palimpsesteμεταφυσικά
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2) Péripéties ... circonstances

Comment être juif ? Mais qu'est-ce qu'être juif ?

Trois fois j'aurai ainsi été marqué par l'aléatoire et le mélange. Né alsacien, je sourde d'une terre qui n'existe que de son hésitation nationale. Né juif, j'appartiens à un peuple à la fois déterminé et impuissant qui jamais ne sut graver l'écorce terrestre d'aucune empreinte. Né de juifs survivants, j'appartiens à une souche déracinée qui s'éloigne et se meurt.

Tous, nous cherchons pourtant nos racines ; au besoin les inventons-nous ! Il y a de l'instinct là-dessous. Non pas celui grégaire par lequel nous assouvissons notre faiblesse, en nous calfeutrant dans la meute - mais il est vrai que le troupeau est rassurant ! Qu'il est tellement confortable d'être de quelque part ! Pourtant il faudrait être sot pour oublier jamais combien le clan sait à l'occasion se faire meurtrier et montrer passablement terrifiant. Non ! Cet instinct-ci n'est pas bestial. Il relève de l'âme et non du corps et exhausse plutôt la sublime nostalgie de l'être que l'engourdissement des chairs.

Quel le citadin ne regarde avec une ironie mêlée d'envie la communauté villageoise se rendre à l'église, le dimanche matin ? Qui ne devine que derrière la parole religieuse évidente, s'insinue d'autant plus profondément qu'inconsciente, l'adhérence au sol et aux hommes ? Il n'est pas de communauté sans communion et rien n'a encore remplacé ce que la religion a désormais désappris de transmettre.

Je sais aujourd'hui qu'il n'est pas de grandeur d'âme sans amour de l'homme dans l'homme, si frustre ou rugueux soit-il. Ce qui manquait à l'ancestrale adhésion n'était pas la fierté d'être d'ici et de maintenant, mais seulement - faut-il avouer combien la violence de l'histoire se niche dans ce seulement ? - oui, le respect de ceux qui par hasard avait échoué de l'autre côté; de l'autre côté du village, de la barrière ou de la frontière.

D'instinct, nous cherchons à être reconnus pour ce que nous sommes ; non exclusivement pour ce que nous faisons ou possédons. J'aime dans le regard de l'autre ce qui m'incite à en devenir l'interlocuteur.

La parole métamorphose et nous exhausse. Je sais de vieux récits racontant l'effroi des animaux devant l'avènement de cette bête curieusement dégingandée que Dieu venait de créer ; je sais surtout combien la Parole divine subitement nous extirpait de la forêt.

Il y a de la grandeur dans la parole que l'on adresse : même vulgaire, même banale, elle retient encore dans son sein quelque chose de l'écho créateur. Nous parlons trop et mal, sans doute ; mais cette médiocrité vaut encore mieux que le crépitement des armes ou le silence du dédain. Nous écrivons plus rarement encore, mais la difficulté même de la plume à mériter la page, en souligne le sacré.

 

 

Péripétie mais anodine qui vous marque cependant. Sans doute aurais-je pu, comme d'autres mentionner la première fois où la morgue un peu niaise de l'enfance me fit essuyer un sale juif qui me surprit, certes ; mais tous nous connûmes ceci sans même être certain d'en avoir souffert.

Arendt ne dit pas autre chose pour ce qui la concerne : ce que je vécus dans l'Alsace des années 50 ne fut pas très différent de ce qu'elle éprouva dans le Reich allemand du début du XXe.

Comment habiter un peuple qu'on ne nomme même pas ?

Mais j'aurais pu tout aussi bien narrer mon arrivée en terre française, à Nancy, et le regard joliment méfiant ou méprisant qu'on jeta à l'intrus arrivant en cours d'année dans une classe Terminale où il ne fut pas bienvenu. Où, pour cet accent que je ne me connaissais pas, on me traita de boche. C'était la même histoire, plus anodine seulement ; moins chargée d'histoire et de haine ; seulement plus lourdement surplombée de bêtise.

Que voyons-nous en définitive du monde, ou de l'autre qui ne fût déjà filtré par le prisme de nos préjugés, hantises ; au mieux de nos concepts ? Je ne sais que ceci, appris de Kant, souffert dans chacune des mains tendues. C'est affaire de connaissance, bien sûr, qui interdit à quiconque de se prévaloir d'un absolu - qui devrait au moins conduire à un peu de tolérance. Mais c'est affaire de chair et de sang ; de sol mais de sable ; de pulsions mais d'expulsions : j'aurai beau m'échiner à vouloir saisir les choses, non pas même les comprendre, seulement les désirer tenir entre mes mains, qu'elles se seront déjà dérobées devant mes bras à peine tendus. J'aurai beau parcourir le monde, il s'éloigne tel l'horizon à mesure que je m'en veux approcher.

J'ai aimé alors la philosophie - mais pourquoi employé-je l'imparfait ? - pour cette humilité teintée de prudence où elle m'obligeait même si je n'ignorais pas le refuge qu'elle m'offrait. Je n'avais décidément délaissé la soie originaire que pour m'en tisser une autre : non plus ici que là je ne me déplaçais. Y mesure-t-on assez l'empilement d'impuissances : ne pouvoir ni saisir ni comprendre ; ne parvenir pas mieux à exprimer ses sensations qu'à ressentir celle des autres ; notre entendement demeure limité, soit ! mais notre corps est une forteresse.

Et si l'expulsion initiale n'était en fin de compte qu'un enfermement ?

Circonstances : le mot le suggère, nous nous tenons autour, entourons mais ne pénétrons jamais. Nous nous tenons sur le sol et quand même nous chercherions à creuser, demeurons pourtant à la surface - ce que dit assez bien epistémè - ἐπιστήμη. L'autre est une circonstance de l'âme que n'ouvre aucune frontière.

Car ce n'est pas l'autre que l'on rencontre d'emblée ; mais son regard. Au mieux circonspect ; souvent suspicieux ; presque toujours exclusif. M Serres a raison, il y va ici de la vue. Mais c'est au fond d'évidence : il fallait bien que préalablement quelqu'un surgisse avec ses petites boîtes et vous y range pour apparaître tel. L'étranger est dans la tête de qui regarde avant d'être dans la réalité.

Nous demeurons ainsi prisonniers de nos catégories et je m'interroge sur ce que ce mot - κ α τ η γ ο ρ ι α - comporte d'accusation : il n'est pas de procès qui ne débute par un profil de l'accusé ni une définition des circonstances. Il n'est pas de pensée qui ne s'attache d'abord à poser son objet et donc à le définir. Accuser c'est d'abord mettre en évidence, révéler. Ce n'est assurément pas dans les détails que se niche le diable mais bien dans cette frontière que l'on trace pour diviser, régner ou simplement comprendre. Dès lors que je sors de mon antre et, volontaire ou non, aventurier ou expulsé, je pars à la découverte du monde et de l'autre, je passe, incontinent, du nominatif à l'accusatif. Combien de générosité, d'empire sur soi faut-il à chacun pour y gommer la réprimande et en exhausser la reconnaissance ? Non, décidément, ce que j'approche ou qui je rencontre, d'abord je le repousse, le jette au loin, et si je tourne autour, circonspect et suspicieux, ce sera sans doute par inquiétude et peur de curiosité entremêlée.

Je ne connais pourtant pas d'autre voie pour en être nonobstant l'hôte que de lui parler. Je découvre subitement que le regard porté, les yeux lentement dessillés, avaient déjà fait leur office. L'autre, en face de moi, dans une posture d'ailleurs identique à la mienne, n'aura pu me voir que parce que je me serai préalablement présenté à sa vue ; que pour m'en être approché. Voir, c'est être vu. Ne pas l'oublier, va au delà de la simple reconnaissance d'une réciprocité qui nous instaurerait dans notre humanité commune ; dépasse amplement l'exigence où nous nous mettons de dépasser nos préventions réciproques : c'est être conscient que nous faisant mutuellement écran nous sommes chacun pour notre part, la possibilité de l'autre ; c'est, surtout, comprendre que loin d'être un obstacle dirimant, cet écran derrière quoi nous nous tenons, est en réalité la possibilité même du regard.

Il n'est pas un texte biblique qui ne rappelle que la vue de Dieu est insoutenable et combien nous serions pétrifiés si nous devions l'affronter. Il n'est pas un texte grec, qui, à sa façon, ne dise identiquement l'écran que nous devons ériger pour nous protéger d'un chaos trop prégnant. Contrairement à ce que nous crûmes longtemps, l'intuition elle-même ne saurait être immédiate : toujours la lumière traverse un prisme qui nous la rend supportable. Autant dire, qu'au lieu de nous désespérer de ne pouvoir pas atteindre l'absolu, nous ferions mieux de nous réjouir de cette mise à l'écart, de cette distance toujours déjà insinuée qui nous rend l'approche possible.

L'autre, comme le monde, sont circonstance de l'âme.

Alors, oui, même si ceci est trivial, la suspicion de l'autre, m'est au moins garantie de devoir l'approcher.

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