À JEAN-PIERRE VERNANT, toute une génération doit
d’avoir un « savoir grec » : un savoir fait moins de contenus positifs
que d’étonnement, de questionnements, de réflexivité, cette capacité de
« remonter des produits aux processus qui les ont engendrés, des œuvres
aux activités, des objets aux méthodes1 ». Elle ne lui doit pas
seulement d’en disposer comme d’une ressource supplémentaire pour la
pensée, mais de nous savoir Grecs : constitutivement. Grâce aux Grecs,
en effet, nous pouvons nous dévisager à partir des manières multiples
dont ils se regardaient eux-mêmes, animés par le souci d’une sagesse
théorique qui soit en même temps pratique, par la recherche d’une
certaine manière de vivre, « d’une vie qui est accomplie et parfaite
parce qu’elle est dominée par une compréhension théorique du monde2 » ;
nos grandes catégories de pensée et d’action – sujet, volonté, liberté,
personne, justice, etc. – dérivent du moule grec dans lequel nous sommes
encore pris, au point qu’il est devenu un pli pour notre pensée : celui
d’une modélisation du monde, qui pose un idéal auquel se conformer, et
impose le surplomb d’idées par rapport auxquelles notre comportement
aurait à s’orienter.
Le projet philosophique
La parution d’un livre – Entre mythe et politique – a rendu Jean-Pierre
Vernant familier auprès d’un large public, débordant le cercle étroit
des spécialistes, – hellénistes, anthropologues ou historiens. Le large
accueil qu’il a rencontré ne provient pas tant, comme il a été répété,
de ce qu’il embrasserait pratiquement la plupart des sujets qu’en une
vie de chercheur Vernant a soumis à enquête ; non plus de ce que, de la
théorie à la vie, de l’organisation du cosmos à celle de la cité, des
conditions de naissance de l’image à celles de la raison, les passages
(« poroï ») sont nombreux, qui impliquent chaque fois des changements de
paradigme : de l’audition à la vision dans la science, du kratos au
nomos dans la cité, de l’idole à l’icône dans le statut de l’image, etc.
; cet accueil s’expliquerait plutôt en partie par le fait que ce livre
ne se place pas sur un terrain scientifique, non plus qu’il ne
présuppose aucun savoir spécialisé ; comme la Théogonie d’Hésiode, il
nous convie à revivre une naissance, il raconte un processus de genèse,
il parle de notre propre histoire, où il n’est pas
de bonheur sans malheur, de naissance sans mort, d’abondance sans peine,
de savoir sans ignorance, d’homme sans femme, de Prométhée sans
Épiméthée.
Mais il parle en même temps des conditions de notre naissance à la
philosophie, qui se confondent avec celles de la philosophie même,
rompant avec cette tradition, chantée par les aèdes, d’une mémoire
transmise par récit collectif qui forme comme une encyclopédie du savoir
d’un groupe, et le ciment de son unité sociale ; le récit de ces
conditions nous fait comprendre comment se sont engagés une orientation,
un processus dont nous savons maintenant qu’ils aboutiront à quelque
chose d’innovant : le projet d’un type de rationalité à visée de vérité
; sa cohérence ne devrait plus rien à la vraisemblance ni à la force de
persuasion (peithô) des sophistes, non plus qu’à la croyance colportée
par récits ou enfermée dans des dogmes, propre aux mythes et aux
religions du livre : cette rationalité conceptuelle ouvre la voie à la
pensée philosophique. Dès que celle-ci apparaît, d’autres types de
rationalité sont barrés, certaines hypothèses interdites, que d’autres
cultures développeront au contraire. Par exemple, la présence du verbe
être dans la culture grecque présuppose qu’existe une sorte d’état
permanent des êtres (des essences), qui serait en même temps leur
vérité, et qui implique que soient rejetés dans l’irrationnel le
devenir, donc le changement.
Par exemple encore, la structure syntaxique de la phrase grecque
présuppose un état organisé du monde (et réciproquement), et œuvre à
l’infini indécidable d’une herméneutique. Mais comment Vernant peut-il
combiner cet héritage grec avec cet autre héritage d’Ignace Meyerson,
selon lequel l’homme, par essence inachevé, n’obéit pas à un principe
d’identité ? S’il est inachevé, il est appelé à se transformer ; mais
alors, comment pourrait-il encore être rationnel ? L’histoire
psychologique des catégories est peut-être un élément de réponse que
Vernant a voulu apporter à cette question.
En effet, au fondement de l’anthropologie historique telle que Vernant
la conçoit, nous pourrions presque repérer une sorte de règle,
applicable à la vie comme à la pensée :
Aucun texte, d’une certaine façon, n’est jamais arrêté. Même les textes
les plus construits, les textes philosophiques, ne sont pas arrêtés. La
preuve, c’est que chaque période philosophique se construit son Platon3.
Il importe de savoir que tout discours, toute vie, peuvent à tout
instant s’inverser : à la fois fermés comme un œuf, et infiniment
ouverts à toute transformation. Aucun texte n’est immobilisé, aucune vie
n’est figée avant que la mort soit venue lui donner le visage d’un
destin. Cela pourrait valoir comme principe herméneutique de lecture
aussi bien de textes philosophiques que de l’expérience, qu’il ne
s’agirait pas de ranger sous la catégorie du vrai ou du faux, du
plaisant ou du déplaisant. Un texte, un événement, un individu, ne
deviennent intéressants que lorsqu’ils atteignent ce moment de crise où
ils sont insaisissables.
L’une des idées maîtresses de la psychologie historique, telle qu’Ignace
Meyerson la comprenait, est que l’homme est ce qu’il s’est fabriqué.
C’est justement cette fabrique de soi qui est l’un des axes de ce livre.
La capillarité est si grande entre la vie et l’œuvre, l’œuvre et la vie,
que celles-ci se nourrissent l’une de l’autre, et toutes deux d’une même
exigence engagée.
La cohérence d’une trajectoire
Conférant un contenu politique à l’amitié – ce daimôn ailé qui circule
de l’un à l’autre4 –, et un sens critique à l’action collective,
Jean-Pierre Vernant croisa études et combats dans une logique
d’opposition complémentaire (qui est aussi à l’œuvre dans ce livre), et
épousa la plupart des causes qui lui paraissaient pouvoir relever d’une
promotion de l’idéal grec de l’homme accompli : souci du bien commun
dans le respect d’une éthique du comportement qui ne doive rien à la
conscience5. Ainsi adhéra-t-il à diverses organisations, non par
soumission à des dogmes, mais pour contribuer aux progrès et au procès
de l’intelligence contre des théories s’érigeant en théologies, des
autorités autoproclamées, des crampes interdisant toute mutation de
l’histoire ; points de rupture à partir desquels il faut repenser une
situation, tirer des enseignements pour l’avenir. En témoignent, à titre
d’exemples, son appartenance dès l’âge de 17 ans à l’Association des
athées révolutionnaires, ou celle, en 1958, à la cellule
Sorbonne-Lettres du Parti communiste français pour « réaliser le front
uni de l’Université française, d’abord contre la guerre d’Algérie, puis
contre le pouvoir personnel et la Constitution autoritaire6 » : autant
d’efforts pour rouvrir une discussion publique lorsque celle-ci était
bloquée.
Son engagement dans le communisme dès 1932 (jusqu’en 1937), puis de 1958
à 1970, – parmi les minoritaires critiques, qualifiés de « termites »
par la direction (la coercition et la propagande idéologiques l’en ont
d’ailleurs fait sortir, « tout étant déjà pensé d’avance », y compris
soi-même) –, fut plus l’expression d’un antifascisme chevillé au corps
que d’une obéissance à une quelconque logique révolutionnaire. Il
participe, en tout cas, du même projet de s’opposer à ce qui se présente
comme verrouillé, au conservatisme des forces réactives – « le pays le
plus réactionnaire que j’ai vu, c’est bien l’Union soviétique7 » – ;
d’infléchir l’existence collective dans le sens d’une dynamique sociale
sans Église ni clergé, sans dogme ni credo, de telle sorte qu’elle
échappe à toute forme de contrainte, surtout intellectuelle. Pour cela,
nul besoin de créer des droits pour chaque catégorie sociale, d’inventer
des contre-pouvoirs, une contre-société intellectuelle, des sectes qui
commencent leur travail de sape en déstructurant l’individu pour pouvoir
ensuite le soumettre. La démocratie qu’il cherche à construire, c’est le
contraire du totalitarisme, c’est-à-dire d’un
continent glaciaire, pétrifié, où la flamme dont brûlaient les hommes de
la Révolution ne flambe plus que pour consumer du dedans les insoumis8.
Être démocrate pour Vernant, c’est accepter de devenir autre du dedans.
Quant à la guerre, son engagement dans la Résistance, qui ont interrompu
pendant une dizaine d’années (de 1937 à 1948) son travail de chercheur,
après une première place à l’agrégation de philosophie (deux ans après
celle de son frère en 1935), et un enseignement au lycée, à Toulouse et
Paris, loin de le faire renoncer à sa conviction philosophique, ils
l’ont, au contraire, renforcée (un peu comme son collègue phénoménologue
Jean-Toussaint Desanti) : c’était, en quelque sorte, un prolongement
naturel, le danger en plus, d’une expérience grecque de l’amitié – aller
avec d’autres à l’extrême de soi-même jusqu’à dilution de son ego –,
dont le communisme représentait une autre facette. Empruntant à Ulysse
la ruse du changement d’identité, mais aussi à l’urgence de la situation
la nécessité d’être préparé à toute éventualité, il devint, colonel
Berthier, chef des Forces françaises de l’intérieur de la région du
sud-ouest, en assumant, à la demande de Lucie et Raymond Aubrac, la
responsabilité des groupes paramilitaires du mouvement Libération pour
la Haute-Garonne. S’il est « une histoire de la volonté », selon les
mots qu’Ignace Meyerson jetait sur des feuillets personnels en mars
1941, Jean-Pierre Vernant-colonel Berthier ne s’en est pas fait
seulement l’historien : il a porté cette volonté au niveau du don de
soi, dans les combats comme dans les recherches, accréditant ainsi une
conviction grecque selon laquelle l’homme est un morceau du monde.
Après un diplôme sur la notion de vie dans la pensée de Diderot, ce fut
un projet de thèse sur celle de travail chez Platon qui prépara, pour
ainsi dire, son orientation vers l’anthropologie historique ; il
s’aperçut, en effet, que le travail n’était pas une notion, mais une
catégorie psychologique qui était elle-même problématique : un même
terme recouvre non seulement des types d’activités très différents
(selon qu’ils sont agricoles, artisanaux), mais des représentations
différentes que l’homme s’en fait ; l’histoire des formes techniques est
inséparable d’une histoire de l’idéologie du travail. En quoi ? Ce fut,
en partie, pour y répondre qu’il mena des recherches de psychologie
historique. Entré au CNRS en 1948, il s’inscrit dans le double héritage
d’Ignace Meyerson et de Louis Gernet, en étudiant les formes et les
degrés d’imbrication et d’implication du religieux, du social, du
politique, du mental. Aucune « notion » n’est isolable, aucune n’est
univoque ni permanente ; elle est une construction qui s’élabore
progressivement, une question posée moins sur elle-même, dans sa nature,
que sur ses fonctions et les manières de s’en servir. De la Grèce à la
Russie, du lycée de Toulouse au CNRS, du CNRS à l’École pratique des
hautes études, de l’École des hautes études au Collège de France
(titulaire de la chaire d’« Étude comparée des religions antiques » de
1975 à 1984), où il est retourné, bien qu’honoraire, pour prononcer en
1993 (9 ans après son départ de cette institution) une conférence sur
Ulysse en personne9, le regard de Vernant n’a pas changé : il transforme
ce qu’il scrute en fonction d’une réciprocité, presque une parenté,
entre ce qui est vu et ce qui voit, transmettant à l’objet ce
qu’éprouve, à sa vue, le voyant.
Ces moments d’une trajectoire révèlent une cohérence profonde : c’est
celle d’une appartenance à une culture de la honte et de l’honneur (pour
les Grecs, l’acte en lui-même n’est ni beau ni laid, il le devient par
la manière dont il est accompli), au regard de laquelle les honneurs ne
sont rien ; celle d’une société du face-à-face, où chacun, vivant sous
le regard de l’autre, abolit les frontières avec lui. « Quand quelqu’un
frappe à la porte », il y a deux attitudes possibles, comme le rappelait
Germaine Tillion, citée par Vernant. Ou bien l’on n’ouvre pas ; signe
que l’on adhère à sa peur, qui est refus de l’inconnu ; ou bien, si l’on
ouvre, c’est parce qu’on se sait en dette : « Comment savoir si le vieux
clochard qui empuantit alors votre jardin n’est pas en réalité un dieu
venu vous visiter10… ? » Jean-Pierre Vernant fait partie de ceux qui
ouvrent.
Tel est l’homme, du moins pour autant que l’on puisse en redessiner en
quelques mots une similitude à soi, qui n’est pas chez les mortels une
constante, et se situe à mi-chemin « entre les deux pôles opposés du
semblable à rien et du semblable aux dieux11… ».
Les pôles constitutifs
Dans un premier programme de travail, réalisé par les ouvrages (surtout
le premier, qui est un essai) les Origines de la pensée grecque (1962),
Mythe et pensée chez les Grecs (1965), Mythe et tragédie (en deux
volumes, et avec Pierre Vidal-Naquet, 1972 et 1986), Jean-Pierre Vernant
se servait du mythe pour montrer pourquoi et comment la raison grecque
s’en séparait pour se constituer : mesurer la distance, mais aussi le
chemin qui mène de l’un à l’autre. Il s’agissait de comprendre comment
la Grèce des cités, en instituant en politique le débat public,
contradictoire, argumenté, avait rejeté le mythe pour inventer des
formes différentes de rationalité12.
Dans un deuxième programme, Jean-Pierre Vernant considérait et étudiait
le mythe comme fin en soi : il lui reconnaissait la cohérence d’un
univers mental ayant sa finalité, son outillage symbolique, sa logique
propres.
Entre mythe et politique n’est ni un programme ni un bilan de travail ;
il rend les recherches précédentes à la fois plus distantes parce que
leurs principaux « résultats » sont considérés comme constitués, et plus
présentes parce qu’il s’attache moins à leur contenu scientifique qu’au
mouvement même de la recherche qui les porte, à sa forte puissance
d’attraction ; l’effort de distanciation et d’engagement par rapport à
l’objet étudié est ici d’autant moins visible que, pour la première fois
aussi pleinement, cet objet n’est ni un document ancien ni le contexte
historique et psychologique d’une culture, mais Jean-Pierre Vernant
lui-même, et son talent d’immersion dans les textes anciens et dans une
culture ; de sorte qu’il y déploie une stratégie du « voiler-montrer »,
grâce à laquelle il peut se dévoiler sans avoir à se livrer.
Entre mythe et politique : l’accent est plutôt sur entre, dans la mesure
où il ne faut y chercher ni du mythique ni du politique seuls, pas plus
qu’il n’existerait de psychologique ou de social « pur » ; mythe et
politique, cosmos et cité, constitueraient deux strates qui
s’enveloppent et s’étaient réciproquement sans se mêler, et entre
lesquelles joueraient, non une causalité unilatérale, mais des
interactions ; dans les deux dispositifs, il s’agit de faire apparaître
comment, et à quel prix, un homme ou un dieu (ils habitent un même
monde, qui est à plusieurs étages) peut se sentir fabricateur (démiurge)
d’une réalité à informer.
Formellement, Entre mythe et politique se présente comme un recueil de
textes d’âge (1950 à 1995) et de formation divers (5 inédits à l’époque
de sa parution) sur les thèmes les plus variés : les rationalités
grecques, le masque et le visage, le théâtre, Pandora, le parti
communiste, le stalinisme, la révolution algérienne, mai 1968,
l’antisémitisme, et, bien entendu, l’ensemble des mythologies,
cosmogonies, théogonies, qui décrivent comment un ordre peut se
transmettre pour qu’il soit durable, c’est-à-dire hors violence, ainsi
que le contraste entre la longue vie des dieux grecs – éternellement
jeunes (plutôt qu’immortels) – et la vie brève, glorieuse, de héros
comme Achille à qui la « belle mort » confère tout leur éclat.
Cet apparent foisonnement cache, en vérité, une composition en échos et
résonances, presque musicale ; le projet général est de « s’interroger
sur nous-mêmes en réfléchissant sur l’Antiquité13 » – les Grecs
représentant la possibilité du passage de l’Autre au Même –, de se
reconnaître Grec pour se voir.
La majorité des analyses s’ordonnent autour de trois grands pôles.
Le premier concerne les conditions de constitution de la raison grecque
; celle-ci est définie par quatre caractères principaux :
– c’est une raison essentiellement plurielle (il n’y a pas une raison
immuable et éternelle, mais des types de rationalité immergés dans des
types d’activités) ;
– elle est rhétorique, dans la mesure où elle est immanente aux
discours, au logos ;
– elle est politique, c’est-à-dire solidaire des transformations
sociales et religieuses de la cité, dont elle est soit une « conséquence
», soit une « fille » (« Dans ses limites comme dans ses innovations,
elle est fille de la cité », étaient les derniers mots de l’essai de
1962, les Origines de la pensée grecque) ;
– elle est orientée vers une action sur les hommes (d’où le rôle du
langage, dénominateur commun de l’art du politique, du sophiste, du
philosophe dialecticien), au lieu de l’être vers une transformation de
la nature (la phusis).
Ces caractères convergent en une désabsolutisation, qui n’est ni une
naturalisation façon Stoïciens ni un relativisme façon Pyrrhoniens.
Le récit de ses origines « expliquerait » ainsi qu’elle ne sorte pas du
mythe tout armée comme Athéna du casque de Zeus (au « miracle grec »
renanien s’opposait « Les Grecs sans miracle », où Louis Gernet montrait
en 1983 que la transition d’un univers mythico-religieux à un univers
que nous appellerions politico-critique, quoique fragile, est toujours
réglée).
Le deuxième pôle a trait à une profonde répugnance, à la fois sensible
et intellectuelle, de Jean-Pierre Vernant à l’égard de tout ce qui est
clos et monolithique : comme nous l’avons suggéré, les combats qu’il
mena durant son existence ainsi que sa « méthode » de lecture de
documents anciens y prennent leur source. Sont ainsi soumis à un même
rejet les totalitarismes de toute espèce, les croyances qui reposent sur
des livres sacrés et la religion du dogme, le culte de la personnalité
(« En URSS, ils ont le culte de la personnalité ; en France, nous avons
le culte, mais pas la personnalité14 », écrivait-il en 1982 à propos du
stalinisme), l’esprit bureaucratique, les institutions qui « congèlent »
l’activité mentale pour survivre, les discours persuasifs non
argumentés, etc.
Un troisième pôle est relatif à une configuration autour de « l’image,
l’imaginaire, l’imagination » : il s’agit d’étudier les fonctions, ainsi
que le statut social et mental de l’image chez les Grecs. Jean-Pierre
Vernant s’interroge sur les rapports complexes qui unissent, mais aussi
distinguent, la présentification de l’invisible et l’imitation de
l’apparence, l’idole (eidôlon) et l’icône (eikôn), plus tardive, le
double et l’image, la semblance et le faux-semblant, la facialité et le
profil, le masque et le visage (la distinction du masque et du prosôpon
ne recoupe pas tout à fait, comme l’a démontré Françoise Frontisi, le
contraste cacher-montrer dans la mesure où le masque, par exemple de
théâtre, est le signe le plus immédiatement visible d’une
identification), le théâtre et sa mise en abîme de l’intertextualité
(déjà présente chez Homère dans l’Iliade et l’Odyssée, selon Pietro
Pucci), le théâtre et la mimésis, comme montage d’une expérience qui
vise à faire de l’homme un problème par rapport à ses actes (d’où les
questions de responsabilité).
S’interroger ainsi relève d’un art – cet art qui, pour être vivant, doit
s’animer, prendre vie – autrement plus nuancé et plus subtil que celui
par lequel la philosophie classique a eu tendance à décrire et enfermer
les problèmes philosophiques de l’imaginaire et de l’imagination : en
les rapportant, les réduisant parfois, à un jeu, même modulé, entre
présence et absence ; en les faisant dépendre d’une séparation postulée
entre copie et original, séparation elle-même dérivée d’une orientation
ontologique et dualiste de la philosophie post-platonicienne.
En simplifiant, la question centrale posée par l’expérience de ces
phénomènes ni présents ni absents, qui cachent en même temps qu’ils
montrent, pourrait être : dans quelle mesure ce qui émane d’un individu
est-il révélateur de son essence, constitutif de sa semblance ? Est-ce
que ces parcelles de lui-même qu’il projette au dehors (comme celles
qui, dans le Phèdre de Platon, en touchant le regard de l’autre, y
faisaient naître aussitôt l’amour) peuvent définir une identité ? Ou
bien, sachant qu’il n’y a chez les Grecs ni homme intérieur ni catégorie
intérieure à l’homme, seraient-elles vouées à s’évanouir dans la nature,
telle Eurydice, lorsque celui dont elles émanent dépose ses oripeaux ou
abandonne son éclat pour se montrer au jour ?
Ces trois pôles, en interrelation les uns avec les autres, dessinent une
configuration originale dont on trouverait difficilement un équivalent
ailleurs : les multiples manières dont les Grecs construisaient une
expérience de soi orientée vers le dehors, dans une indistinction des
champs religieux et politique, et la perception qu’ils prenaient
d’eux-mêmes à travers les activités déployées dans la plupart des grands
domaines de la vie collective ; l’on mesure cette originalité si on la
compare un instant avec ce qui émerge chez nous comme une conception de
l’individu privé et de ses relations avec l’État : la question ne se
posait pas aux Grecs, du moins en ces termes.
Derrière ces trois pôles, nous ressentons l’exigence, vécue par nous
comme le contraire d’une obligation, de nous porter en amont de ce qui a
constitué pour nous le destin occidental de la philosophie ; en amont
d’un geste inaugural de division et de séparation, peut-être aussi
tranchant que celui par lequel Kronos a sectionné les parties sexuelles
de son père pour que la roue tourne, les générations se succèdent, que
le monde s’ébranle ; en amont d’une bifurcation initiale à partir de
laquelle un chemin fut emprunté qui nous attache à la rationalité, à
l’Universel, à la science, comme Sisyphe à son rocher.
L’éclairage de la philosophie par le mythe
D’habitude, c’est la philosophie qui décide de ce qu’est (ou doit être)
le mythe. Mais lorsqu’elle pénètre en lui, elle le fait disparaître.
C’est pourquoi il peut être utile d’inverser la perspective : le mythe
éclairant la philosophie à l’état de sa naissance (in statu nascendi),
jusque dans les éléments de sa constitution et les ressorts intimes de
son fonctionnement. Pour prendre la mesure de la fécondité de ce
retournement, il faut se représenter toute la portée de cette posture :
se séparer pour s’inventer. Il faut comprendre ce que le mythe peut nous
apporter, non dans son contenu, mais par son statut d’antériorité. En
parlant d’Œdipe (comment à chaque génération nouvelle les fils peuvent
accéder sans violence à la position des pères, ou comment l’ordre peut
se transmettre), du châtiment des Danaïdes (punies par où elles ont
péché, condamnées à une copulation éternelle pour s’être abstenues de
sexualité par frigidité excessive), de la souillure (révélatrice de
l’abomination des mélanges), d’Ouranos et de Gaïa, de la lutte entre
Titans et Olympiens, Kronos et Zeus, que nous propose Vernant ? Des
récits de la manière dont, à partir du même, de l’autre émerge à l’être.
Vernant n’éprouve pas le besoin, à l’instar de Lévi-Strauss, de faire de
l’analyse des mythes un instrument logico-mathématique qui dégage entre
séquences narratives des rapports d’opposition et d’homologie révélant
de grands modes opératoires et classificatoires de l’esprit humain. Mais
il retient, comme l’auteur des Mythologiques, les pouvoirs d’une
analogie (qui n’est pas d’ordre intellectuel) entre construction
mythique et composition musicale. Claude Lévy-Strauss conclut ainsi
l’Homme nu :
La mythologie et la musique ont ceci en commun qu’elles convient
l’auditeur à une union concrète, avec toutefois cette différence qu’au
lieu d’un schème codé en sons, le mythe lui propose un schème codé en
images15.
Vernant met ainsi en relief la difficulté d’établir, mais surtout de
rétablir et maintenir, une bonne distance entre éléments distincts, chez
les dieux comme chez les hommes : ciel et terre, dieux et hommes, hommes
et animaux, mal et bien, guerre et paix, etc. Cette juste distance
(c’est elle, en effet, qui rend possible la justice) est nécessaire
aussi bien pour interpréter un texte – c’est-à-dire l’étirer, l’écarter
au plus loin de lui-même pour le faire rentrer en lui-même – sans tomber
dans la mimésis, que pour assurer le renouvellement des générations, en
évitant le blocage des communications immédiates comme l’excès des
contacts avec des êtres trop lointains. Entre ordre et pouvoir, une
disjonction et une conjonction excessives introduiraient le chaos, par
où le monde a commencé, mais dont il s’est séparé, chez les hommes de la
cité comme chez les dieux du cosmos. Les récits mythologiques racontent
les antagonismes entre ces deux sortes de violence (mise à distance et
proximité), et la nécessité qui s’ensuit d’ouvrir l’espace entre ciel et
terre pour débloquer le cours du temps, et équilibrer les contraires
dans la procréation. Voilà pourquoi il peut être utile de remonter
jusqu’à la bifurcation elle-même, qui confronte deux scénarios : dans
l’un, des Puissances s’opposent (les dieux grecs sont des puissances),
liées par des rapports définis d’opposition et de complémentarité ; dans
l’autre, ce sont des discours qui s’affrontent, librement
contradictoires, liés par des rapports définis d’opposition (convaincre
l’autre par une argumentation dialectique), et de complémentarité
(l’associer à un questionnement de vérité). Philosophie et mythe se sont
d’abord confondus avant de se séparer, comme logos et muthos avant leur
séparation par la philosophie (si bien que celle-ci intervient deux
fois).
Cette jonction nous en apprendrait plus sur nous-mêmes que la séparation
; le mythe n’est pas seulement cet autre discours, ou ce discours de
l’autre, désignant un côté d’une frontière ; il est ce qui associe les
deux côtés avant qu’il y ait frontière : accueil de l’autre, non en
dehors, mais en dedans, du même. Il figure un point imaginaire où tout
était confondu : n’existaient séparément ni société ni histoire, ni
dieux ni hommes, ni persuasion ni discours argumenté (puisque « le
croire est ce qui se raconte à travers des récits16 »), ni violence ni
loi ; le mythe nous permet de mesurer l’audace intellectuelle d’un geste
philosophique. Il nous faut comprendre ce qui s’est passé avant cette
décision – qui n’a rien de psychologique – de constituer des formes de
recherche dont le but principal serait d’établir un savoir réfléchi, et
d’atteindre une vérité connaissable en tant que telle ; comprendre ce
qui s’est passé avant pour nous confronter à la distance qui, d’un coup
(de serpe ?), nous rapproche de ce que nous n’étions pas encore en nous
éloignant de ce que nous sommes devenus : c’est que le mythe nous met en
état d’antériorité par rapport à nous-mêmes ; nous rendant proches de ce
que nous ne sommes pas et ne serons jamais (des puissances
primordiales), il nous met face à ce qui nous arrive quand nous nous
séparons de nous-mêmes, nous rendant infiniment absents (Socrate est
déclaré atopos par Platon) dans la distance de la réflexion critique. En
ce moment de bifurcation, se nouent et se jouent ce qui, dans le mythe,
préfigure sous la forme d’une fiction une forme d’organisation que
réalisera la cité, et ce qui, dans le politique, retient du premier de
grandes exigences libératrices de mouvement et d’utopie active : l’idée
d’une coïncidence, au moins possible, entre le maximum d’intensité d’une
pensée figurative et le maximum d’intensité d’une pensée démonstrative.
C’est en ce postulat (au sens kantien) d’une coïncidence projetée à
l’horizon d’une rationalité construite que mythe et politique, cosmos et
cité, viennent croiser leurs pouvoirs, se faire comme écho l’un à
l’autre ; par le mythe, l’espace s’ouvre, et
cette déchirure permet à la diversité des êtres de prendre leur forme et
de trouver leur place dans l’étendue et dans le temps. La genèse se
débloque, le monde se peuple et s’organise17 ;
par la cité, l’ordre du discours s’ouvre, et cette déchirure par rapport
à l’équilibre instable qui précédait, celui du pouvoir, permet à chacun,
en se répartissant honneurs et magistratures, de trouver sa place dans
un espace réglementé par une loi (nomos) commune. Le point focal
originaire et imaginaire est donc aussi un point de rencontre entre
cosmos et cité ; il porte un nom en grec : c’est archè. Suprématie du
pouvoir en même temps que principe qui fonde les apparences en les
stabilisant sans les forcer ; prince en même temps que principe. Un
équilibre toujours doit être trouvé, car il existe une sorte de rivalité
entre deux entités, et cette rivalité s’exerce aussi bien pour des
prérogatives divines (un dieu plus puissant que les autres cherche à
imposer sa loi) que pour la répartition des honneurs chez les humains
(un souverain plus ambitieux que les autres cherche à régenter le monde)
: ce sont l’ordre et le pouvoir. Au terme de toute une série de luttes,
à un moment donné, l’un ou l’autre s’installe. De la résolution de leurs
conflits dépend leur dénouement par une sortie soit dans le mythe (le
pouvoir est alors premier par rapport à l’ordre), soit dans le politique
(l’ordre est alors premier par rapport au pouvoir, et devient constant
lorsque l’archè prend la forme de nomos, une simple règle). C’est à
partir des oscillations entre ordre et pouvoir que l’on peut lire tous
ces combats décrits par Vernant, chez les dieux comme chez les hommes.
Parmi les dieux, Zeus est le premier pour avoir d’abord compris que,
pour faire cesser la lutte entre Titans et Olympiens, dont lui-même
serait à son tour victime en tombant sous les coups de son fils (comme
son illustre prédécesseur Ouranos sous les coups de Kronos), il lui
fallait épouser et avaler Métis, fille d’Océan, déesse « qui en sait
plus que tout dieu ou homme mortel » ; ainsi, il ne serait plus dieu
rusé, comme Kronos ; il serait mêtieta, le dieu Ruse : dans sa personne,
la souveraineté est devenue un état stable, permanent.
Parmi les hommes, ce sont les nomothètes (Solon, Clisthène) qui
joueraient le rôle de Zeus, et la parole, le logos, celui de mêtis, la
ruse. Ce n’est plus par des procédures biaisées, truquées, frauduleuses,
que la loi doit être acceptée ; c’est, au contraire, par la mise en
commun du logos, le dépôt au centre de l’espace civique du kratos, le
discours persuasif argumenté qui opère aux niveaux politique, juridique,
personnel, qu’apparaît en Grèce une forme originale d’organisation : la
cité. Isonomia (égalité de droits) et isègoria (égalité de parole) en
constituent deux éléments majeurs. Parallèlement, naissent les
problèmata qui concernent moins des phénomènes de la nature (phusis)
qu’un mode de fonctionnement critique de la raison ; un commencement de
mise en regard s’opère alors sur un plan intellectuel comme sur un plan
social. C’est sur ce terreau que se déploie la philosophie. Ainsi, qu’il
s’agisse du monde ou de la cité, des mêmes règles d’organisation doivent
pouvoir jouer pour instaurer, et surtout maintenir un équilibre. Il est
rythmé par des phases d’harmonie et de paix, de tension et de troubles.
Mais, en dehors du partage entre muthos (discours qui s’adresse à tous)
et logos (discours argumenté, « élitiste », dont l’auditoire est
choisi), Vernant démontre que la rationalité, qui est au fondement de
l’équilibre, ne consiste en rien d’autre qu’à favoriser des conditions
d’émergence de la rationalité même, avec ce mélange original de sacral
et de social, de religieux et de politique, en modélisant le monde pour
le soumettre aux lois de la pensée.
D’hier à aujourd’hui : actualité de certaines analyses politiques
Ce temps de barbarie sauvage et de lâcheté, quand les chantres de la
race conduisaient en fanfare l’enterrement de la nation française, reste
inscrit dans notre mémoire comme le visage même de l’antisémitisme, sa
monstrueuse vérité18,
écrivait Jean-Pierre Vernant en 1980 après l’éclatement d’une bombe rue
Copernic. Cette description pourrait être d’aujourd’hui.
Néanmoins, l’on ne peut pas négliger l’originalité de chaque situation
historique. D’hier à aujourd’hui, l’une des différences majeures tient
peut-être à des changements de paradigme. Énonçons-les rapidement.
À une tradition d’immortalité des sociétés et des savoirs – à laquelle
la jeunesse éternelle de dieux vivant au milieu des hommes (le milieu
étant le lieu de la démocratie) n’est sans doute pas totalement
étrangère – succède une tradition de mortalité des institutions et des
savoirs – à laquelle le vieillissement d’une population sans assurance
de renouvellement suffisant des générations n’est pas tout à fait
étranger ; de plus, en Grèce, il n’était pas nécessaire d’adhérer à des
croyances pour être fidèle, et servir la collectivité en servant les
dieux ; aujourd’hui, il est d’abord nécessaire de prêter allégeance et
serment pour être fidèle, sans même être sûr de servir la communauté à
laquelle chacun appartient.
À l’idée de droit comme exigence de justice valable universellement,
telle que les Grecs l’avaient fait émerger avant sa transformation par
les Lumières, s’est substituée l’idée de droit comme devoir de légalité
imposable à chacun en fonction de sa place et de ses qualités ; les
individus ont des droits, et pour chacun ils sont spécifiques ; non
seulement existent ainsi des droits de l’individu face à l’État, mais
aussi ceux des classes populaires, des salariés, des actifs et des
retraités, des chômeurs et des « fins de droit » (!), des médecins,
professeurs, magistrats, des femmes et des hommes, des homosexuels, des
malades et des bien-portants, etc. Cette spécialisation des droits
pourrait faire croire à un progrès de la démocratie ; c’est peut-être,
au contraire, un signal de son évidement. La démocratie, pour les Grecs,
c’était l’idée qu’il y avait un jeu unique, égal pour tous, et que les
règles en étaient applicables à tous les hommes libres ; pour nous, la
démocratie, ce serait plutôt l’idée qu’il y a plusieurs jeux, règles,
plusieurs registres de liberté.
Enfin, « on ne raisonne plus aujourd’hui en termes de dessus et de
dessous ; il y a ceux qui sont dedans et ceux qui sont dehors19 ». Notre
idée d’intégration (nous éprouvons le besoin d’ajouter « républicaine »,
pour sauver notre « bonne conscience » politique, notion que les Grecs
ne connaissaient pas) intègre l’éventualité de l’exclusion. L’autre est
soupçonné d’être un étranger, et l’étranger un inadapté, doublé d’un
sauvage. Le fascisme, que Vernant a toujours combattu sous tous ses
déguisements, c’est, dans son format contemporain, l’exploitation de la
peur et de l’anomie sociale à des fins politiques (au sens de la
politique). L’hospitalité grecque, qui est sacrée, c’est l’idée inverse
; et elle s’exerçait, grâce au symbole, au long de la chaîne des
générations. La logique politique en est aujourd’hui changée : chacun se
demande s’il sera dedans ou dehors ; en même temps, se profile l’urgence
d’un traitement thérapeutique de problèmes sociaux.
Vernant a une conscience aiguë de ces changements :
Notre société civile, pour des raisons historiques, est faite de tout un
réseau d’associations, de groupements : quelle va être leur place, je ne
le sais pas. Nous avons tous vécu avec l’idée que nos sociétés étaient
fondées sur la cohésion, l’unité. J’ai toujours cru à une hiérarchie
verticale, c’est-à-dire une société faite de couches qui n’étaient pas
sur le même plan : les patrons, les privilégiés, les maîtres de
l’économie et des finances et, en dessous, les classes populaires, les
travailleurs, les salariés. On ne pouvait comprendre l’évolution sociale
si on ne tenait pas compte de ce double niveau. La démocratie, c’était
aussi la façon dont, dans un cadre institutionnel donné, il y avait un
jeu… Les rapports n’étaient pas figés, il y avait une dynamique
sociale20.
L’idée de délitement social, tant galvaudée, dissimule peut-être celle
qu’une injustice s’attacherait à la notion de hiérarchie, dont «
l’égalité » de notre devise républicaine prémunirait heureusement. Or,
et Vernant le suggère, c’est la hiérarchie (fondée sur le talent, non
sur la richesse ou la naissance) qui permet qu’il y ait du jeu social,
et que celui-ci, par des échanges entre niveaux différents, ouvre un
espace de libertés (dans un entretien avec Georges Charbonnier,
Lévi-Strauss avait proposé une comparaison des sociétés ouvertes avec
des machines à vapeur, comparaison qui n’est pas sans rapport avec cette
analyse du jeu social). Les exclus, les marginaux, les chômeurs, les
immigrés, ne forment plus des groupes cohérents, et leurs réactions ne
peuvent être ni prévues ni provoquées ; une forme de « glaciation »
psychologique et mentale a remplacé l’inventivité politique et
scientifique des Grecs ; les grands affrontements, qui signent les
fractures de notre société, ne sont plus idéologiques. Nous avons les
fractures, sans le débat ; les Grecs avaient le débat, ce qui leur
évitait les fractures. Nous avons la bureaucratie pour établir des
hiérarchies ; sans la bureaucratie, les Grecs savaient accorder la
prééminence : par le tirage au sort et le roulement des rôles.
Nous faire ainsi saisir la distance entre cité antique et État moderne,
c’est, d’une certaine manière, nous donner envie de reprendre en commun
le chemin, pour « refonder », comme on dit, le tissu social ; encore
faudrait-il l’avoir réellement fondé. En accrochant la cohésion sociale
à une rationalité de la cohérence psychologique et philosophique,
Vernant place cette dernière au cœur d’un dispositif dont les
ramifications sont multiples. C’est pourquoi, nous ne pouvons que
commencer d’ouvrir une discussion sur ce dispositif, et ses effets
possibles de retournement (la récurrence de la référence à la
rationalité, même plurielle, menaçant de provoquer un phénomène de
rejet).
Le dispositif « central » de la rationalité grecque
Un certain type de rationalité, d’autant plus puissant qu’il se déplace
et se multiplie, irrigue la plupart des analyses. Il exprime une
confiance, qui n’est pas elle-même interrogée, dans une démarche de
l’intelligence modélisante et universalisante qui ne prend pas
suffisamment en compte l’histoire singulière, composite et chaotique, à
partir de laquelle elle s’est formée ; certes elle s’efforce, avant de
juger, de comprendre ;
ce qui suppose aussi le rejet radical de comportements fondés sur le
refus des autres, les engagements passionnels, le fanatisme,
l’intolérance. Comprendre, ça veut dire que, en essayant de comprendre,
vous sortez du cadre dans lequel vous êtes habitué à penser, vous vous
situez ailleurs, pour essayer de vous voir vous-même avec l’œil
d’autrui21.
On pourrait croire, à lire ce texte, que tous les éléments permettant
d’échapper à une logique unifiante et absolutisante, celle du
rationalisme, sont présents : changer de cadre ; sortir de soi pour
s’apercevoir ; échapper au pli pris par la pensée. Cette pratique de
l’hétérotopie devrait présenter toutes les garanties d’un point de vue
d’extériorité pour la pensée (est-elle analogue à la « déconstruction »
du dehors pratiquée par François Jullien à partir de la Chine ?).
Vernant ajoute, aussitôt après, que les pulsions du chauvinisme et de
l’exclusion sont pour lui « le mal absolu22 » ; il n’y a rien de
surprenant à cela. Lorsqu’il parle de « vieux démons », du déferlement
de l’irrationnel, c’est en rapport soit avec la destruction de l’autre,
l’arrêt de la pensée critique – soit avec le retour du religieux,
c’est-à-dire d’une vérité imposée d’en haut (la religion polythéiste des
Grecs ne renvoie à aucune forme de transcendance, et imprègne
l’existence collective sans prétendre dominer la vie de la pensée), soit
même avec la magie.
Être rationaliste, ce n’est pas forcément diviniser ou hypostasier la
raison ; ce peut être, plus subtilement, diviser la raison pour faire
sentir son pouvoir dans ce qui la menace ; c’est reléguer l’irrationnel
au dehors, de telle sorte qu’ainsi éloigné il n’atteigne plus, du moins
frontalement, la vie de la raison ; c’est concevoir une anthropologie
historique à partir de l’idée d’une essence rationnelle de l’homme ; ne
pas imaginer de forme politique différente que celle de la cité, de
folie sous d’autres espèces que celle d’un égarement passager de
l’intelligence, d’explication de l’action hors d’un branchement de la
pratique sur la théorie (à partir d’un schéma aristotélicien «
délibération-désir-décision ») et indépendamment d’une maîtrise du sujet
humain sur le déroulement temporel de ses actes, ne pas se représenter
de récit possible hors de la coupure muthos-logos, faire une fixation
sur la vérité comme sur une évidence d’exigence pour la pensée : autant
de signes que l’on reconnaît une suprématie à la raison. Celle-ci reste
tapie à l’arrière-plan de manifestations qui sont une interruption, plus
ou moins durable et brutale, de la communication avec autrui ; la notion
d’hérésie n’y a pas de place parce qu’elle n’y a pas de sens, et
l’excentrique serait seulement un format caricatural de l’excentré.
Un délire de l’intelligence, une perversion du sentiment des valeurs,
une passion, obsessionnelle et fanatique, pour abaisser et pour détruire
tout ce qui, sous la forme de l’autre, met chacun de nous en question23
peuvent bien entraîner une folie meurtrière (folie est rarement
substantivée, et presque toujours suivie d’un qualificatif), faire
revivre un temps de lâcheté et de barbarie : c’est précisément parce que
l’intelligence se serait égarée, en déviant de son cours naturel qui est
rationnel (autrement que dans l’identification stoïcienne du naturel et
du rationnel). Bref, c’est du point de vue de la raison, même immergée
et dispersée dans des modalités particulières (astronomique,
mathématique, médicale, historique, rhétorique, dialectique…) qu’est
observé ce qui lui échappe, et vient l’affronter.
Nous ne présenterons que trois exemples de cette absence de distance
suffisante pour qu’il y ait autre chose qu’un simple déploiement à
l’extérieur des instruments du logos, déploiement perçu comme un
dévoiement et qui empêche qu’on accède à une hétérotopie véritable : la
mêtis, c’est-à-dire cette forme d’intelligence qui est censée pointer
les écarts, séparer les savoirs, par rapport à une pensée conceptuelle ;
le lien entre rationalité, progrès, et désacralisation des rapports
sociaux ; l’apparente nécessité d’une alliance entre raison et
démocratie.
Nous évoquerons ces exemples, sans pouvoir les développer.
La mêtis
Ce qui est tout à la fois ruse, prudence, intelligence retorse,
débrouillardise, astuce, tromperie, ne relève pas strictement d’une
logique notionnelle. Il est difficile de comprendre les mécanismes de
l’agir lorsqu’on reste attaché à l’ontologie et aux essences. D’où la
nécessité de contourner pour attraper, de tromper pour traquer.
La victoire sur une réalité ondoyante, que ses métamorphoses continues
rendent presque insaisissable, ne peut être obtenue que par surcroît de
mobilité, une puissance encore plus grande de transformation. [Les Ruses
de l’intelligence, chap. I.]
Ces mots sont révélateurs : pour attraper un réel ondoyant, il faut
courir plus vite que lui, être plus ondoyant ; mais c’est épouser la
même tendance, ne pas chercher à l’inverser non plus qu’à en sortir, par
exemple en recherchant à l’extérieur un autre levier. Pas plus qu’elle
ne se réduirait à un dialogue fictif entre Platon – philosophe de l’Idée
contemplée – et Aristote – philosophe de l’Idée « appliquée » –, cette
difficulté de l’agir ne se résout par une simple division entre les
catégories de l’action et celles de la contemplation. Si la médecine, la
rhétorique, la pêche, la politique sont soumises à la mêtis, c’est parce
qu’en elles science et art ne se départagent pas ; elles sont
conjecturales, attentives au kaïros, allient rapidité de la décision et
justesse du coup d’œil. Mais aucun élément ne l’emporte sur l’autre.
Le résultat de cette recherche d’une rationalité fondée sur la cohérence
interne, sur la rigueur démonstrative, où l’argumentation doit utiliser
des concepts univoques, précis, bref, ce développement a pour
conséquence que tout un pan de l’intelligence grecque est rejeté.
L’intelligence mise au service non seulement des techniques artisanales,
mais encore du politique, du flair commercial, de la vie quotidienne, de
la navigation. Cette intelligence rusée qui jouait un rôle fondamental
est repoussée, elle est exclue de cette nouvelle rationalité car elle
repose, en définitive, sur le fait que toutes les choses sont toujours
ambiguës, polymorphes, fuyantes24.
« Rejetée », « repoussée », « exclue », elle reste surtout impensée. Et
si elle est impensée, c’est peut-être parce qu’elle n’était pas conforme
à la normativité d’une raison qui n’identifie qu’en stabilisant, et ne
capte qu’en capturant. Cette efficacité pratique doit si bien se fondre
dans son objet, si elle veut réussir, qu’elle ne peut se retourner sur
elle-même pour argumenter. Mais qu’est-ce qui explique que la mêtis,
présente chez Homère, dans les mythes, resterait en creux dans la pensée
« conceptuelle » ? Elle a pourtant été aperçue, mais non développée par
la philosophie ; dès que celle-ci apparaît, la mêtis a disparu. Et ce
qui est difficile à comprendre, c’est le silence qui s’est établi après
les Grecs pendant si longtemps autour de l’intelligence rusée. Deux
raisons sont mises en avant par Vernant : la première, c’est le fossé
que le christianisme aurait installé entre les hommes et les bêtes ; la
seconde, c’est que l’idée platonicienne de la vérité, reléguant dans
l’ombre un pan du réel et un plan de l’intelligence, n’aurait cessé de
hanter la pensée métaphysique de l’Occident. Mais Vernant n’explique pas
vraiment pourquoi cette idée vient faire obstruction, en barrant un
accès au réel. En restant dans le cadre grec, peut-être n’est-ce
d’ailleurs pas possible : l’attachement à l’ontologie y est trop fort.
Pour penser l’efficacité, peut-être faudrait-il pouvoir se délier (au
double sens d’une pensée déliée), échapper à toute fixation par le verbe
« être », sortir du schéma moyens-fin, action-but, modèle-monde,
volonté-effet, effort-résultat. Il faudrait renoncer, parce que nul
besoin ne s’en ferait sentir, à l’idée qu’il faille forcer le réel pour
le faire advenir ; il faudrait se défaire de l’évidence qu’on ne
remporterait de victoire qu’en menant des batailles, et qu’il serait
nécessaire de faire pour que quelque chose soit accomplie. Penser
l’efficacité en se reposant sur le « potentiel de situation », le
rapport de condition à conséquence, en opposant à l’action, toujours
isolable et superficielle, la transformation, progressive et globale, et
dont ce qui émerge a une valeur indicielle : c’est la voie qu’a suivie,
par exemple, François Jullien dans un Traité de l’efficacité, mais ce
n’était possible qu’en faisant un détour par la Chine ; l’efficacité
n’étant conçue par la philosophie occidentale qu’à l’intérieur d’une
visibilité de l’action (ce n’est pas la viabilité chinoise) par un sujet
autoconsistant qui dresse des plans construits par sa raison, l’on
comprend mieux que la mêtis n’ait pu y être conceptualisée.
Au contraire, les maîtres de sagesse de la Chine ancienne nous
apprennent à user du réel en rusant avec lui – non pas tant à ruser avec
les autres, ce qui a toujours paru chez nous le comble de l’habileté
(Ulysse ou Renard, etc.), qu’à ruser avec la situation, en comptant sur
la logique de son déroulement25…
Les Ruses de l’intelligence, par Detienne et Vernant, d’un côté ; le
Traité de l’efficacité, par François Jullien, de l’autre : deux livres
qui tentent de répondre, avec des instruments différents, à un même
problème ; l’un cherche à prévoir les péripéties du parcours et déduit
l’efficacité de cette prévision même, l’autre laisse advenir le
processus du réel, si bien qu’aucun effet n’est à produire pour être
efficient. De leur confrontation naîtrait le profit d’un dialogue.
Le lien entre rationalités, progrès et désacralisation
Nous évoquerons le long entretien que Jean-Pierre Vernant a accordé en
1975 à Maurice Caveing et Maurice Godelier, et qui figure dans le livre
sous le titre Questions de méthode. Nous sommes obligés de citer un peu
longuement la fin de l’entretien, d’où nous partirons.
Maurice Godelier pose une question, qui fait d’ailleurs suite à une
référence à la mêtis, sur une « occultation » (c’est le terme employé)
de la vie quotidienne par la philosophie et la science, que le mythique
et le religieux prendraient, au contraire, en charge. Jean-Pierre
Vernant répond que, si la science contemporaine a pu « récupérer » tout
un plan de la connaissance défini comme savoir stochastique, il est
difficile d’admettre que tout soit récupéré et récupérable.
Notamment dans ce qui se situe au niveau de l’expérience quotidienne, de
l’intelligence quotidienne, qui s’exerce dans les rapports avec les
êtres et dans la vie sociale. Je pense que ce type de raison, qui nous
vient peut-être des Grecs et a subi beaucoup de transformations
(beaucoup plus qu’un rationaliste naïf pourrait le croire), qui
s’exprime, par exemple, dans la rationalité économique du système
capitaliste, qui est une rationalité de calcul, d’efficacité, etc.,
porte témoignage qu’il y a un énorme champ de la vie sociale qui reste
en dehors, dans l’ombre, par rapport à sa façon de poser les problèmes.
Si l’on voit aujourd’hui un tel besoin chez les jeunes, et pas seulement
chez eux, de trouver des réponses dans des attitudes de secte, ou dans
des retours à des pratiques orientales comme le yoga ou n’importe quoi
d’autre, c’est certainement aussi parce que la rationalité sociale
dominante est incapable de prendre en compte et d’investir les
préoccupations de ces gens-là26.
Ce texte est très riche, ainsi que ce qui le suit immédiatement, et
beaucoup de remarques pourraient être formulées ; nous nous limiterons à
quelques-unes.
a) Il paraît confirmer ce que nous laissions entendre au sujet de la
mêtis, à savoir qu’il existerait comme un vide conceptuel pour combler
l’écart entre théorie et pratique ; ce vide conceptuel proviendrait de
ce que la logique spectaculaire ou héroïque de l’action nous empêcherait
de la concevoir autrement que comme un enchaînement d’événements dont
nous pourrions dévier, et de percevoir sa dissolution possible ainsi que
l’effet de levier contenu dans une régulation continue.
b) Ce n’est pas un hasard si c’est dans l’analyse du tissu social que la
raison grecque trouverait ses limites. Alors que les scientifiques
paraissent croire qu’ils viendront à bout du psychisme humain, il se
produit une crise dans les représentations de tout ce qui touche à nos
rapports avec les autres ; les sociologues, pour masquer leur malaise
(ou leur insuffisance ?), l’appellent pudiquement crise d’identité ; les
modèles heuristiques qu’ils construisent pour compenser ce malaise – en
l’expliquant – sont d’autant plus sophistiqués qu’en analysant les
différences entre les aspirations des gens et la manière dont ils
vivent, l’on s’aperçoit que les expressions les plus irrationnelles
s’entourent souvent du plus grand formalisme. Marcel Gauchet, dans le
Désenchantement du monde, avait observé les déséquilibres induits par
une séparation du religieux et du politique, et les changements de
paradigme social auxquels les hommes ont dû procéder historiquement non
pour s’adapter à de nouvelles règles, mais pour inventer une autonomie
de la conscience, et, corrélativement, la loi démocratique comme
capacité autolimitative.
c) Ce type de raison appliqué à la vie quotidienne nous vient peut-être
(c’est nous qui soulignons) des Grecs, nous dit Vernant ; il aurait subi
de nombreuses transformations, et laissé de côté de tout aussi
nombreuses aspirations : de même que les normes sont sous-tendues par
des projets, l’absence de projets nourrit l’envie de vivre en dehors de
normes ; d’où l’influence des sectes et de la parapsychologie. Mais l’on
s’aperçoit alors que c’est lorsqu’on pose une exigence qu’il est
nécessaire d’affirmer que quelque chose n’est pas remplie selon
l’exigence posée ; d’où une interrogation légitime sur la capacité
pratique de la raison à assumer ses postulats de base, et donc sur
l’origine grecque de cette raison, qui vise à une modélisation
généralisée des relations entre le mental et le réel (avec tous les
dédoublements possibles que cette opération implique).
d) Le dégagement du plan politique fait apparaître une désacralisation
du quotidien, corrélative d’une nécessité de resacraliser ailleurs, mais
cet ailleurs est hors champ social. La mise sous tension d’un je
psychologique provient en partie d’une mise hors tension d’un jeu
social. Vernant cite l’exemple de la tragédie d’Euripide : la rupture
opérée par cet auteur tragique serait celle de deux sphères (pensons à
ce qu’en fera Hegel dans sa Philosophie du droit…) : la polis (l’État)
et l’oikos (les rapports familiaux) ; avec lui, les rapports
interpersonnels échapperaient aux règles du contrat social, et
obligeraient à penser quelque chose de nouveau. Au fond, Eschyle et
Sophocle étaient à la frontière du mythe et d’une réalité juridique et
politique ; Euripide serait à la frontière d’une transgression et d’une
norme. D’où un tragique dont les racines seraient moins métaphysiques
que psychologiques.
e) L’idée de progrès apparaît comme une manière de prendre ses distances
avec un fonds d’occultisme et d’ésotérisme, et, par une progression
continue, de mettre fin à un processus d’illimitation.
Je ne crois pas pour ma part qu’il y ait d’autre attitude possible que
d’être progressiste. Le progressisme, je l’ai souvent dit, c’est avant
tout l’antifascisme27.
Mais la question du progrès, qui n’est ni cumulatif ni linéaire
(certaines analyses de Lévi-Strauss dans Race et Histoire n’en sont pas
très éloignées…), pose en réalité le problème du choix, en faisant
croire qu’à un moment donné une société, une culture ont plusieurs voies
qui leur seraient offertes, et que les circonstances ou la volonté
trancheraient entre elles :
Les voies qui ont été choisies par la Grèce et par l’Occident les
rendaient aveugles ou moins sensibles à des aspects qui allaient
connaître ailleurs un développement important28.
Là encore, faute d’hétérotopie suffisante, l’illusion du choix s’avère
préférable à l’inéluctabilité du mal. Autrement dit, ne sont pas reçues
les situations historiques selon lesquelles nous apparaîtrions comme
différents des êtres rationnels que nous sommes, et pourtant ces deux
exigences satisferaient aux règles de la rationalité ; mais il n’est pas
envisagé qu’en soit fissurée la logique en la radicalisant, procédant
ainsi non d’une autre logique, mais d’autre chose que la logique.
Raison et démocratie
Ce qui caractérise la démocratie grecque, c’est qu’une collectivité
considère, pour la première fois dans l’histoire, que
ses affaires communes ne peuvent être réglées, les décisions d’intérêt
général prises, qu’au terme d’un débat public et contradictoire, ouvert
à tous et où les discours argumentés s’opposent les uns aux autres29.
Les règles du jeu politique sont aussi les règles du jeu intellectuel.
La notion de débat est une condition constitutive de ce type
d’organisation, qui conjure l’expérience totalitaire.
Mais si, comme le propose Vernant, la raison est soit « fille » soit «
conséquence » de la cité, l’on ne peut manquer de se demander de quoi la
cité à son tour serait une conséquence. De la religion ? Elle est
définie comme politique. Du mythe ? L’une de ses fonctions est le
maintien d’une unité et d’une cohésion sociales. Il n’y a, en réalité,
aucune raison objective pour que la cité grecque ait pris cette forme,
et non telle autre, sinon celle de la rationalité grecque elle-même :
c’est un peu circulaire.
La liberté abstraite n’existe pas (sinon dans les spéculations de
quelques philosophes…) ; ce qui existe, ce sont des formes de liberté
qui correspondent à des formes de culture déterminées. Ainsi que l’écrit
Charles Taylor dans l’un de ses articles, « L’atomisme », qui figure
dans la Liberté des modernes,
comme l’individu libre ne peut maintenir son identité que dans une
société ou une culture d’un certain type, il est nécessairement concerné
par la forme de cette société ou culture dans son ensemble30.
Par exemple, la modernité démocratique serait caractérisée, selon Marcel
Gauchet, moins par le débat (il est biaisé, « artefacté », ou
inexistant…) et cette exigence d’autoréflexion sans moi, propre à la
cité grecque, que par une capacité d’autolimitation qui lui viendrait du
dedans ; ce sont deux expériences de socialisation différentes qui
seraient ainsi décrites.
Or, faire croire, comme Vernant, à une alliance naturelle et
constitutive entre raison et démocratie, tout en réinstallant la raison
dans l’histoire, c’est s’exposer au danger d’ériger en modèle un moment
singulier de l’histoire, en négligeant la genèse chaotique du processus
de constitution ou en la renvoyant au mythe. Il est difficile d’imaginer
que la référence grecque soit valable universellement, ou même
simplement transposable à d’autres temps et d’autres situations.
Prenons une sorte de contre-exemple : l’analyse que fait Dodds dans les
Grecs et l’irrationnel de la superstition populaire, des rêves, de tous
comportements dictés par la croyance (au sens moderne). Dans ce livre,
Dodds s’interrogeait sur les manières dont les Grecs interprétaient les
éléments irrationnels du comportement humain : jalousie, vengeance, rôle
du thumos, des passions en tant qu’elles représentent une force qui
arrive de l’extérieur à quelqu’un, magie, divination, possession
démonique, spiritisme, astrologie, etc.
Il a consacré un chapitre à ce qu’il a appelé « La crainte de la liberté
». Il y montre que les époques de rationalisme étendu à la plupart des
domaines d’une culture ouverte (psychologie, morale, religion
rationalisées, etc.) peuvent fort bien s’accommoder de symptômes
régressifs dans la croyance populaire ; de telle sorte que l’homme, mis
en présence de sa propre liberté intellectuelle (qui existait depuis un
certain temps déjà), prenne peur et préfère « le déterminisme rigide du
destin astrologique » au « fardeau effrayant de la responsabilité
quotidienne31 ».
Tandis que le rationalisme sous une forme restreinte et négative
continue à se répandre de haut en bas, l’antirationalisme se répand de
bas en haut32 ;
si bien que la grande époque du rationalisme, de la fin du IVe siècle à
la fin du IIIe siècle, n’aurait pas été une époque de liberté politique,
sans que l’on eût pu tout mettre sur le compte de la guerre ou de
l’appauvrissement économique. De plus, même à l’intérieur d’une
philosophie comme le platonisme, pourraient cohabiter une phase dite «
critique » et une phase plus « spéculative » qui ouvrirait le chemin à
Plotin (voir Dieu face à face). L’interprétation que propose Dodds du
phénomène tient en ceci :
Si les historiens espèrent un jour parvenir à une explication plus
complète (que par la sociologie ou l’effondrement interne, par exemple)
de ce qui est arrivé, je crois qu’ils seront contraints, sans ignorer
les facteurs intellectuels ou économiques, de tenir compte d’un autre
genre de motif, moins conscient et moins commodément rationnel. J’ai
déjà laissé entendre que sous l’acceptation du déterminisme astral, il y
avait, à mon avis, et entre autres facteurs, la crainte de la liberté –
le refus inconscient du lourd fardeau de choix individuel qu’une société
ouverte impose à ses membres33,
et qui provoque chez eux une anxiété quasi névrotique. Et la conclusion
qu’il tire est la suivante :
Les hommes qui créèrent le premier rationalisme européen ne furent
jamais – jusqu’à l’époque hellénistique – de simples rationalistes : je
veux dire qu’ils étaient profondément et imaginativement conscients de
la puissance… de l’Irrationnel. Mais ils ne pouvaient décrire ce qui se
passait sous le seuil de la conscience qu’en un langage mythologique ou
symbolique ; ils n’avaient pas d’instruments pour le comprendre, encore
moins pour le contrôler34… ;
où l’on retrouve, sous un autre angle, le problème des catégories
psychologiques par rapport à un contenu qui ne leur préexiste pas. Mais,
derrière cette question, l’enjeu est celui de la capacité (ou de la «
volonté ») d’une culture à déployer une stratégie mentale pour capter le
réel.
Dodds, dans son analyse, ne semble pas se demander : d’une part, si
cette peur de liberté ne constituerait pas par elle-même un indice
qu’une société ouverte est en train de se fermer et de « se dogmatiser »
; d’autre part, s’il ne projette pas sur les Grecs une partie du contenu
d’une catégorie d’inconscient, qui est née quelques siècles plus tard,
et dans de tout autres circonstances (la catégorie psychologique
d’inconscient, pas plus que celle de sujet ou d’intériorité, n’existant
pas chez les Grecs) ; à une question de Martine Millon portant sur
l’intégration des Erynies à la fin de l’Orestie, l’opposition entre
elles et Apollon, qui serait interprétée par les Freudiens comme une
opposition entre conscient et inconscient, Vernant répondait vivement :
« Oui, mais… les Grecs ne disent pas ça35. » Un raisonnement analogue
pourrait être tenu avec le théâtre, extériorisation des problèmes de
l’homme grec aux prises avec lui-même dans ses actes, et non plus dans
sa conscience. Nous ne ferons qu’évoquer quelques questions posées par
les raisons de son apparition, mais plus encore par celles de sa
disparition (il faut un autre à qui l’on s’adresse, même si cet autre
peut être soi).
Le théâtre
Lorsqu’il apparaît, disparaissent le poète, l’aède, et avec eux la
transmission orale d’événements lointains. La narration indirecte (diègèsis)
fait place au discours à la première personne, qui ouvre un plan de
réalité qui n’est pas réel ; naît la conscience du fictif.
Parallèlement, dans la philosophie, s’établit une coupure entre l’être
et le paraître. Le faux-semblant, le mensonge sont alors possibles.
Théâtre et mimèsis deviennent indissociables. Les personnages souffrent
devant nous, et nous souffrons pour eux (la terreur et la pitié
d’Aristote n’existent que par la projection imaginaire de ses émotions
dans celles des autres).
Si le théâtre est bien un lieu où le débat (l’agôn) est agi, il est un
miroir dans lequel la cité grecque s’est représentée à elle-même.
Mais comment expliquer alors qu’il n’ait pas toujours existé chez les
Grecs, et que prospérait pourtant la cité ? Il a constitué un moment
entre, d’un côté, le mythe et l’épopée (dont l’autorité vient de leur
prise sur le réel), de l’autre, les Jeux, à la fois spectacle et fête
religieuse. Ce moment correspondrait-il à celui par lequel la
philosophie prend consistance, en instaurant une coupure entre l’être et
le paraître ? Faut-il que le langage déploie un jeu, se décale (au
double sens de se déplacer, et d’enlever une cale), comporte une
intertextualité à l’intérieur de lui-même pour qu’il parvienne à parler,
non à côté (parataxe), mais de ce dont il parle, et sans toujours se
faire entendre ? Les héros tragiques sont enfermés dans un langage
clôturé, qui les désigne à l’autisme, au sacrifice ou au meurtre. Pour
en sortir, il faut que ce soit l’autre qui entende ce qui se cache
ainsi, ce qui est dit comme non dit et ce qui est tu pour n’avoir pas à
être dit. Mais le théâtre déplace l’enjeu, du langage vers l’action ; il
est drame. Pourquoi alors le problème que l’homme se découvre à lui-même
dans ses actes ne pouvait-il naître dans le mythe, et s’est-il évanoui
dans la connaissance philosophique ?
Problématiser pour se rendre capable de penser, c’est un pli qu’a pris
la pensée lorsqu’elle s’interroge sur elle-même, et sur l’être ; mais ce
pli-là vient des Grecs. Si le théâtre ne se conçoit lui-même en Grèce
que comme scène de conflits suscités par des filiations et des
divisions, c’est d’abord parce qu’il s’appuie sur une stratégie par
rapport au réel qui paraît naturelle, alors qu’elle procède d’un choix :
se séparer de la nature, et se représenter le monde pour pouvoir y agir
et s’y conduire. Mais essayer de rompre, aussi, avec une perception
ontologique du réel et avec la structure syntaxique de la phrase.
Faire saillir une idée, c’est ainsi qu’a commencé l’histoire de la
philosophie ; et ce qui fait ainsi saillie, c’est l’idée de la raison
qui cherche à imposer ses plans au réel ; le théâtre se ressaisit de
l’idée pour capter celle de l’autre dans sa langue, et en faire
ambiguïté. Mais si l’on prend le parti de rompre avec les partis pris de
notre raison, l’on pourrait bien s’apercevoir alors que l’on quitte l’a
priori, l’effort de la démonstration, l’évidence que penser c’est
prouver, que parler c’est prendre position.
D’une certaine manière, le théâtre grec confronte des agents qui sont
agis, non par des forces obscures, mais d’abord par un raptus du langage
qui se donne comme problème à penser. Il y répond par une façon de se
projeter (aux deux sens de faire des projets, et de se porter en avant)
par la distance dans un autre discours :
On dit, et l’autre comprend autre chose que ce que l’on dit et, quand il
répond, on comprend que l’on a dit autre chose que ce qu’on croyait
dire36.
Je serais tenté de résumer.
Ce qui réunit mythe et politique, ces inventions grecques par excellence
(par l’excellence ?), – dont l’« entre » définirait moins la distance
d’un interstice que l’enchevêtrement d’une circulation –, c’est de
montrer quelles sont les conditions de possibilité d’une rencontre avec
l’autre : le mythe, par un exposé (muthos, récit) des éléments
constitutifs de l’autre à partir du développement du même ; le
politique, par un acte volontaire de soumission du moi, d’abandon des
différences individuelles, à un idéal communautaire. Ce qui tisse
ensemble tous les fils d’Entre mythe et politique (la Russie, le
communisme, la Résistance, mai 1968, le théâtre, la bombe de la rue
Copernic, la décolonisation, la révolution algérienne…) c’est aussi une
raison sans normativité, mais non sans histoire ni sans histoires ; ce
sont tous les « doubles » (eidôla simulant l’apparence) que Vernant a
peu à peu déposés comme des empreintes dans chacune de ses expériences,
pour en faire des icônes (eikones transposant une essence), qui sont
insaisissables, comme « un souffle, une fumée, une ombre ou l’envol d’un
oiseau », et échappent par là même à la destruction. Comme la culture
grecque, à laquelle il a fini par s’identifier pour nous dévisager, il a
installé l’altérité au centre de son dispositif de lecture des documents
anciens comme d’accueil de ce qui est étranger (hospitalité).
Si les Grecs croyaient à leurs mythes, ce n’est pas au sens où nous
entendons « croire » non plus qu’en celui d’une adhésion au contenu de
certains récits. C’est peut-être en raison d’une conviction que chacun
de nous, accidentel et périssable, loge un double immortel, qui ne se
nourrit que d’histoires racontées.
Cela nous permettrait de comprendre qu’entre la voie de la fondation et
celle de la déconstruction, une troisième possibilité s’offre à la
pensée.
Fonder, c’est enfermer la pensée dans un réseau de raisons emboîtées les
unes dans les autres et interdépendantes ; déconstruire, c’est, au nom
d’une stratégie préexistante, aller chercher dans un texte comme
symptôme les ressources de sa propre mise en question.
Au contraire, comme Jean-Pierre Vernant le démontre par son exemple, si
la pensée sort de soi pour rencontrer une autre pensée et entrer en
dialogue avec elle-même, elle éprouve et épouse ainsi ses capacités
d’autodépassement.
Guy Samama
* Agrégé de philosophie, Collège international de philosophie,
conseiller auprès du président de l’Assemblée collégiale.
1. Jacques Brunschwig et Geoffrey Lloyd, le Savoir grec, Paris,
Flammarion, 1996, p. 19.
2. Michaël Frede, le Savoir grec, op. cit., p. 48.
3. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 462.
4. Ibid., p. 23.
5. Ibid., « Rien de plus éloigné de la culture grecque que le cogito
cartésien », p. 213-214.
6. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 559.
7. Ibid., p. 578.
8. Ibid., p. 603.
9. Personne se dit en grec ουτις, mais aussi mè tis en deux mots, la
mêtis en un mot voulant dire « ruse ».
10. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 628.
11. Ibid., p. 406.
12. Ibid., p. 53.
13. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 50.
14. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 592.
15. Claude Lévy-Strauss, l’Homme nu, Paris, Plon, 1971, p. 585.
16. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 241.
17. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 306.
18. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 588.
19. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 583.
20. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 583.
21. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 615.
22. Ibid., p. 616.
23. À propos de la bombe de la rue Copernic, Jean-Pierre Vernant, Entre
mythe et politique, op. cit., p. 587.
24. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 262.
25. François Jullien, Traité de l’efficacité, Grasset, 1997, p. 128 ;
cf. aussi sur la mêtis p. 18-20 et 222-223.
26. Jean-Pierre Vernant, « Questions de méthode », Entre mythe et
politique, op. cit., p. 133.
27. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 615.
28. Ibid., p. 136.
29. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 233.
30. Charles Taylor, la Liberté des modernes, Paris, PUF, 1997, p. 250.
31. E.R. Dodds, les Grecs et l’irrationnel, éd. Montaigne, 1965, p. 236.
Trad. française de The Greeks and the Irrational, University of
California Press, Berkeley, 1959.
32. Ibid., p. 235.
33. Ibid., p. 241-242.
34. E.R. Dodds, les Grecs et l’irrationnel, op. cit., p. 244.
35. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 454.
36. Jean-Pierre Vernant, Entre mythe et politique, op. cit., p. 457.