Palimpsestes

Lipovetsky, l'ère du vide, 1983

Tout au long des millénaires qui ont vu les sociétés fonctionner sous un mode sauvage, la violence des hommes, loin de s'expliquer à partir de considérations utilitaires, idéologiques ou économiques, s'est essentiellement agencée en fonction de deux codes strictement corollaires, l'honneur, la vengeance, dont nous avons peine à comprendre l'exacte signification, tant ils ont été éliminés inexorablement de la logique du monde moderne. Honneur, vengeance, deux impératifs immémoriaux, inséparables des sociétés primitives, […] où les agents individuels sont subordonnés à l'ordre collectif et où simultanément «les relations entre hommes sont plus importantes, plus hautement valorisées que les relations entre hommes et choses». Lorsque l'individu et la sphère économique n'ont pas d'existence autonome et sont assujettis à la logique du statut social, règne le code de l'honneur, le primat absolu du prestige et de l'estime sociale, de même que le code de la vengeance, celui-ci signifiant en effet la subordination de l'intérêt personnel à l'intérêt du groupe, l'impossibilité de rompre la chaîne des alliances et des générations, des vivants et des morts, l'obligation de mettre en jeu sa vie au nom de l'intérêt supérieur du clan ou du lignage. L'honneur et la vengeance expriment directement la priorité de l'ensemble collectif sur l'agent individuel.
Structures élémentaires des sociétés sauvages, l'honneur et vengeance sont des codes de sang. Là où prédomine l'honneur, la vie a peu de prix comparée à l'estime publique; le courage, le mépris de la mort, le défi sont des vertus hautement valorisées, la lâcheté est partout méprisée. Le code de l'honneur dresse les hommes à s'affirmer par la force, à gagner la reconnaissance des autres avant d'assurer leur sécurité, à lutter à mort pour imposer le respect. Dans l'univers primitif, le point d'honneur est ce qui ordonne la violence, nul ne doit, sous peine de perdre la face, supporter l'affront ou l'insulte; querelles, injures, haines ou jalousies ont, plus aisément que dans les sociétés modernes, un terme sanglant. Loin de manifester une quelconque impulsivité incontrôlée, la bellicosité primitive est une logique sociale, un mode de socialisation consubstantiel au code d'honneur.
La guerre primitive elle-même ne peut être séparée de l'honneur. C'est en fonction de ce code que chaque homme adulte se doit d'être un guerrier, d'être vaillant et brave devant la mort. Plus encore, le code de l'honneur fournit le moteur, le stimulant social aux entreprises guerrières; nullement à finalité économique, la violence primitive est, dans nombre de cas, guerre pour le prestige, pur moyen d'acquérir gloire et renom, lesquels sont conférés par la capture de signes et de butins, scalps, chevaux, prisonniers. le primat de l'honneur peut ainsi donner naissance, comme P. Clastres l'a montré, à ces confréries de guerriers entièrement voués aux exploits armés, contraints au défi permanent de la mort, à l'escalade dans la bravoure qui les lance dans des expéditions de plus en plus audacieuses les conduisant inéluctablement à la mort.
Si la guerre primitive est étroitement liée à l'honneur, elle l'est tout autant au code de la vengeance: la violence est pour le prestige ou pour la vengeance. Les conflits armés sont ainsi déclenchés pour venger un outrage, un mort ou même un accident, une blessure, une maladie attribuée aux forces maléfiques d'un sorcier ennemi. C'est la vengeance qui exige que soit versé le sang ennemi, que les prisonniers soient torturés, mutilés ou dévorés rituellement, c'est toujours elle qui commande en dernier ressort qu'un prisonnier ne doit pas tenter de s'évader, comme si ses parents et son groupe n'étaient pas assez courageux pour venger sa mort. De même c'est la peur de la vengeance es esprits des ennemis sacrifiés qui impose les rituels de purification du bourreau et de son groupe. Davantage: la vengeance ne s'exerce pas uniquement envers les tribus ennemies, elle exige aussi bien le sacrifice de femmes ou d'enfants de la communauté en guise de réparation du déséquilibre occasionné, par exemple, par la mort d'un adulte dans la force de l'âge. Il faut dépsychologiser la vengeance primitive, laquelle n'a rien à voir avec l'hostilité rentrée: chez les Tupinambas, un prisonnier vivait parfois des dizaines d'années dans le groupe qui l'avait capturé, jouissait d'une grande liberté, pouvait se marier et souvent était aimé et choyé par ses maîtres et femmes à l'instar d'un homme du village; cela n'empêchait pas l'exécution sacrificielle d'être inéluctable. La vengeance est un impératif social, indépendant des sentiments éprouvés par les individus et les groupes, indépendant des notions de culpabilité ou de responsabilité individuelles et qui fondamentalement manifeste l'exigence d'ordre et de symétrie de la pensée sauvage. La vengeance c'est «le contrepoids des choses, le rétablissement d'un équilibre provisoirement rompu, la garantie que l'ordre du monde ne subira pas de changement», soit donc l'exigence que nulle part ne puisse s'établir durablement un excès ou un manque. S'il est un âge d'or de la vengeance, c'est chez les sauvages qu'il se trouve: constitutive de part en part de l'univers primitif, la vengeance imprègne toutes les grandes actions individuelles ou collectives, elle est à la violence ce que les mythes et systèmes de classification sont à la pensée "spéculative", partout c'est la même fonction de mise en ordre du cosmos et de la vie collective, au profit de la négation de l'historicité, qui est accomplie.