelle et mortifère que d'aller quérir dans la race déclinée ou le terre labourée quelque vérité enfuie qu'il suffît à déraciner pour recouvrer une plénitude quiète ; cécité douloureuse pourtant que d'imaginer à l'inverse qu'il pût s'inventer un avenir qui niât ses entrailles. Surdités symétriques que de ne jurer que par l'espace ou de ne présumer que du temps. On ne survit pas de ses pertes non plus que ne se nourrit de ses attentes. Oui, j'en suis désormais convaincu : ces deux pentes nous gouvernent, non pas même tour à tour mais simultanément. Il ne se peut pas que même le conservateur le plus acariâtre ne se surprenne, faute de se nier lui-même, à escompter demain quelque fruit de son labeur ; que même l'utopiste le plus chevronné ou le rationalisme le plus précautionneux parvienne jamais à étouffer cette voix qui murmure et scande.

L'adolescent que je fus n'avait que d'avenir vers quoi tendre ; l'adulte vieillissant que je suis désormais n'a plus que de lointains échos à épier. Il dut bien être un moment où les deux se joignirent aimablement ... où l'exil fut maximal.

Qui traverse le fleuve à la nage, bravant les courants, doit bien être à l'apogée de la désertion, quand au milieu du gué, il n'a pas plus de raisons de rebrousser chemin que de poursuivre son effort. Descartes nous apprit, qu'égaré en forêt, il n'était rien de plus sot que d'aller ça et là, que la seule piste qui vaille demeurait d'aller tout droit, contre vents et marées - en dépit de tous les doutes. Aller tout droit, avancer toujours ; ne surtout jamais s'arrêter ; marcher encore et ne s'essouffler jamais - nos cœurs sont emplis de ces doctes préceptes. L'enfant, lui, peut encore se précipiter dans les jupes maternelles pour se consoler de ses peines ou de ses audaces.

Le vieillard n'est plus qu'attente nostalgique. Eux, n'ont pas de mérite : la sagesse leur est évidente. Chacune de mes filles dessina ainsi ces figures d'aller et retour lors de ces inévitables promenades dominicales comme si l'intrépidité de leurs pas encore malhabiles dût immédiatement se compenser d'affection assurée. L'aller ne vaut pas retour, certes, mais l'impose. Au septentrion de ces errances, le vieil homme quant à lui se confond de ses rémanences enfantines. Non décidément nous ne nous éloignons jamais de nos seuils originaires et quand bien même les aurions-nous reniés ou simplement oubliés qu'ils ne cesseraient subrepticement d'émerger pourtant au détour de nos moindres haltes.

Il est des paysages, trop intérieurs ; des musiques trop intimes pour n'être pas la trace la plus archaïque que laissèrent pour nous le premier visage entr'aperçu, le premier paysage qui nous abrita ou le rythme scandé du cœur maternel. Je rêve parfois que la mélopée de nos voix en épouserait incontinent le tempo ... Quand s'apaise enfin le brouhaha de nos vies adultes, quand se furent assouvis les cris, pleurs et rires de nos enfants, éteint le grondement de la ville, estompées les paroles inutiles que nos labeurs auront imposées, il est faux de croire que serait enfin le temps de la paix intérieure : non, quand s'éteignent lentement les lumières de la vie, remonte comme un irrésistible reflux, le brouhaha immense des abysses.

Décidément on ne part jamais vraiment. Et d'ailleurs change-t-on véritablement ?

 

Rien ne put jamais remplacer cette sensation presque utérine de quiétude que je ressentais sitôt que je foulais le sol alsacien. Les paysages de l'Est manquent souvent de splendeur et de grâce ; pourquoi donc, alors, ce ravissement quand, passé Saverne, la route subitement s'incurve et descend vers la plaine. Venant de Paris, l'Alsace paraît presque cachée derrière son contrefort vosgien, femme pudiquement voilée aux regards indiscrets. J'ai toujours aimé cette route pour la surprise qu'elle réserve. La plaine y apparaît brusquement sans que rien, cent mètres auparavant, ne l'annonce de quelque signe prémonitoire. C'est ainsi que j'imaginais l'Éden. miracle surgi de nulle part, presque par mégarde ; toujours par miracle; ou, qu'enfant, je rêvais des royaumes féeriques, non pas château-fort dominant la vallée de quelque accident rocheux mais plutôt palais rutilant lové au creux d'une anse, soustrait à la convoitise humaine par les brumes matinales, paresseuses à se lever.


Sur l'autoroute, fiché à cet endroit, un panneau marron : Vous êtes en Alsace - Pardi ! C'est dans la descente même vers la plaine que montait en moi la douce certitude d'être chez moi. Quand enfin, la route s'achève en une ample courbe qui épouse la voie de chemin de fer, surgit fièrement la cathédrale, signature rassurante de mon espace intérieur.

Cet espace est urbain, ce qu'il m'arrive parfois de regretter; mais Strasbourg reste encore un de ces rares lieux que je puis parcourir où chaque pierre, chaque carrefour, chaque odeur me rappelle aux miens et à la magie de mon enfance.

La Rue des Veaux, puis la Rue des Frères : tel était le chemin, toujours empressé, d'une grand-mère qui ne sut jamais se promener en ville sans s'essouffler. Le Quai Rouget de l'Isle, longtemps avant d'évoquer l'hymne patriotique, fait plutôt se bousculer en moi les images sages mais froides de promenades le long de l'Ill avec cette autre grand-mère qui nous chérissait sans nous savoir aimer. L'église Saint-Guillaume, en face de laquelle nous logions. scanda souvent de son carillon les matinées dominicales où, prostré à la fenêtre, je tentais de comprendre cette théorie de protestants à la nuque aussi raide que sévère.

Car l'Alsace ce fut aussi ceci dont je n'étais pas peu fier: une terre de mélange où l'on se sentirait d'autant plus libre que le catholique n'y fut jamais seul, ni même dominant. Toujours. il lui fallut faire bon ménage avec le protestant, mais le juif surtout, qu'ici l'on ne pouvait expulser. Je le crois, la terre alsacienne est protestante qui serait trop acide si par chance le vin n'en était venu réchauffer l'excessive sévérité. Cette terre, oui, est religieuse; mais elle n'est pas fervente. Pour l'être, il eût fallu que le protestant ne la labourât point de sa piété roide et triste. Il y a laissé des sillons trop profonds pour que la modernité les efface.


Il y a de la grandeur dans cette réserve-là, mais que le sentier est rocailleux, ronceux même qui mène à ces âmes. Car Strasbourg, c'est aussi ce Vendredi Saint. férié, où l'église Saint Guillaume offre une Passion de Jean-Sébastien Bach aux fidèles mais aux mélomanes aussi. J'ai toujours aimé cette ferveur baroque, cette explosion enthousiaste d'arpèges et de contrepoints, à laquelle l'Alsace sait donner un je-ne-sais-quoi de tristesse inconsolable. Rien ne lui sied mieux que cette nudité pâle du temps protestant; mais rien n'étreint plus que ce crescendo final de la Saint Jean, choral puis chœur, où l'âme s'élève vers Dieu en une irrésistible ascension que ne vient pourtant ponctuer aucun applaudissement. La maison de Dieu ne saurait tolérer aucune manifestation de contentement profane ! Cette foi triste mordorée de crainte, a la grandeur du tragique ; elle n'en a pas la puissance. Tout au plus aura-t-elle coloré l'espace de mon enfance d'un indicible lest par quoi la vie m'apparut toujours plus comme un devoir que comme une joie.


Jeune homme, je cessais de revenir à Strasbourg, gardant pour moi la nostalgie de cette Jérusalem intérieure. Trop affairé de prouver ma francitude, trop intellectuel aussi pour me préoccuper d'autre chose que d'idées, je laissais malencontreusement s'éteindre la voix qui pût me faire entendre, ma race et ses exigences. Il fallut une visite impromptue à une parente moribonde pour soudainement me sentir orphelin d'une Alsace sottement délaissée. Pour la première fois, la plongée sur Saverne ne m'ouvrit aucun espace : rien, je ne ressentis rien ; pas même quelque rémanence d'enfance ; ni même une couleur ou une saveur qui me rattachât à cette terre.

Dans l'innocente fatuité de mes certitudes juvéniles, j'avais cru tout prévoir: j'avais senti mon âme s'éloigner des berges de mon enfance ; je n'avais pas soupçonné qu'un jour j'en souffrirais.

Alors, vraiment, je me sentis perdu. Paris n'était jamais devenu le lieu de mes ambitions et Strasbourg soudain resta muet. A trop avoir désiré m'intégrer, je me dissolvais dans un creuset cosmopolite. Il ne me restait rien. Du moins le crus-je.

Je courus alors tous les itinéraires connus de Strasbourg qui pussent éveiller le souvenir d'une odeur, la rémanence d'une couleur, ou le lointain écho d'un désir enfoui. Mais rien. Ni Place Broglie où enfant l'on me menait au marché de Noël, ni la Rue du Dôme au coin de laquelle ma grand-mère m'achetait un de ces Bretzels dont je raffolais tant. J'errais à la recherche d'une émotion, mais la ville s'affairait anonyme, loin de moi et de mon enfance. Le chemin de la conquête n'avait donc été qu'un lent effeuillage qui me laissait nu, sale et triste, tel Job au bord d'une route où personne ne passera plus et qui ne mène nulle part. J'avais atteint la pauvreté extrême: celle de l'âme. Je pouvais encore me consoler d'avoir été l'artisan d'une déshérence. Inconsolé, je n'avais plus qu'à m'inventer d'autres horizons.

Il tient à ceci, l'exil, à ce mitan du chemin, en cet instant étrange où passé et futur paraissent si étroitement se jouxter qu'ils en escamotent le présent. Je crois n'avoir jamais su ce qu'était la puissance et si je l'ai quelque fois subodorée, ne l'ai en tout cas pas goûtée : trop de forfanterie s'y terre, d'illusions s'y fomentent, trop d'intempérance s'y ourdit. Il m'amuse parfois de songer à ce soupir populaire - ah si jeunesse savait, si vieillesse pouvait ! - et de supposer que d'entre ces courbes croisées doit bien s'implémenter une apside fugace où la puissance n'eût pas encore commencé de défaillir et la sagesse à son imminent apex, combien cet instant fugitif sera toujours déjà évaporé avant même qu'on en prît conscience. Combien il ne saurait se fomenter d'ascension fière qui ne se conduise à la pente aussi péniblement dévalée, que derechef l'allégorie de l'ubac porte promesse de l'adret. Sous l'impératif de la mesure grecque se cache règle plus fondatrice encore où ombre et lumière se disputeraient la symétrie de leur empire ; où nulle main offerte ne resterait indéfiniment vide réinventant l'ambivalence de l'hospitalité ; où le cercle invariablement se fermerait d'avoir enrichi l'origine d'autant de périphéries que de circonstances ; où l'aller fût accomplissement du retour.

Exister, c'est se tenir en ce mitan, en équilibre précaire d'entre ces points que nous relions de nos bras malhabilement tendus - juste avant de chuter, d'un côté ou de l'autre - redoutant d'ailleurs qu'ils ne revinssent au même. C'est se tenir devant ce miroir qui ne concède d'image qu'inversée sans avouer laquelle, de celle-ci ou de l'autre, à la symétrie du fil, fût plus authentique. Je sais aujourd'hui ce que cette symétrie révèle de volume, d'épaisseur ; d'à la fois pesanteur et grâce ; combien dans cette stéréonomie - la seule compensation de notre vue biaisée autant que tronquée - se déploie la force de l'œuvre.

Alors oui, l'allemand dit plus juste en disant avec Sehnsucht, tension et recherche que le français qui laisse encore filer la douleur grecque. Il y va de plus de délices et désirs que de béances ; de plus de mouvements que de tourments. La nostalgie dit seulement le chemin qui pour n'aller effectivement nulle part dessine pourtant toutes les circonvolutions, atermoiements et pulsions qui font l'être. Dit la réponse de l'être à la geste originaire en faisant se répliquer expulsion et impulsion de part et d'autre du miroir pour la générosité de leur symétrie.

Qui fait de nos existences, à proprement parler, une circonstance.

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