γνῶθι σεαυτόν
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3) Ecran

L'écran, le plus évident, tient à l’écart ; au recul que l’on prend pour seulement n’être pas écrasé par l’objet. Il en va  de la connaissance comme du désir qui ne s’enclenchent qu’au lointain. Trop peu de recul empêche de rien savoir ou même seulement voir : ce qui fit le sagace mais dogmatique Comte récuser toute possibilité d’une science humaine. On se connaît si peu, si mal : je ne m’imaginais ainsi pas avoir un accent ; on se s’écoute pas ; on ne s’entend jamais. Mais ce qui relève de l’âme vaut aussi pour la physique. Assurément Diogène avait tort de quêter la sagesse dans la proximité immédiate des choses : il se fit damer le pion par un enfant quelconque buvant l’eau de la fontaine à même ses mains quand lui croyait encore avoir besoin d’une écuelle. Non, c’est Thalès qui montre le chemin, dont la servante de Thrace peut bien sottement se moquer et deux millénaires de sens commun avec elle : le puits où il n’était peut-être pas tombé mais seulement descendu était ce prisme qui lui permit de voir ce que trop de lumière empêchait sinon de contempler. Nietzsche peut bien se moquer de la malhabileté des philosophes : il faut bien reculer pour n’être pas aveuglé. Et si un tout petit peu de connaissances devait se payer d'impuissance, serait ce si grave que cela .

Nous savions depuis longtemps que voir et comprendre c’était distinguer et Descartes en fit même le critère de l’évidence ; ce que nous n’avions peut-être pas assez voulu comprendre c’est combien ils étaient moins synonymes de lumière que d’ombre ou que – plus exactement - de leur distribution dans l’espace de notre perspective. L’idéal de la connaissance sera longtemps demeuré pour nous dans la sortie de la caverne : et si, au contraire, elle passait par elle ? Nos villes modernes ne dégorgent-elles pas de trop d'éclairage pour laisser même entr'apercevoir un ciel étoilé ? Adorateurs impénitents de lumières, nous en avons fait gerbes de flammes. nous avons oublié combien aux matins printaniers, la lueur bleutée du ciel aveugle nos yeux encore embués de sommeil. L’expulsion de l’Eden a sans doute ce sens aussi : cet écart qui autorise enfin de se tenir devant l'être sans être pétrifié, d'éployer enfin ses mains ...

L'acte originaire balance ainsi entre la parole et la vision. D'un côté, Dieu me parle, me conseille et laisse nommer : j'existe d'être le récipiendaire de sa Parole. Subitement extirpé des limbes, parce qu'on me parle, j'adviens comme celui qui peut entendre, écouter ou récuser. Je nais de cette parole même et j'aime à me souvenir qu'il n'est pas de mère qui ne s'adressât à son nouveau-né bien avant qu'il ne puisse comprendre comme si, par avance, le signal exhaussait en lui le signe.

De l'autre, il me voit et, parfois - tragique angoisse - il détourne son regard. Qu'adviendrait-il si d'aventure il devait se désintéresser de sa création ? c'est bien cette question - et nulle autre - qui tarauda ceux qui vécurent l'enfer génocidaire. Ces deux moments ne sont pas équivalents même s'ils participent ensemble de la grâce créatrice.

Par le premier, je suis exposé ; mais par le second je suis expulsé. Successivement appelé puis repoussé. Ce qui se conçoit assez aisément : on aura toujours bien fait de faire l'éloge de la vision comme figure éponyme de la connaissance : elle offre effectivement le monde, d'un seul tenant mais à distance pour le mieux pouvoir saisir quand au contraire goût, toucher, odorat supposent la proximité de l'objet : il n'est qu'à observer cette allégorie du goût pour saisir, par cette profusion offerte de tableaux, de bustes ou d'instruments scientifiques pour comprendre combien la vue est de l'ordre du foisonnement, de l'exubérance ; pour ne pas dire de l'allégresse. La vue n'est pas sens calme et porte en elle quelque chose de l'écho fracassant de la geste originelle. Tout y est offert, d'un seul tenant, dans un maelstrom incroyable. Mais comment ne pas y discerner la prépondérance de l'œuvre : il y a bien, au loin, à peine suggérée à l'arrière-plan quelques bribes de paysage mais il est urbain. Comme si notre vue ne nous offrait jamais que notre propre reflet. Voici qui se succèdent, placées dans un désordre qui seul suggère encore le vacarme initial, toutes les facettes du prisme humain qui se sera toujours déjà interposé ... Identique écart - mise à l'écart ? - nous ne sortons décidément jamais de nous-mêmes : l'existence n'est pas extase !

Grande illusion que cette croyance d'une vue plus réaliste que l'entendement : l'abstraction sans doute moins chatoyante que l'image offerte en dit pourtant tellement plus long que cette dernière mais quelle erreur d'imaginer qu'elle fût plus vraie ! Est-ce pour cette raison que je lui préférai alors l'exercice ingrat de la pensée ? je ne sais, devant avouer néanmoins la paralysie de mon œil ignorant longtemps quoi faire de cette débauche de couleurs entremêlées. J'appris lentement à l'apprivoiser grâce à une photo - un prisme derechef ; un écran, toujours. Je le savais bien un peu - il ne suffisait pas de regarder pour voir - mais jamais autant qu'au travers de ce qui se nomme si sagacement objectif, je ne perçus combien le regard participait de l'acte créateur. Combiner, articuler, mettre en perspective, c'est déjà trier, classer, insinuer une catégorie mais c'est surtout enrichir d'une coloration humaine - tellement humaine, l'humble sienne propre - ce qui dès lors cesse de simplement s'offrir pour désormais s'édifier. Croître.

Etre, ceci ou cela, celui-ci ou celui-là, revient ainsi à délimiter, à tronquer. Je croyais ne rien pouvoir dire de l'être sans le mutiler ; ni rien esquisser de l'autre sans l'élaguer ; ni même rien saisir de moi sans m'escamoter. Et, pourtant, sitôt que je m'astreins à non pas seulement regarder mais désirer voir, sitôt que le dessin s'esquisse en dessein, subitement j'augmente l'être plutôt que le rogner - et c'est bien après tout le sens d'acteur (augeo) ... celui qui augmente. Dès lors cet écran dont je redoutais la réfraction, ce prisme dont je dénonçais la césure - πρισμα ne provient-il pas de πριζειν signifiant scier ? - loin d'être ce qui diminue, devient au contraire ce qui accroît. Le regard est bien l'étoffe de l'être.

Ce qui de nous, créés, a d'inchoatif (cresco) nous fait ne jamais coïncider ni à ce que nous sommes, ni à ce que nous laissons paraître ; encore moins à ce que l'autre de nous veut bien admettre. En constante errance - oui, nous différons - nous voici condamnés à être libre - j'ai aimé je l'avoue cette oxymore sartrienne - pour ce qu'elle nous enjoignait d'être nos propres auteurs, nos propres augmentateurs. L'objet jamais ne sera plus ni mieux que le dessein que je m'en fus esquissé- le plus souvent tellement moins de subir mes mains malhabiles. L'œuvre, au contraire, toujours augmentée du regard de qui la reçoit, demeure vivante en ceci de ne pouvoir être ni achevée ni cernée ni même définie.

Avec toute l'humilité qui y sied, la certitude d'en rester à jamais éloigné et le risque presque fatal d'y déchoir, se vivre comme si nous étions œuvre d'art : quelque chose comme une signification que l'on tenterait d'incruster sans cesse dans les replis de l'être mais qui ne manquerait pourtant jamais de s'esquiver ; quelque chose comme un regard que l'on s'entêterait de proposer au risque de le craindre demain dénié, ou une encoignure d'ombre et de désir d'autant plus éclatante que soustraite ...

Je comprends mieux pourquoi Dieu s'avisa de laisser l'homme nommer lui-même animaux et oiseaux (Gn, 2,19) : pour l'en faire le maître ? sans doute le monde ainsi fut-il mis à sa disposition pour qu'il s'en repaisse. Pour en faire le gardien, le jardinier ? plus certainement, lui qui tracera des lignes et des champs, des parterres et des enclos, et y nichera ainsi quelque chose de sa marque, de sa trace ; de sa souillure mais violence aussi. L'homme a regardé puis nommé ; au même titre, à son humble niveau certes que Dieu créa, sépara, nomma et vit que c'était bon, l'homme regarde et nomme, appelle et scinde.

Ecran qui protège mais fait voir ; écran qui réunit mais fait bifurquer ; écran qui fait voir ...

Les miens ... si maladroits qu'ils pussent être parfois à embrasser le monde, si craintifs qu'ils durent être pour s'être ainsi calfeutrés furent impropres à nous apprendre le monde autrement que pour s'en prémunir. J'imagine mal mon père avoir pu un jour me dire "et tu seras un homme, mon fils" ...
Eux, non plus, ne me dirent pas à quelle lignée j'appartenais ... Comment le découvris-je ? à l'occasion d'une injure, ou par déduction en recoupant quelques propos épars surpris ici et là dans ces conversations d'adultes qui nous dépassaient mais qu'aux rares réunions de famille nous endurions néanmoins ... ou tout simplement par cette propension enfantine à douter parfois de sa parentèle ?

Ceci avait-il d'ailleurs importance pour eux ? Y écumait bien trop d'angoisse, de désespérance... J'appris d'eux - et ma reconnaissance en est infinie - qu'il n'est pas d'autre voie que la sienne propre et qu'à vouloir courir les traces anciennes d'appartenances enfouies on encourait plus de danger à se perdre que d'espoir de se trouver. Ils m'avaient enseigné la responsabilité - cette certitude que nous étions seuls à pouvoir - devoir ? - affronter notre destin ; seuls devant l'être. Que le reste importait peu : ils avaient pour les mirages du siècle, non pas mépris mais insondable incompréhension.

J'en ai conservé la certitude que rien n'était plus précieux que de pouvoir sans honte se regarder en face ; que rien n'était plus sot que de s'enrober de fierté.

M'avaient-ils protégé ? sans doute pas, trop peu prémuni que je fus contre les aspérités du monde. Mais qui l'est jamais ? Mais le viatique était suffisant pour la main offerte où je me sentis engagé.

 

 

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