Il y a 100 ans ....

14-18, creuset de l'industrie française
Pierre Bezbakh (maître de conférences à l'université Paris-Dauphine)
LE MONDE | 28.02.2014

Durant la Grande Guerre, la production industrielle recule en France en raison des combats qui touchent les départements du Nord et de l’Est, et de l’effort de guerre qui fait passer au second plan les activités civiles.

Pour une base 100 en 1913, l’indice de la production industrielle tombe à 57 en 1919, celui du bâtiment à 16, de la métallurgie à 29, des industries extractives à 44, des industries mécaniques à 58, du textile à 60… (François Caron et Jean Bouvier, « La guerre et ses conséquences économiques », dans Histoire économique et sociale de la France, sous la direction de Fernand Braudel et Ernest Labrousse, tome IV, Presses universitaires de France, 1993).

Mais les commandes d’armes et de matériels militaires bénéficient à de nombreuses entreprises et à leurs sous-traitants, qui deviendront les moteurs de la forte croissance que connaîtra la France durant les années 1920.

Les bénéfices exceptionnels réalisés font l’objet d’un surcroît d’impôt qui s’élève à 2,4 milliards de francs au second semestre 1914 et en 1915, 4,2 milliards en 1916, 5,3 milliards en 1917 et 5,4 milliards en 1918.

Ces profits s’expliquent par l’ampleur des contrats passés avec l’Etat, mais aussi par les prix élevés pratiqués par ces entreprises, que l’armée accepte pour les pousser à produire vite et dégager des marges permettant de financer leurs investissements. Ils semblent avoir augmenté moins vite que le chiffre d’affaires, et n’ont pas induit de hausse des dividendes distribués aux actionnaires.

LES CAPACITÉS DE PRODUCTIONS EXPLOSENT

Mais les bénéfices de Saint-Gobain, dont la production augmente de 70 %, passent de 3,4 millions de francs en 1914 à 22,7 millions en 1916 ; ceux de la Compagnie des forges et aciéries de la marine et d’Homécourt (locomotives et pièces d’artillerie lourde) passent de 6,8 millions en 1914-1915 à quelque 16 millions par an jusqu’en 1918. Durant le conflit, la capacité de production des aciéries du Creusot (Saône-et-Loire) double, de même que la production hydroélectrique.

Parmi les entreprises bénéficiant des commandes militaires, celles qui construisent des automobiles et des avions, et qui venaient tout juste de naître, vont connaître un développement spectaculaire durant la guerre.

La paix revenue, elles prendront encore une autre dimension après une difficile reconversion, deviendront des industries phares de la seconde moitié du XXe siècle, et font, aujourd’hui, toujours partie des fleurons de l’industrie française.

C’est ainsi que Berliet (créé en 1901), qui fabrique des camions pour l’armée, construit une usine à Vénissieux (Rhône), investit dans de nouvelles machines et introduit le travail à la chaîne. En 1916, Berliet produit chaque jour quarante CBA, un camion de 5 tonnes qui alimente le front durant la bataille de Verdun.

Berliet produit des obus et des chars d’assaut sous licence Renault, dont l’armée lui a commandé 1 000 exemplaires. En 1917, le chiffre d’affaires de l’entreprise, devenue la Société anonyme des automobiles Marius Berliet, a été multiplié par quatre par rapport à 1914.

LE PREMIER CHAR D'ASSAUT FRANÇAIS EST SIGNÉ RENAULT

Georges Latil, qui avait mis au point une voiture dotée de quatre roues motrices, construit lui aussi, dès 1914, des camions pour l’armée et des tracteurs pour l’artillerie lourde.

Louis Renault, qui avait construit sa première automobile en 1898 et des camions en 1906, fabrique, pendant la guerre, 9 200 camions, des tracteurs, des obus, des moteurs d’avion et des avions de reconnaissance, etc. En 1917, il construit le premier char d’assaut français, le FT 17, qui jouera un rôle important lors des offensives finales de 1918.

Le chiffre d’affaires de l’entreprise passe de 88 millions de francs en 1914 à 378 millions en 1918. Pour faire face à ces commandes, Renault développe le travail à la chaîne et le « taylorisme » qu’il a découvert chez Ford avant guerre.

Toutes ces entreprises bénéficient du travail féminin et du retour du front des ouvriers qualifiés, qui échapperont ainsi au massacre et permettront à l’industrie française de poursuivre son essor après la fin du conflit.

Dans l’aéronautique, plusieurs constructeurs, qui avaient permis à des pionniers comme Louis Blériot, Henri Farman, Roland Garros etc., de partir à la conquête du ciel au début du siècle, vont passer au stade industriel.

C’est d’abord le cas des frères Caudron, dont le Caudron G2 est commandé par l’armée en 1914, et dont plus de 1 400 exemplaires seront construits en France et des centaines dans les pays alliés.

FOURNIR DE L'OBUS À L'HYDRAVION

C’est aussi celui de l’entreprise créée par Edouard Nieuport (record du monde de vitesse en 1911, il se tue en vol en 1913), reprise par son frère Charles, qui met au point en 1916 un chasseur capable de rivaliser avec le Fokker allemand.

C’est aussi le cas de la société fondée en 1910 par Raymond Saulnier et par les frères Morane (les premiers à dépasser les 100 km/heure cette même année), ou encore de Pierre-Georges Latécoère, qui ouvre des usines à Toulouse durant la guerre pour y fabriquer des obus et des cellules d’avions, avant de se spécialiser dans la construction d’hydravions.

Louis Breguet, qui avait fondé son entreprise en 1909 et battu le record de vitesse sur 10 km en 1911, effectue un premier vol à bord de son Breguet XIV, en novembre 1916. Son avion est aussitôt retenu par l’armée pour la reconnaissance (version A2) et le bombardement (A3).

L’armée lui commande 150 A2 et 100 A3, les Américains 500. Au total, 5 500 Breguet XIV seront construits durant la guerre. Construit en aluminium, c’est alors le plus rapide des biplaces et le plus efficace des bombardiers moyens.

Parallèlement, la filiale française de la société espagnole Hispano-Suiza, d’abord spécialisée dans la fabrication d’automobile de luxe, se met à produire des moteurs d’avion : plus de 25 000 seront fabriqués durant les hostilités.

INNOVATIONS EN SÉRIE

Ces sociétés profitent des innovations de jeunes ingénieurs, tel Marcel Dassault qui met au point une hélice performante et conçoit un avion dont l’armée lui commande 1 000 exemplaires (seuls 100 seront construits avant 1918). Louis Coroller, Henry Potez, etc., améliorent l’aérodynamisme, conçoivent des moteurs plus puissants, mettent au point des mitrailleuses tirant à travers l’hélice…

Après 1918, les entreprises aéronautiques souffriront de la fin des commandes militaires, mais certaines trouveront une nouvelle vie avec l’essor de l’Aéropostale durant l’entre-deux-guerres, puis, surtout après la seconde guerre mondiale, avec celui du transport de passagers (Breguet sera à l’origine de la création de la compagnie Air France).

Les succès des Mirage, Concorde et Airbus n’auraient pas été possibles sans elles. Au-delà des destructions et des souffrances qu’elle a provoquées, la guerre de 14-18 aura contribué au développement industriel de la France, dont les effets se font toujours sentir.