Camus , L'homme révolté, p 276
La cité des fins a-t-elle un sens? Elle en a un dans
l’univers sacré, une fois admis le postulat religieux. Le monde a été créé,
il aura une fin. Adam a quitté l’Eden, l’humanité doit y revenir. Il n’en a
pas dans l’univers historique si l’on admet le postulat dialectique.
La dialectique appliquée correctement ne peut pas et ne doit pas s’arrêter.
Les termes antagonistes d’une situation historique peuvent se nier les uns
les autres puis se surmonter dans une nouvelle synthèse. Mais il n’y a pas
de raison pour que cette synthèse nouvelle soit supérieure aux premières. Ou
plutôt, il n’y a de raison à cela que si on impose arbitrairement un terme à
la dialectique, si donc l’on y introduit un jugement de valeur, venu du
dehors. Si la société sans classe termine l’Histoire, alors, en effet, la
société capitaliste est supérieure à la société féodale, dans la mesure où
elle rapproche encore l’avènement de cette société sans classe. Mais si l’on
admet le postulat dialectique, il faut l’admettre entièrement.
(…) Il n’y a donc dans cet univers aucune raison d’imaginer la fin de
l’histoire. Elle est pourtant la seule justification des sacrifices demandés
au nom du marxisme à l’humanité. Mais elle n’a pas d’autre fondement
raisonnable qu’une pétition de principe qui introduit dans l’histoire,
royaume qu’on voulait unique et suffisant, une valeur étrangère à
l’histoire. Comme cette valeur est en même temps étrangère à la morale, elle
n’est pas à proprement parler une valeur sur laquelle on puisse régler sa
conduite, elle est un dogme sans fondement qu’on peut faire sien dans le
mouvement désespéré d’une pensée qui étouffe de solitude ou de nihilisme, ou
qu’on se verra imposer par ceux à qui le dogme profite. La fin de l’histoire
n’est pas une valeur d’exemple et de perfectionnement. Elle est un principe
d’arbitraire et de terreur.