Il y a un siècle....

André Siegfried
L'âme des peuples (1950)


Chapitre V : LA DISCIPLINE ALLEMANDE

Description : ame_des_peuples_L25Qu’on le veuille ou non, l'Allemagne est une pièce maîtresse du système européen, dont elle a marqué, plus qu'aucun autre pays, l'évolution contemporaine. Essentiellement continentale, elle possède avec l'Europe orientale un contact que nous n'avons pas, d'autant plus qu'elle est, nous le soulignerons tout à l'heure, largement pénétrée d'éléments slaves. Authentiquement européenne, peut-on dire qu'elle soit intégralement occidentale ?

Une étude de l'Allemagne est toujours difficile, parce que, sous l'apparence d'une armature rigide, c'est le pays de l'indétermination, du perpétuel devenir, un pays passif, prêt à accepter n'importe quel nouvel avatar, au fond, en dépit de sa passion de l'ordre, un pays révolutionnaire. Ces caractéristiques ont encore été exagérées par son histoire récente, suite de bouleversements aboutissant à une catastrophe qui, comme un tremblement de terre, rend méconnaissable le milieu antérieur. Que subsiste-t-il de l'Allemagne ancienne dans ce régime actuel auquel on ne sait quel nom donner, qui n'est ni une structure politique, ni un terri-[p. 107] toire, ni une économie industrielle ou urbaine, ni un ensemble cohérent de relations extérieures ? Ce qui reste, c'est le peuple allemand lui-même, précipité dans le plus affreux creuset, mais toujours massivement nombreux et présent.


I

Ce qui frappe dans le territoire allemand, c'est son manque de personnalité géographique. Sous cet aspect il n'y a pas, à proprement parler, de pays allemand : le cadre géographique manque, il n'y a pas de frontières naturelles, on ne sait où cela commence et où cela finit. En revanche, il y a un peuple allemand qui, dans ces conditions, ne se connaît pas, ne veut pas se reconnaître de frontières. Son unité n'est pas dans le lien qui l'attache à un certain territoire, comme c'est le cas en France, mais dans sa conscience ou du moins sa volonté d'être une race, ayant sa langue, sa culture, le sens de son unité. Son instinct constant de déborder en fait un danger permanent pour ses voisins. D'où, pour l'Europe, un problème qui jusqu'ici n'a pas été résolu, puisqu'il y a au centre du continent une Allemagne, tantôt envahissante et tantôt envahie, à la fois plastique et agressive, sans laquelle bien évidemment aucune construction politique continentale durable n'est possible.

L'Allemagne se divise en trois régions naturelles, déterminées par la géologie, par le climat, par ce facteur subtil aussi qu'est l'orientation. Il y a une Allemagne rhénane, une Allemagne montagneuse et géographiquement compliquée du Centre et du [p. 108] Sud, enfin l'Allemagne des grandes plaines glaciaires du Nord et de l'Est. La première est de tonalité en quelque sorte austrasienne ; la seconde de tonalité suisse ou autrichienne ; la troisième annonce de loin la Russie. Or la division fondamentale est moins entre le Sud et le Nord, comme on le dit généralement, qu'entre l'Ouest et l'Est. La grande ligne de partage entre des orientations opposées, si décisive qu'elle sépare en réalité des civilisations différentes, ce n'est pas tant le Main traditionnel que l'Elbe. On distingue ainsi deux pentes, et dans le Reich deux axes : l'axe rhénan (avec l'Allemagne du Sud), qui est essentiellement d'Europe centrale, avec de fortes attractions occidentales ; puis l'axe berlinois (ou des grandes plaines), qui appartient déjà plutôt à l'Europe orientale qu'à l'Europe centrale proprement dite, avec d'insistantes et insidieuses pénétrations de l'Orient, non de l'Orient levantin ou méditerranéen, mais de l'Orient terrien, slave ou russe. Nous sommes ici, je crois, au point de perspective qui nous permettra de comprendre le mieux la psychologie allemande.

Pour nous, Français, la vallée du Rhin c'est encore notre environnement, et nous ne nous y sentons pas étrangers. À Cologne, dans le Palatinat, dans la Forêt-Noire, la nature nous demeure familière : mêmes essences d'arbres, mêmes tonalités que chez nous, même climat aussi, quoique déjà plus continental. Par cette atmosphère l'Allemagne rhénane, qui s'apparente étroitement à l'Alsace, à la Suisse, à l'Autriche, s'apparente aussi, en un certain sens, à plusieurs de nos [p. 109] provinces de l'Est : Lorraine, Franche-Comté, je serais tenté de dire Bourgogne, et presque Savoie. Dès Auxerre, une couleur subtile de l'air suggère qu'on a quitté les pays atlantiques, qu'on approche d'une nouvelle section du continent. Et il y a en effet une Europe centrale, contiguë et sœur de l'Europe occidentale, dont l'axe passe par la Suisse et le Rhin, mais dont la personnalité déborde à l'Est jusqu'à Vienne, à l'Ouest jusque chez nous et dont certaines traces lointaines sont même sensibles jusqu'en Lombardie. Les frontières politiques n'empêchent pas ici l'existence d'une unité de civilisation qui les dépasse et dont, par mon origine alsacienne, je me rappelle avoir, tout enfant, senti la réalité. Le terme d'Europe centrale, associé à l'idée d'un fuseau horaire, évoque toute une atmosphère géographique et sociale, une façon de vivre, de sentir, de penser : si l'on en a saisi le sens intime, on comprend l'Allemagne de l'Ouest.

C'est, par sa tradition de civilisation, l'une des régions les plus essentiellement européennes du continent. L'Allemagne rhénane, à laquelle il faut joindre ici celle du Sud, est à cet égard partie intégrante de la civilisation occidentale, qu'elle exprime et représente au même titre que la France, l'Angleterre ou l'Italie. Notons que l'influence romaine apparaît en l'espèce comme un facteur décisif : elle s'est exercée, non seulement sur la rive gauche du Rhin et la rive droite du Danube, limites de l'Empire, mais sur la zone d'occupation militaire, entre Rhin et Danube, appelée Champs décumates. Partout où Rome a dominé, elle a laissé des traces indélébiles : ni la famille, ni la [p. 110] propriété, ni le gouvernement, ni l'individu ne sont alors ce qu'ils sont plus loin, chez les peuples n'ayant jamais vécu sous le régime de la pax romana. La chose est sensible dans la vallée du Rhin, le Wurtemberg, le pays de Bade, par contraste avec les provinces prussiennes de l'Est. C'est à peu près dans ces mêmes limites que la Révolution française a apporté un air d'Occident : on y trouve, même aujourd'hui, une conception de la démocratie plus proche de la nôtre, une conception de l'individu, de la propriété, qui, à plus d'un égard, sont occidentales. Un Allemand de l'Ouest et surtout du Sud-Ouest comprend la France et l'esprit français mieux qu'un Saxon ou un Prussien. Si j'essaie de distinguer ce qui caractérise cette Austrasie, il me semble qu'elle s'exprime dans une organisation supérieure du confort, dans ce que les Allemands appellent, par contraste avec la culture, la civilisation, disons la civilisation matérielle : en fait d'équipement social, d'urbanisme, le progrès – j'entends avant la récente catastrophe – était plus poussé qu'en France ou en Angleterre ; on y éprouvait cette sentimentalité du bien-être, cette tiédeur de la vie intime assise sur le confort du foyer, que l'Allemagne appelle d'un mot intraduisible, sans doute parce que la chose existe à peine chez nous, Gemütlichkeit. La France possède davantage la politesse de l'esprit, le raffinement véritable de la vie sociale, mais c'est en allant vers l'Est qu'on trouvait hier (en Suisse encore aujourd'hui) le niveau suprême de civilisation matérielle collective qu'eût réalisé la vieille Europe.

Tout autre est l'atmosphère de l'Allemagne de l'Est, dont la frontière peut être placée à l'Elbe, peut-être même dès ce Teutoburger Wald, où Varus perdit ses légions. Quand, dans le trajet Paris-Berlin par Cologne et la Ruhr, le chemin de fer franchit ces portes de Westphalie, que le Reich avait encadrées de deux statues monumentales de Guillaume Ier et de Bismarck, le voyageur entre sans transition dans l'immense plaine, de formation glaciaire, qui, d'un seul tenant, s'étend jusqu’à la Russie, jusqu'à la Sibérie. Le pays qui commence alors n'a jamais été dominé par les Romains et nous quittons à cet endroit l'Occident européen qui nous est familier pour pénétrer dans une zone nouvelle, je suis tenté de dire un continent nouveau. C'est sans doute encore l'Europe centrale, mais on a l'impression tout de suite qu'un degré vient d'être franchi vers l'Asie terrienne des steppes et des forêts, qui commence là : immenses et monotones étendues, plates et tristes, terres pauvres où le sable est couleur de cendre, profusion de sapinières, qui feraient songer parfois à nos Landes, si le ciel ne demeurait irrémédiablement froid et mélancolique. Après la plantureuse densité de la région rhénane, c'est le vide, le silence d'un sol où l'aménagement de la civilisation n'a pas réussi à humaniser la nature. Il reste quelque chose de sauvage qui plaît au romantisme des Allemands, rapproche l'homme des forces élémentaires, fait penser – la ressemblance est curieuse – à certaines plaines analogues de l'Amérique du Nord. En effet, comme dans les autres continents notre vic-[p. 112] toire sur la nature semble ici demeurer plus superficielle : elle doit être continuée chaque jour, avec l'impression d'une lutte. Dans l'Europe occidentale, ce doute sur la victoire de l'homme ne se présente même pas à l'esprit, et c'est peut-être ce qui distingue le plus notre Europe. La France, par exemple, transformée jusque dans son paysage par le labeur millénaire de l'homme, a fini par prendre l'aspect d'un jardin. L'Allemagne du Nord-Est se classe dans une autre catégorie : géographiquement elle n'est déjà plus qu'une marche de l'Occident.

L'Occident cependant est bien là, authentique, ou du moins il y était avant Yalta, avant le rideau de fer : il surgissait de temps en temps sous la forme de villes magnifiques, agressivement modernes, qui semblaient sortir tout armées du vide ambiant : prolifération puissante et méthodique de bâtisses en série, faisant songer à l'irrésistible poussée des villes américaines, mais avec la rigueur d'un dirigisme prussien conscient et implacable. À Berlin surtout, dont les ruines titaniques se dressent, impressionnantes, dans le silence des dunes, des lacs et des forêts, on saisit mieux qu'ailleurs la signification d'une création qui n'est pas spontanée, car il s'agit en somme d'une affirmation de l'Occident dans des terres qui géographiquement ne sont pas occidentales. Entre l'Allemagne prussienne et la France, voilà sans doute une des causes essentielles de différence : nous ne savons pas, nous autres, Français, à quel point nous sommes des civilisés, je veux dire par là jusqu'à quel point nous avons perdu le contact [p. 113] de la nature naturelle pour devenir avant tout des adaptés. Or ce contact, les Allemands l'ont préservé et il exerce sur leur esprit une influence et un prestige énormes. À quelques kilomètres de Berlin subsistent des forêts plus parentes des forêts russes que des nôtres ; l'océan sans limites des plaines de l'Est se trouve là tout proche : on en sent dans l'air la proximité, la présence, comme on sent dans nos départements de l'Ouest la proximité, la présence de l'Atlantique, même quand on ne le voit pas. Et cette libération de l'esprit que notre imagination cherche à l'Ouest, parce que là règnent la mer et l'espace, c'est plutôt à l'Est que les Allemands sont tentés de la chercher dans l'immensité de « l'espace » russe, où l'expansionnisme national-socialiste croyait trouver libre carrière. Les attractions profondes de l'Allemagne, ne nous y trompons pas, ne l'attiraient pas vers l'Ouest mais vers l'Orient. Ce que l'expression évocatrice de la « frontière » a si longtemps représenté pour les Américains en marche vers le Pacifique, trouvait pour les Allemands d'hier son équivalent dans cet océan de territoires encore amorphes qui commençait à leurs portes et que leur programme était de discipliner, d'exploiter.
La carte de la domination romaine ne devrait jamais être perdue de vue quand on parle de l'Allemagne, mais une seconde carte s'impose, non moins significative, quand on envisage plus particulièrement les pays à l'Est de l'Elbe, c'est celle des progrès du christianisme. Il en ressort que la conquête chrétienne a atteint la ligne du Rhin dès le Ve siècle, et celle de l'Elbe au IXe siècle ; la région [p. 114] entre l’Elbe et la Russie a été christianisée entre le IXe et le XIIe, mais la Prusse orientale et les Pays baltes ne l'ont été que du XIIe au XIVe siècle. On mesure ainsi combien récente, à l'Est de l'Elbe et surtout de l'Oder, est la christianisation de l'Allemagne. Il y a là, pour l'esprit germanique, une source de jeunesse que la France, romanisée et christianisée depuis près de deux mille ans, ne possède pas. En matière de passé historique, nous avons deux ou trois mille mètres d'eau sous la quille, là où la Prusse orientale n'en a que quatre ou cinq cents. M. Wickham Steed m'a raconté que, conversant avec deux Californiens, il leur avait demandé quel était leur plus ancien souvenir historique, et ceux-ci, après s'être concertés, avaient répondu : le tarif McKinley (1890). Dans une conférence que je faisais à Berlin, en 1930, j'avais cru pouvoir citer, comme typique de l'Amérique, cette étonnante réponse, presque effarante pour des Européens. Mais ensuite un auditeur vint me dire que je m'étais mépris en supposant dans mon public une réaction analogue à la mienne : le passé historique de Berlin est relativement court, m'expliqua-t-il, et à plus d'un égard les Berlinois sentent un peu comme les Californiens.
De ce point de vue-là, le caractère de l'État allemand apparaît sous un jour nouveau, et de même l'action qu'il a exercée ou tenté d'exercer sur l'Europe centrale et orientale. Dans ces régions de fond barbare et d'attraction orientale, le rôle historique du germanisme a été d'implanter l'ordre occidental. L'Empire austro-hongrois a réalisé, [p. 115] dans des conditions en somme satisfaisantes, un programme de cet ordre dans les Balkans. L'Allemagne, de son côté, a reculé les limites de l'Occident, mais elle a finalement échoué en concevant son action comme une sorte de colonisation d'exploitation, dirigée par ses cadres, au nom de sa propre supériorité. La conquête était faite pour le compte de l'Europe, mais les conquérants n'ont pas été sans ressentir eux-mêmes la séduction de cet Orient maîtrisé.

Tant que l'Europe centrale s'est trouvée appuyée, à l'Est comme à l'Ouest, de régions partageant sa destinée, elle a tenu le rôle d'un axe sur lequel reposait l'équilibre continental. Mais la marée venue d'Asie a de nouveau recouvert la zone récupérée par l'Occident, de sorte que l'Europe centrale n'est plus qu'une frontière. Ainsi modifiée dans sa position, elle ne peut plus évidemment jouer, dans une Europe bouleversée, le même rôle qu'autrefois. Mais, ce qui étonne, c'est qu'une situation si neuve soit en même temps si vieille : les limites de l'occupation anglo-américaine, telles que fixées à Yalta, sont approximativement celles de l'empire de Charlemagne.

II

Il n'y a pas de peuple qui ait plus parlé de sa race. Or ce peuple raciste n'est pas unifié ethniquement, car on distingue dans son sein au moins trois races différentes, les Germains, les Alpins, les Slaves.

La race germanique constitue le fond de la population et, si l'on ose dire, son essence. Elle descend des Germains de l'invasion romaine : Francs, Burgondes, Alamans, qui formaient un premier rideau à l'Ouest. Venaient ensuite, au Nord et au Centre, les Saxons, les Goths, les Vandales. Derrière eux il y avait les Slaves, puis, en Russie, les Huns et autres tribus mongoles. Si nous nous plaçons à la veille de la dernière guerre, avant l'effroyable brassage qui en a été la conséquence, c'est encore dans le même ordre qu'allant de l'Ouest vers l'Est, on rencontre Germains, Alpins, Slaves et Tartares. C'est surtout au Nord-Ouest, entre l'Elbe, la Thuringe et la mer du Nord, que sont groupées, en masses compactes, les populations proprement germaniques. Là se trouve le domaine véritable de la race, dite nordique, qui comprend également la Scandinavie et, hors du continent, les parties anglo-saxonnes de l'Angleterre et des États-Unis. Les traits des Germains n'ont pas changé depuis les Romains, si nous en croyons la description de Tacite : ils sont dolichocéphales, grands et forts, blonds ou roux, avec des yeux bleus, une complexion claire. Gobineau * a lancé la doctrine de leur supériorité, qui répond du reste à l'idée que les Allemands, et en général les Anglo-Saxons conscients, se font de leur valeur et du rôle qui leur revient dans le monde. Selon cette thèse, le Nordique n'est pas nécessairement plus intelligent que le Slave ou le Latin, mais il les surpasse par le caractère, le sérieux et par ce que les Américains appellent le sense of leadership,c'est-à-dire l'apti-[p. 117] tude au commandement et à la domination. L'Allemand se considère, sincèrement et en quelque sorte ingénument, comme une race supérieure ; il se compare fièrement, soit au Latin dégénéré, soit au Slave, race inférieure sur laquelle son hégémonie lui semble normale et en quelque sorte statutaire.

Il y a une seconde série d'Allemands, qui ne sont pas des Germains, ce sont les Alpins, qualifiés parfois de Celtes, qui, au Sud du Thüringer Wald, peuplent la Bavière, le Wurtemberg, le pays de Bade. Brachycéphales, bruns, de taille moyenne et d'autant plus petits qu'on s'avance vers le Sud-Est, ils s'apparentent aux Autrichiens, aux Suisses, aux habitants de notre Auvergne. Quand on voyage en Allemagne, on est frappé du nombre de gens rencontrés qui, manifestement, ne sont pas des Nordiques. Ils n'en éprouvent pas moins la fierté germanique, même si, du point de vue ethnique, rien ne les y autorise.

L'Allemagne enfin – remarque importante – est beaucoup plus slave qu'on ne le croit d'habitude. Les Slaves, entre 400 et 700 après J.-C., ont envahi, jusqu'à l'Elbe, toute l'Allemagne de l'Est. Les territoires actuels de la Prusse centrale et orientale, de la Silésie, de la Saxe se sont ainsi trouvés pénétrés de sang slave, avec les Borusses (Prusse orientale), les Lèques (Pologne), les Wendes (Est de Berlin), les Sorabes (Saxe). C'est seulement au Moyen Âge que s'est opérée la reconquête de ces pays non germains par les Germains. Les chevaliers teutoniques, par l'établissement des « marches », ont été les agents de [p. 118] cette colonisation de grand style. C'est ainsi que les Borusses, païens christianisés, sont devenus les Prussiens. Nous avons évoqué plus haut l'esprit et le caractère de cette politique : le pays en a été transformé dans son aspect même, comme par l'effet d'une marque puissante. Quand on franchissait hier – car une contre-marée est en train d'effacer ces traces séculaires – la limite du domaine revendiqué par l'administration prussienne, c'était, en quelques mètres, comme un changement de siècle et de civilisation : là finissait l'Occident, une borne eût pu marquer la frontière de cet autre limes. Cependant la présence slave demeurait latente, les conquérants eux-mêmes en étant pénétrés, en Silésie, en Prusse, jusqu'en Saxe. On la décèle dans la fréquence des suffixes en itz ou itza, et dans les noms propres du suffixe ow. La psychologie elle-même s'en ressent. Quelle souplesse fuyante parfois sous la rigidité du Berlinois et combien l'accent du Prussien parlant français ne se rapproche-t-il pas déjà de l'accent polonais ou russe ! Sous une armature qui trompe, que d'indétermination ! On a l'impression que cette Allemagne orientale est une superstructure germanique recouvrant sur pilotis un marécage slave.

Il n'y a même pas d'influence orientale que là, car il nous faut encore parler des Juifs, même après la massive persécution hitlérienne. On en distingue assez aisément deux vagues. La première est celle des Juifs, largement occidentalisés, du XIXe siècle : Juifs de Francfort surtout, financiers de haute classe, assimilée à l'économie européenne ; Juifs [p. 119] de Berlin aussi, admis dans les cercles officiels de l'Empire et qui s'étaient multipliés dans la capitale après 1871. Symboliquement, vers 1895, les Berlinois avaient surnommé la Bellevue Strasse, près du Tiergarten, « Bel Lévy Strasse » ! On sait du reste le rôle joué par Israël dans les opérations financières du régime bismarckien. Mais une nouvelle vague juive s'est répandue sur l'Allemagne, principalement sur Berlin, à la suite de la première guerre mondiale : personnel plus exotique cette fois-ci, moins frotté d'Occident, assez semblable à celui de l'invasion juive newyorkaise. Chose intéressante, l'action de ces nouveaux venus, fort influents sous le régime de Weimar, ne se limitait plus comme précédemment à la finance : on les trouvait en quelque sorte à l'intersection des affaires et de l'intelligence. Les journaux, le théâtre, le cinéma, les antiquités, la médecine, le Palais tendaient de plus en plus à leur appartenir. Du fait de cette intervention insinuante, qui allait de la thèse artistique d'avant-garde à la publicité financière et à la propagande communiste, une présence soviétique subtile se trouvait en quelque sorte projetée dans la capitale allemande, dont certains traits non-occidentaux, subrepticement russes, se manifestaient curieusement. On comparait souvent le Berlin d'avant-guerre avec New York, ce qui superficiellement n'était pas faux, mais peut-être s'agissait-il tout autant d'une étape vers la Russie bolchevique (et c'eût été plus vrai encore d'une de ces villes-filtres, comme Breslau, maintenant rasée, où le juif, par un stage, s'accoutumait à la vie alle-[p. 120] mande). Cette capitale, agressivement occidentale dans son cadre extérieur, recelait en soi, largement, à cause de ses juifs, d'insidieux germes de l'Orient.

Ces circonstances ont attiré la persécution que l'on sait : le terrain allemand, le terrain juif ont été labourés à une invraisemblable profondeur, et cependant il n'est pas possible, même aujourd'hui, d'ignorer le ferment juif dans la formation allemande. Bismarck en avait noté l'effet, et non pas uniquement pour le déplorer : « Les juifs, disait-il, apportent dans le mélange avec certaines races allemandes un mousseux qu'on ne saurait dédaigner. » Le Français, qui n'a pas spontanément le sens du juif, parce qu'il manque de pratique dans l'intimité de son contact, fait souvent erreur en prenant pour germaniques certains traits qui relèvent au fond d'Israël. Un juif allemand n'est pas tout à fait un Allemand comme un autre : même adapté au point de devenir presque super-allemand, il continue de sentir, de penser, de s'exprimer selon son génie propre ; son style, le rythme de sa phrase, le fil de son raisonnement sont différents, avec une certaine clarté dénationalisée qui nous le rend, me semble-t-il, plus intelligible (c'est le cas ; par exemple, d'un Heine, d'un Emil Ludwig). Mais l'élément israélite s'est développé de telle façon qu'il a fini par faire partie du « complexe » germanique, de telle sorte qu'on est bien excusable de s'y tromper. Le centre de gravité de la psychologie allemande se trouvait ainsi, soit sous l'Empire, soit sous Weimar, disputé entre l’Ouest et l'Est. Le fait qu'il existe maintenant deux Allemagnes, avec une indescriptible fusion de races, ne change sans doute pas la position du problème.

De ces observations de caractère ethnique se dégagent deux conclusions principales. La première, c'est l'importance de la race dans la conception que la nation se fait d'elle-même. Pour nous, la patrie c'est une civilisation, sur un sol, un certain sol et pas un autre. L'Allemagne se conçoit elle-même comme une race plutôt que comme un territoire : la destinée germanique est celle des Germains. Nous ne songerions pas à dire que la destinée française est celle des Latins, des Celtes ou des Francs. Il y a donc quelque chose d'impérial dans cette volonté d'une race de dominer, d'organiser d'autres races, estimées par elle subordonnées. Le sentiment d'égalité des différentes races humaines, si naturel au Français, demeure étranger à l'esprit germanique, et c'est peut-être le plus grave obstacle qui se soit opposé à l'établissement d'un ordre pacifique durable en Europe, surtout en Europe orientale : si le Germain avait considéré le Slave comme étant, dans la hiérarchie continentale, sur le même plan que lui, le problème européen se fût posé tout autrement.

La seconde conclusion, c'est que l'Allemand, qui n'est ni complètement occidental ni complètement nordique, a une capacité de contact avec la Russie que nous ne possédons à aucun degré. Traditionnellement contigu au monde russe, en dépit même de l'interposition de la Pologne, il est physiquement proche de l'atmosphère moscovite. Elle ne l'étonne pas, même s'il a toujours [p. 122] ressenti la terreur du barbare voisin. On s'explique ainsi l'influence allemande, à Pétersbourg du temps des tsars, à Moscou par la suite. Par l'effet d'un long contact l'Allemand sait comme il faut se comporter avec ces Orientaux de l'Europe ou ces Occidentaux de l'Asie. Aussi l'y adoptait-on naturellement, parce qu'il était commode, non seulement comme technicien, mais comme courtier, comme agent, presque comme fonctionnaire : le gouvernement tsariste était plein de généraux, d'ambassadeurs, de ministres qui au fond étaient tout simplement des Allemands. Bismarck, dans ses Mémoires,se rappelant son ambassade en Russie, a magistralement exposé pourquoi ces Russes-là étaient plus efficaces que les autres. Je sais bien que Russes et Allemands ne s'aiment pas – et quelles raisons auraient-ils de s'aimer ? – et cependant il y a toujours eu entre les deux pays une obscure complicité, résultant, à une trouble profondeur, d'une sorte de lointaine parenté.

Avec une richesse d'éléments ethniques aussi grande, comment l'Allemagne a-t-elle pu aboutir à un échec aussi total ? C'est que la fusion ou du moins la combinaison heureuse de ces éléments ne s'est pas produite et que chacun d'eux, travaillant dans son propre sens ou à contresens, est devenu facteur de désordre ou de ruine. Le contact latin, joint au sérieux germanique, a produit une extraordinaire capacité d'analyse ; l'élément prussien a joué comme un merveilleux facteur d'organisation ; l'élément slave a donné une mystique, mais aussi une absence de mesure dont finalement tout le système est mort. Chacun de ces aspects, [p. 123] excellent en soi, sortait justement à l'endroit où on ne l'attendait pas : il n'y avait pas saine combinaison mais juxtaposition explosive.

III

On connaît la pièce de Pirandello, Six personnages en quête d'auteur :les personnages existent virtuellement, mais il leur manque la forme dont dépend l'existence réelle et que seule une intervention extérieure peut leur donner. Tel est l'esprit allemand, riche de possibilités, ne demandant qu'à s'exprimer, et cependant toujours à la recherche d'une forme qu'il cherche au-dehors, dans son incapacité de la tirer de lui-même. Tandis que le Français s'exprime presque parfaitement dans sa civilisation, l'Allemagne, dans une suite d'avatars dont aucun ne se révèle finalement viable, reste perpétuellement en état de devenir. Incapacité pathologique, disons-nous, mais je crois qu'au fond les Allemands éprouvent une secrète préférence pour cette indétermination qui leur laisse ouvertes, même au fond du gouffre, les voies de l'avenir.

Deux conceptions philosophiques, deux tempéraments opposés séparent ici les deux peuples, selon que l'un représente le point de vue statique et l'autre le point de vue dynamique des choses. Le statique, pour le Français, c'est ce qui est réalisé, achevé ; mais dans ce qui est achevé l'Allemand voit plutôt ce qui est fini : c'est parfait peut-être, mais ce n'est donc plus transformable et à ses yeux, dès lors, c'est mort, sans intérêt. Le [p. 124] dynamique au contraire représente pour lui l'essence même de la vie, qui est mouvement : c'est un courant, éventuellement déchaîné et dont on ne connaît pas toujours la direction, mais qui vous entraîne et avec la puissance duquel on communie, dans une ivresse en quelque sorte mystique. Ce devenir perpétuel, objectons-nous, reste éternellement virtualité : la réalité comporte l'achèvement. Le malentendu, qui porte sur le double sens contradictoire des mêmes mots, est irréductible, car il porte sur deux conceptions opposées de l'être.

Rien de plus différent de nous que la notion allemande de l'individu. Nous reconnaissons à l'Allemand une vie intérieure profonde, sérieuse, mais confuse et si bien enfouie qu'il ne réussit pas à l'exprimer. Il s'agit d'une piété concentrée, libérée de toute solidarité avec l'action (qu'on abandonne aux politiques), d'un sentiment quasi mystique, largement panthéiste, de communion avec la nature, avec les forces élémentaires de l'air et du sol. L'analyse, les mots sont impuissants à extérioriser semblable état d'âme : s'il arrive à le communiquer, c'est par des moyens autres que la parole, la musique par exemple, le chant, l'excitation collective et vague d'un enthousiasme qu'on pourrait qualifier de dionysien ; parfois même c'est simplement par des cris, des imprécations, et c'est ainsi qu'on peut expliquer l'étonnante emprise de l'éloquence hitlérienne, souvent inintelligible mais d'une puissance magique. La prose des Allemands est, comme moyen d’expression, un médiocre instrument ; lourde, embrouillée, [p. 125] tournant péniblement autour du pot, mais leur poésie, intraduisible du reste, est splendide, en prise directe avec l'être lui-même. Si le Français devait chercher dans son expérience personnelle des états d'âme analogues, ce n'est guère que dans sa toute première enfance qu'il pourrait les trouver, avant que l'intelligence n'ait fait son œuvre de desséchante lucidité.

Cette vie de l'âme se voit peu. Dans ce qui se voit de l'Allemand, ce qui nous frappe surtout c'est son absence de personnalité et, en quelque sorte, le vide de son moi. « Prenez-les, écrit Jacques Rivière, au début d'eux-mêmes, avant que leur formidable volonté n'ait eu le temps d'intervenir, ils ne sont rien, ils ne désirent rien, n'attendent rien, ne prétendent rien  . » De là cette conséquence qu'ils restent virtuels, ouverts à toutes les possibilités, donc disponibles et essentiellement malléables. Un gouvernement fait ce qu'il veut de cet être qui ne résiste pas, et il y a là, pour l'État, pour ceux qui en détiennent les leviers de commande, une terrible tentation, d'autant plus que, si l'Allemand ne sait pas ce qu'il veut, il le veut bien dès l'instant que quelqu'un le veut pour lui. « La volonté, dit encore Rivière, remplace tout chez lui. On la retrouve partout, le mal même qu'il fait en est plein, et peut-être est-elle seule à l'inspirer. » Une fois déclenchée, pareille volonté ne connaît plus de limite, car elle est servie par la méthode la plus efficace. Les qualités dont l'Allemagne est le plus fière sont, chose singulière, [p. 126] des qualités de bon élève : par opposition au Français « léger » elle se vante d'être assidue (fleissig),de faire les choses à fond (gründlich). Nous avons quelquefois l'impression que cet amour du travail, du travail élémentaire, du travail pour lui-même, a quelque chose de pathologique, qu'on y recourt, moins pour la joie de produire que pour remplir un vide congénital. Quand la méthode s'empare d'un esprit germanique, elle le prend tout entier. L'Allemand est alors si dévoué à son but, si parfaitement objectif dans son action, qu'une fois lancé il ne dépend plus que de son système : il devient en quelque sorte lui-même la chose qu'il poursuit, libéré de tout préjugé, de toute morale, logique jusqu'à la férocité. On s'explique que, dans certaines de ses réalisations, il apparaisse comme révolutionnaire. Le considérer comme conservateur, c'est se méprendre absolument sur son caractère véritable : qu'il préconise le cubisme, qu'il justifie l'avortement ou organise les naissances dirigées, qu'il réorganise l'État ou se préoccupe de classer par ordre alphabétique les aberrations sexuelles, c'est le parfait homme d'avant-garde, prêt à intégrer, tous les bouleversements, toutes les folies dans un cadre de discipline.

Je mettrai toutefois au premier rang l'objectivité. Un penseur alsacien pénétrant, connaissant à fond l'Europe centrale, m'écrivait, dans une correspondance privée, ce commentaire de la Sachlichkeit germanique : « La clef est dans un seul mot, d'une puissance magique, c'est la Wirtschaft. Si Maurras disait : Politique d'abord, pour l'Allemagne il faut dire Wirtschaft d'abord ! En [p. 127] politique intérieure, la solution juste était, en 1934, celle de von Schleicher : collaboration directe entre l'état-major et les syndicats. Il faut avoir vu les ouvriers conférant groupés dans les syndicats, ou les patrons conférant groupés dans leurs cartels, pour comprendre le caractère allemand, mi-individuel, mi-grégaire. Si les régimes contraires comme celui de Guillaume II (conquêtes à grand orchestre) ou des nazis sont des défigurations de l'Allemagne, si elle les a acceptés et par moments a même eu un engouement pour eux, il ne faut pas se laisser tromper par les apparences : elle pensait atteindre, à travers la puissance publique, encore la Wirtschaft. Comment traduire ce mot ? Par « économie », ce qui serait une donnée rationnelle ? Non. Il s'agit, non pas de possession à la manière latine, ni d'intérêt et d'amoncellement en rentes et d'héritage à la française (avec tout le labeur dépensé en France pour ce but), ni de jouissance à la vénitienne. Prenons plutôt cet autre mot, ultra-allemand, de Sachlichkeit :sache-chose, chosisme, ou, comme cela sonne mal, substantialisme. C'est une offrande presque antihumaine de la personne, tant individus que groupements, aux choses. Tel, est leur impératif catégorique et qui souvent les mène si loin dans la cruauté et la bassesse, si les choses le demandent... »

Ce qui manque le plus dans cette conception, c'est l'esprit de mesure, condition du jugement. Il est dangereux de déchaîner cet être sans passion parce que c'est son déchaînement lui-même qui est passionné. On a dit souvent qu'il manque de [p. 128] tact, et c'est du reste la même chose. Sa gründlichkeit le fait dérailler, car il tombe avec une égale facilité dans le Kolossal et dans l'infiniment petit, perdant l'équilibre en même temps que le sens commun, sans parler du sens moral. Dans sa Nuit de Charlottenbourg,Paul Morand a mis en vedette cet aspect de l'esprit allemand : « Les Allemands ont la hantise de l'information et des besoins d'analyse. Mais une information si faussée par l'excès de détail, des conclusions si déconcertantes malgré la sûreté des méthodes, tant de nervosité et, à mesure qu'ils avancent vers la lumière, tant d'aveuglement, qu'ils arrivent en bien mauvais état devant les vérités premières. »

Cette incapacité de choisir, ce manque fondamental de contrôle intérieur constituent le plus grave défaut allemand. Maurice Barrès a dit de Napoléon que c'était « une méthode au service d'une passion ». On pourrait en dire autant de l'Allemand, qui, resté extérieur à l'Empire romain, n'a pas reçu comme nous l'héritage de la discipline classique. Un grand Suisse, qui avait pratiqué l'Allemand toute sa vie, me disait de lui par boutade : « Il est tüchtig (solide), gerissen (madré, rompu aux affaires) aber... dumm (en fin de compte... bête). » Voilà sans doute pourquoi l'État le plus efficace, l'armée la plus puissante ont néanmoins conduit ce pays à l'abîme.

IV

Nous avons jusqu'ici rencontré de remarquables qualités : la conscience, le sérieux, l'assiduité [p. 129] au travail, et cependant, si nous considérons les conceptions morales de l'Allemagne, nous reculons parfois effrayés, comme devant un gouffre. Ce qui les caractérise, c'est une vision foncièrement pessimiste du monde.

Nul ici n'a davantage imprimé sa marque que Luther. D'après lui les lois du monde sont mauvaises dans leur source, la nature est livrée à l'injustice et au mal. Dans le domaine terrestre où se meut l'État, il n'y a d'autre loi que la force, et l'Évangile y est inapplicable tel quel. Aux saints de vivre entre eux, dans une société spirituelle, revendiquant l'indépendance mystique de l'esprit, mais sur terre c'est le Prince qui a reçu de Dieu le droit de manier l'épée, la charge de maintenir la vie de l'État conformément à des règles que la morale n'a pas à connaître et que cependant la Providence a voulues telles. Le chrétien sera donc serviteur de l'État dans les choses temporelles, sans prétendre moraliser une société extérieure dont l'essence relève du mal. Cette conception, mystique religieusement et cynique politiquement, fait du fidèle une individualité spirituelle indépendante, mais le réduit à n'être dans la Cité qu'un humble et passif sujet.

L'Allemagne pense donc que la politique n'est pas d'agir d'une façon qui satisfasse le moraliste : elle a son objet propre qui est la vie de la collectivité. À ses yeux la force n'est ni morale ni immorale, elle est tout simplement. Introduire la morale dans le domaine de la politique apparaît à la pensée germanique comme une sorte de non-sens. Un Allemand quelconque – j'en ai souvent fait [p. 130] l'expérience dans des conversations intimes au temps de Weimar – ne croit pas que la force cessera jamais d'être, dans le règlement des affaires humaines, le facteur décisif. Il accepte le fait sans protestation, avec simplicité : n'est-ce pas la règle du jeu ? Sa soumission devant les manifestations authentiques de la puissance matérielle fait penser à celle des Orientaux, c'est sa forme de Nitchevo, qui du reste ne dure qu'autant que la réalité de la force adverse s'impose à lui. Dès lors l'idéalisme humanitaire du droit ou de la paix ne lui apparaît qu'hypocrisie ou naïveté.

Ce point de vue est celui de l'Allemagne, non seulement dans les relations extérieures, mais dans la politique intérieure. Sauf dans quelques régions du Sud-Ouest qui ont subi l'influence de la Révolution française, il n'existe guère, au-delà du Rhin, de conception d'un individu citoyen, ayant des « droits » comme dans nos classiques « déclarations » et portant en lui-même l'essence de la souveraineté. Ce qu'il y a de démocratique, force nullement négligeable, s'exprime plutôt dans le groupe urbain ou corporatif, à la façon du Moyen Âge, et alors avec une spontanéité, un sens de liberté collective probablement plus développé que chez nous. Quant à l'État, il est d'une autre essence. Il lui suffit d'être, de se manifester en prouvant sa force. C'est sa vraie façon de se justifier, en se superposant à la masse amorphe, qui l'accepte plus encore qu'elle ne la subit, ou plutôt – la nuance est subtile – qui est reconnaissante de la subir, car elle l'admire et le révère, non moins [p. 131] pour les coups que pour les bienfaits qu'elle en reçoit. En style philosophique, toujours à sa place quand on parle du pays de Kant, l'État est transcendant : il ne s'agit pas d'une communauté comme dans les démocraties anglo-saxonnes, mais d'une armature distincte, fonctionnant grâce à des experts que l'on respecte pour leur compétence ; les choses qu'ils font ne regardent pas le peuple, qui en est du reste lui-même persuadé.

Ainsi donc, soit comme individu isolé soit comme citoyen, l'Allemand n'a qu'une existence réduite. Il en est tout autrement s'il s'intègre dans un groupe. Cette personnalité déficiente éprouve le besoin d'une armature : individuellement amorphe, il lui faut un cadre pour fixer son indétermination et il ne se réalise en fait que par l’association. Dans l'association, le Français a toujours le sentiment qu'il apporte plus qu'il ne reçoit, et c'est un mauvais associé, mais l'Allemand reçoit et a conscience de recevoir du groupe plus qu'il ne lui donne. Il en accepte donc les conditions avec empressement, avec gratitude ; la discipline indispensable à l'action en commun ne lui apparaît pas comme une gêne, mais comme une évidente nécessité qu'il admet même avec une sorte de soulagement. Bref il ne se sent à l'aise qu'en équipe ; c'est en équipe qu'il agit, qu'il s'amuse, qu'il s'enthousiasme. Je ne sais pas à cet égard de spectacle plus typique que celui d'un dimanche allemand, l'été (sous le national-socialisme par exemple ou sous le régime de Weimar) : personne n'y cherche de distraction individuelle ; dès le matin, tous les âges, enfants, adolescents, parents, [p. 132] marchent à l'excursion comme à une conquête, défilent, bannières déployées, en escouades, en sections, en pelotons ; leur pas allègre, leurs chants, leurs formations sont une affirmation du pouvoir de la masse, il ne leur faut qu'un point de direction et ils partent. C'est une impression troublante de horde en mouvement. Et, à la campagne, ce sont, c'étaient encore, d'autres troupes, défilant dans les champs, portant sur l'épaule, comme des fusils, des pelles et des pioches. Il semble qu'il n'y ait pas en Allemagne de volupté plus grande que de défiler.

Ne rabaissons du reste pas ces marées humaines au niveau d'une leçon de gymnastique ou d'une discipline de sergents. Des Français, qui ont pris part à ces marches dans le cadre romantique de la forêt germanique, ont éprouvé eux-mêmes la sensation, inarticulée mais puissante, de libération, d'enthousiasme panthéiste qui s'en dégage. La nature initiale, élémentaire, entoure encore – physiquement et moralement – ces êtres moins évolués que nous, et c'est en ce sens qu'ils sont, qu'ils aiment à se dire, barbares.

Cette façon de s'exprimer, inadéquate, incomplète, toujours changeante, jamais définitive, est inconcevable pour l'esprit français. Sous la rigidité de ses armatures, l'Allemagne laisse en somme une impression d'insécurité. Chez nous, le désordre est à l'extérieur seulement, sous la forme d'une frange, d'une écume superficielle, que nous entretenons avec une sorte de coquetterie. En Allemagne, c'est à l'intérieur qu'est le chaos, la discipline ne peut venir que du dehors. Nous estimons, [p. 133] non sans raison, inconfortable ce voisinage d'un peuple qui jamais ne déroule ses derniers replis. De bons juges voient dans cette indétermination congénitale sa caractéristique essentielle : d'après eux – c'était l'opinion de Pierre Viénot, qui intitulait son livre Incertitudes allemandes – laguerre de Trente Ans serait la période la plus typique de l'histoire allemande. Nos idéalistes de 1848 s'étaient épris d'une Allemagne plus séduisante, mais guère plus organique : philosophique, musicale, bonne enfant, mais floue et inefficace dans son rendement. C'était cependant la même qui allait adopter le régime impérial : la Prusse offrait son armature administrative et militaire, l'Allemagne s'y est précipitée avec volupté, prenant docilement sa forme comme l'eau celle d'un récipient. Sous ce régime, que beaucoup d'entre nous ont encore connu, le pays ressemblait, soit à une classe avec ses magisters, soit à une usine avec ses contremaîtres, soit à une caserne avec ses sous-officiers : l'efficacité était intégrale, l'obéissance suivait l'ordre donné comme un réflexe, comme une machine toujours embrayée. Et c'est encore avec volupté que l'Allemagne s'est livrée à Hitler. Après ce Weimar qu'elle n'aimait pas, elle retrouvait dans l'État totalitaire tout ce qu'au fond elle préférait : la « méthode au service d'une passion », le mélange trouble du paroxysme mystique et de la technique efficace. Mais la catastrophe réapparaît périodiquement au bout de ces essais, et c'est toujours à recommencer.


V

L'âme allemande s'exprime dans une vingtaine de mots, profonds et chargés de sens, mais pour nous généralement intraduisibles : les comprendre intégralement serait, je crois, avoir compris l'Allemagne. Ils correspondent presque tous à quelque chose de collectif, car la pensée germanique relève du « réalisme » médiéval plutôt que du « nominalisme ». Le Français normal ne conçoit comme existant que les individus, le groupe n'étant à ses yeux qu'un concept, flatus vocis,mais c'est le contraire au-delà du Rhin. Il y a d'autre part un sens direct de l'existence, une communion presque physique avec les choses, conduisant à l'idée que le sentiment déborde de tous les côtés la raison. Essayons d'évoquer l'essence de ce vocabulaire :

Source profonde des choses : Url echt, rein....
Sens le, la force, associée à l'idée de jeunesse, de joie, de brutalité : Sturm und Drang, Kraft, Freude....
Sens mystique du développement : Werden, Entwicklung....
Vide, vague, incertitude de l'esprit allemand : Schwindel, tief, Chaos, Problematish....
Sadisme, goût de la catastrophe : Schadenfreude, Götterdammerung....
Sentimentalité : Heim, Heimweh, Heimlich, Gemüt, gemütlich....
Qualités d'assiduité, de sérieux : Tücktig, fleissig, ernst, gründlich....
[p. 135] Objectivité, sens des choses en soi : Wirtschaft, sachlich, Sachlichkeit....
Esprit des choses et communion mystique : Geist, Seele, Stimmung....
Conscience collective : Gemeinstshaft, Volk (qui ne se traduit pas par peuple)....

Il y a, dans le capital national allemand, une étonnante richesse, la technique la plus efficace jointe à la plus forte vie sentimentale, le tout laissant une impression générale de vie, mais de vie élémentaire. La contribution de ce peuple à la civilisation européenne est éminente. Il a accumulé une masse énorme d'informations, d'observations, de classifications ; il a produit une musique, une poésie, une philosophie ; il a été le véritable précurseur de la rationalisation industrielle, mais il a fait tout cela comme une compilation, en thésauriseur, sans jamais être capable de donner une forme à ses créations. C'est par là que ce barbare, du reste fier de sa barbarie, ce fils lointain de l'Asie, n'a pas en lui la filiation classique issue de la Grèce et ne saurait en conséquence être considéré comme un Occidental cent pour cent. Il n'a pas su, comme les adultes de la civilisation, faire la synthèse de ses contraires. Ce sentimental est brutal, cruel, vicieux même : sadique, néronien, il se complaît aux belles catastrophes, il pleure sur l'incendie qu'il a lui-même allumé, il caresse avec émotion l'enfant dont il vient de tuer les parents ; son obéissance elle-même s'applique au mal avec la même conscience qu'au bien. Pour mettre de l'ordre dans ce chaos, il eût fallu l'esprit d'un Voltaire. Il y a bien eu [p. 136] Goethe, qui voulait et concevait la synthèse à faire. On lui a préféré d'autres génies, dépourvus de mesure mais jugés davantage dans l'axe national, un Wagner, un Nietzsche, qui sait, peut-être mâtinés de sang slave.... Finalement l'Allemagne est destructrice, destructrice de capitaux, destructrice de vies humaines, destructrice d'empires.

J'ai tenté cette analyse en me tournant vers le passé, comment faire autrement ? Mais, dans ce pays des avatars, voici, une fois encore, une nouvelle naissance, dans les ruines mêmes. L'Allemand, avons-nous dit, ne s'étonne qu'à peine des catastrophes et peut-être en souffre-t-il moins qu'on ne pourrait le croire, en vertu d'une capacité singulière de repartir à zéro, dans un renouveau faisant table rase du passé. « Sera-t-il Dieu, table ou cuvette », posons-nous la question, comme dans la fable, sans prétendre y répondre. Piétinée, labourée jusqu'au sol, livrée au plus fantastique mélange de populations qui soit, divisée en un versant occidental et un versant oriental, l'Allemagne, du moins celle de l'Ouest, semble actuellement plus catholique que précédemment. Le protestantisme luthérien est, avec la Prusse, le vaincu de la guerre. Ascétique de tempérament, l'Allemagne du Nord, prussienne et protestante, se plaisait à l'effort du renoncement en vue d'un but, au beurre elle savait à l'occasion préférer les canons. Par contraste, le catholicisme, moins national en somme, apparaît aussi comme moins rigoriste, moins forcené et plus humain. Le pays reste respectueux de l'objectivité, de la Wirtschaft [p. 137] évoquée plus haut, et cela demeure essentiel, permanent. La gründlichkeit était avant tout une qualité protestante. Peut-être, dans ses ruines, l'Allemagne perd-elle quelque chose de sa traditionnelle rectitude ? Mais sa vitalité est là et ce peuple, la Russie mise à part, est toujours le plus nombreux d'Europe.

Je termine cette étude sur une impression de  trouble. Extérieurement, que voyons-nous outre-Rhin ? L'ordre, l'efficacité, la réalisation, mais intérieurement c'est le marécage et le chaos. L'Allemand estime que la vérité est obscure et qu'on s'enfonce dans la nuit en allant vers elle. Nous croyons, quant à nous, que la vérité est lumière s'accompagnant de clarté. Certains pays ont une simplicité initiale faisant penser à une onde transparente et sans mystère. Ici l'on est au bord d'une eau noire, dont on se dit avec inquiétude qu'elle est sans fond. C'est aussi son prestige, mais, quand on se penche sur cette nappe, on a l'impression de se pencher sur un abîme.

*           [Voir sa doctrine : http://classiques.uqac.ca/classiques/gobineau/gobineau.html MB]

          Jacques RIVIÈRE, L'Allemand (les autres citations de Rivière sont tirées du même ouvrage