Il y a 100 ans ....
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De l'état de la France en 14
questions d'économie(s) ?

 

Comparaison n'est pas raison et pourtant il est amusant d'observer combien la tentation demeure, ici et là, de tracer des lignes de convergence, de ressemblances ou de différences entre 2014 et 1914.

Or si l'Europe d'aujourd'hui n'a plus grand chose à voir avec celle d'il y a un siècle ; que les risques d'une guerre européenne sont voisins de zéro et que l'Allemagne, depuis 45 et encore plus depuis sa réunification semble tout sauf un danger politique ou militaire, on ne peut pas tout à fait dire la même chose si l'on trace des lignes économiques.

La France en 1914, face à une Allemagne qui est en passe de devenir une grande puissance économique, est à la traîne : elle reste encore essentiellement un pays agricole et si son industrie existe et gagne ici et là des points elle est très concentrée géographiquement dans le Nord et l'Est de la France, là où se trouvent énergie et matière premières - ce qu'elle paiera cher parce que ce sont précisément ces régions qui seront occupées pendant presque toute la guerre.

usine Krupp en 1864C'est Marx qui, dans une notule du Capital, indique que la chance paradoxale de l'Allemagne aura été ses impuissance et désunion politiques au XIXe qui la contraignirent à porter tous ses efforts sur l'adaptation de l'activité lors de la seconde révolution industrielle. Voire !

Il n'est pas faux que l'instabilité institutionnelle chronique de la France de 1789 à 1870 n'arrangea sans doute pas les choses mais le second Empire notamment fut bien aussi le cadre politiquement promu du développement industriel français.

Mais l'on ne peut que constater que l'Allemagne de Weimar, en dépit de ses difficultés et divisions internes, de l'occupation de la Rhénanie à la suite de sa défaite, de la crise hyper-inflationniste de 23, parviendra cahin caha à redresser la barre, ce qui permit à Hitler en moins de 6 années, certes avec des moyens autoritaires, de bâtir une économie capable de supporter une nouvelle guerre. Sans évoquer le redressement économique spectaculaire de l'après 45 où un pays divisé, détruit, qui aura bénéficié du plan Marshall mais au fond ni plus ni moins que la France, aura été capable de lui damer le pion en moins de 20 ans.

Est-ce à dire que l'allemagne eût une fibre industrielle qui fît défaut à la France ?

Je n'aime pas trop les explications qui font appel à l'âme d'un peuple et ces longues vaticinations qui font A Siegfried déduire de la terre, de la race autant que de l'histoire, à la fois le vide intérieur mais aussi la ténacité, le goût pour l'acte et donc l'économie, le sens du collectif mais le vide intérieur des allemands me laisse pantois. Et ne me semble pas beaucoup plus raisonnable que les délires de l'abbé Wetterlé ! Et, en tout cas, moins que les remarques parfois fines d'une Germaine de Staël un bon siècle plus tôt.

Pour autant on ne peut que remarquer la forte capacité de l'Allemagne à rebondir.

A bien y regarder, en tout cas, les accords douaniers (Zollverein) des années 1860, liés à la constitution de la Confédération du Nord puis de l'Empire, avec sa forte dimension militaire auront favorisé ce développement. La volonté impériale de se constituer une marine susceptible de concurrencer le Royaume-Uni, la solide tradition militaire de la Prusse et les investissements constants qui lui seront consacrés n'y comptèrent pas pour peu. Et, pour peu que ce soit révélateur, il suffit de relever le nombre de Nobel [1] jusqu'en 18 - dont 13 en physique et chimie à quoi 14 autres s'ajouteront jusqu'en 39 dans les mêmes disciplines- pour comprendre que l'effort fait dans le domaine de la recherche est bien plus productif dans les sciences fondamentales qu'en littérature ou sciences humaines et assurera pour un moment les assises d'une économie innovatrice.

Comment ne pas songer à cette formule de Mirabeau ?

La Prusse n'est pas un État qui possède une armée, c'est une armée ayant conquis la nation.

La constitution impériale n'est pas seulement celle d'une monarchie pas du tout parlementaire où la structure fédérale limite assez peu le pouvoir de l'empereur : c'est d'abord une constitution militaire où le pouvoir est sinon exercé en tout cas contrôlé par les Junkers prussiens. Or, quand on mène une économie de guerre, on finit par avoir la guerre !

Si, de manière évidente, la guerre fut occasion en France comme en Allemagne d'une production accrue et orientée vers la production d'armes, elle autorisa à la fois des profits substantiels pour les différents acteurs mais aussi des investissements qui permirent une modernisation de l'outil industriel.

Creuset de l'industrie ? Sans doute !

Que l'Allemagne n'eût pas à chercher ailleurs, dans des colonies, les mêmes compensations qu'y chercha la France - même si elle le tenta dans une moindre mesure au début du siècle ( Tanger, Agadir ) qu'elle pût consacrer ces quarante années à la construction d'une armée forte qui par boucle de rétroaction développa en même temps l'industrie, suffit peut-être à comprendre comment elle parvint, aidée en cela par une démographie avantageuse à se constituer progressivement en une grande puissance économique. La constitution de grands groupes industriels, de cartels, à quoi le pouvoir incita fortement ne put qu'amplifier le mouvement.

Point n'est donc besoin d'aller quérir dans les arcanes de la race, de la terre ou de l'âme une quelconque prédisposition allemande pour l'industrie ou une faiblesse endémique française qui lui ferait en rester à sa tradition agricole.

Tout au plus pourrait-on se demander si, à l'instar de la défaite allemande de 45 qui lui permit paradoxalement grâce à son outil industriel détruit de redémarrer avec plus d'efficacité encore, la France, du fait de sa désindustrialisation marquée ne serait pas la mieux placée demain pour une transition énergétique et verte ...

Encore faudrait-il qu'elle le veuille. Qu'elle s'en donne les moyens !

Car ce qui surprend aujourd'hui, comme il y a un siècle, c'est cette affectation à entendre le développement économique avec le registre quasi-exclusif de la soldatesque : être le premier, le plus fort, conquérir de nouveaux marchés ... Concurrence et compétitivité sont décidément des concepts de guerre.

On aura beau me répéter que la force de la modernité aura été de transposer sur le terrain économique une bataille qui se déroulait sur des champs de morts, j'ai peine à y souscrire. Et bien envie de retraduire tout ceci dans le registre freudien de la régression névrotique ....

Je me suis toujours efforcé d’échapper au préjugé proclamant avec enthousiasme que notre civilisation est le bien le plus précieux que nous puissions acquérir; et que ses progrès nous élèveront nécessairement à un degré insoupçonné de perfection...
La question du sort de l’espèce humaine me semble se poser ainsi: le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’auto-destruction? A ce point de vue l’époque actuelle mérite peut-être une attention toute particulière. Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. Ils le savent bien, et c’est ce qui explique une bonne part de leur agitation présente, de leur malheur et de leur angoisse.

Et s'il y avait comparaison à mener, ce serait sur ce terrain-ci ! Et elle est terrifiante.

 


1) les Prix Nobel allemands jusqu'en 1918

     
1901 Wilhelm Conrad Röntgen (1845 – 1923) physique
  Emil von Behring (1854 – 1917) médecine
1902 Hermann Emil Fischer (1852 – 1919) chimie
  C. M. Theodor Mommsen (1817 – 1903) littérature
1905 Philipp Eduard Anton von Lenard (1862 – 1947) physique
  Johann Friedrich Wilhelm Adolf Ritter von Baeyer (1835 – 1917) chimie
  Robert Koch (1843 – 1910) médecine
1907 Eduard Buchner (1860 – 1917) chimie
1908 Paul Ehrlich (1854 – 1915) médecine
  Rudolf Christoph Eucken (1846 – 1926) littérature
1909 Karl Ferdinand Braun (1850 - 1918) physique
  Wilhelm Ostwald (1853 – 1932) chimie
1910 Otto Wallach (1847 – 1931) chimie
  Albrecht Kossel (1853 – 1927) médecine
  Paul von Heyse (1830 – 1914) littérature
1911 Wilhelm Wien (1864 – 1928) physique
1912 Gerhart Hauptmann (1862 – 1946) littérature
1914 Max von Laue (1879 – 1960) physique
1915 Richard Martin Willstätter (1872 – 1942) chimie
1918 Max Planck (1858 – 1947) physique
  Fritz Haber(1858 – 1934) chimie
     
     
     

2) ce que nous en disions

3) lire