Il y a 100 ans ....
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Scrupules ...

Mais on n'en peut finir ainsi avec Maurras d'un simple revers de manche : c'est que sa trajectoire, à maints égards odieuse, aura été celle, surtout après 18 d'une certaine droite qui autant par patriotisme chevillé à l'âme que par anticommunisme viscéral et obsessionnel fut conduite insensiblement aux extrêmes du 6 février 34 et de la collaboration. Mais c'est bien à cause de cette postérité historique fâcheuse mais aussi en raison de la forte notoriété intellectuelle acquise par Maurras après 18 - qui conduisit notamment à son élection à l'Académie Française - dont on a mal aujourd'hui à mesurer le poids mais qui imprégna de larges couches de la bourgeoisie

Ils sont trois - sensiblement de la même génération - qui auront ainsi marqué la question de la Nation en cet immédiat avant-guerre. Barrès (1862/1923) et Jaurès (1859/1914) et enfin Maurras (1868/1952) : deux écrivains et un philosophe ; deux députés pour un pamphlétaire invétéré ; deux académiciens enfin. Deux hommes de droite pour un socialiste ; un positiviste qui le restera dans l'âme tout en cherchant dans la monarchie de quoi souder la Nation (Maurras) pour un autre (Jaurès) qui ne cessa jamais de croire dans le progrès assuré qu'il fut que ce sera plutôt l'engagement du peuple en politique qui seul pourra lui donner sens et vigueur.

Barrès

Si Maurras n'eut à l'égard de Jaurès qu'un mépris à peine poli ce fut tout le contraire pour Barrès qui vit en lui un adversaire à sa mesure, tant intellectuelle que morale. Il suffit de lire le débat sur l'abolition de la peine de mort - qui les opposa - pour mesurer à la fois l'estime qui les liait et la haute tenue intellectuelle du débat ! Il suffit de relire la déception que le jeune Blum éprouva quand il chercha à rallier Barrès au dreyfusisme pour mesurer à la fois son prestige dans la jeunesse intellectuelle de l'époque et l'indécision qui fut alors sienne.

Deux choses auraient pu prémunir Barrès de ce nationalisme conservateur quoique lyrique : son culte du Moi et son républicanisme affiché.

S'il avait vu combien le moi finalement était pétri d'origines sociales, régionales et familiales, loin d'en faire - ce qu'il aurait pu - la source légitime de tout arbitre et de toute conscience il l'érigea plutôt comme ce qui lutte contre le Barbare entendu comme ce qui l'affaiblie et le dévoie certes mais surtout comme l'autre, le différent, l'étranger. Dès lors, le Moi ne peut plus se construire qu'en famille, en sa Nation autour de sa Race et ce qui aurait pu être le moteur d'une libération va insensiblement devenir le moteur d'un nationalisme aussi exacerbé que xénophobe.

Élu député pour la première fois en 1889 à Nancy avec la grande vague boulangiste, Barrès siège à l'extrême-gauche. Cela ne durera pas mais est révélateur de ce tempérament spontanément rebelle et anticonformiste qui n'a jamais assez de verve pour fustiger la bourgeoisie affairiste mais jamais d'enthousiasme suffisant non plus pour défendre la République. Car cet homme est républicain et le restera. Mais il a à peu près autant de ferveur à l'égard du peuple que de méfiance et mépris à l'égard de la bourgeoisie et des affaires. Séduit par le héraut des suffrages populaire et la promesse d'une révision constitutionnelle qui autoriserait un pouvoir fort et la fin du parlementarisme débridé, Barrès occupe dès cette époque cette zone trouble de la droite extrême qui partage avec la gauche certains de leurs mots d'ordre : l'exaltation du peuple mais sans les intermédiaires ; la défense de la Nation mais le goût invétéré de la chose militaire ; un mépris pour la bourgeoisie affairiste et en général pour le capitalisme mais au nom d'une vérité de la terre et de la haine de l'autre : tout ce qui fera bientôt le lit du fascisme.

Quand il sera de nouveau élu député en 1906,après avoir échoué à se faire réélire depuis 1893, c'est bien à droite qu'il siégera. L'Affaire Dreyfus était passée par là où il se distingua par une virulence qui n'eut rien à envier à celle de Maurras.

Nul n'oubliera son :

Que Dreyfus est capable de trahir, je le conclus de sa race

Que l'on cherchât à affaiblir l'armée qui demeurait pour lui l'un des ciments de l'unité de la Nation et que, de surcroît, ce fût le fait d'un juif - l'exemplaire même de l'homme sans terre, c'est-à-dire non seulement de l'étranger mais du barbare, lui fut à proprement parler insupportable.

Durant toutes les années de guerre, il se fit le propagandiste infatigable de l'Union Sacrée et on ne cessa de l'entendre ici et là prononcer ses vibrants hommages aux martyrs ... au point que le Canard Enchaîné finît par lui décerner le titre de chef de la tribu des bourreurs de crâne et Romain Rolland celui de rossignol des carnages !

Il mourut trop vite, après guerre, pour qu'on puisse deviner jusqu'où son nationalisme intransigeant l'eût emmené mais il ne fait aucun doute que les rives qu'il avait dès lors abordées auront nourri les pires excès du nationalisme et préparé le terrain d'une droite extrême que Maurras se chargera, après lui, de porter jusqu'à ses ultimes ignominies.

C'est que, non décidément, on ne peut tenir pour négligeable, la formidable notoriété que ce courant, et le nationalisme intégral de Maurras, connut dans les années d'immédiat après-guerre. Et même si l'Action Française n'eut jamais l'influence politique que son ascendant intellectuel laissait entrevoir, même s'il fallut attendre 1940 et la divine surprise de Pétain pour qu'on puisse croire certaines de ses aspirations parvenir enfin au pouvoir, elle fut en tout cas assez puissante pour assurer l'élection à l'Académie Française de Maurras qu'on appelait Prince des écrivains ...

Sans doute cette notoriété s'expliqua-t-elle aussi par la nécessité de couvrir ces millions de morts et de blessés d'une liturgie patriotique ; sans doute fut-ce ce même trop lourd prix qui expliqua la victoire du Bloc National en 19 contredisant du tout au tout les résultat de 14 mais aussi celui de 24, mais quand même ....

Naissent ici trois perversions théoriques, politiques, morales qui roulent encore aujourd'hui leurs effets nauséabonds :

- entendre la Nation comme une communauté de terre et de race, même si dans la bouche de Barrès le terme n'a pas la connotation qu'il a aujourd'hui et que le terme fût assez communément utilisé alors au sens de communauté humaine, ce n'est pas seulement produire un nationalisme irrémédiablement conservateur - pour ne pas écrire réactionnaire - c'est, surtout, fonder la Nation contre tout ce qui n'est pas elle où la part belle est faite à la xénophobie. A mille lieues du projet de 89 où surgissait une humanité libre et universelle désireuse d'être acteur de sa propre destinée, mais du projet politique aussi qui érigea le citoyen en souverain sans acception aucune de ses spécificités ou origines, le nationalisme de ces années-là, confondant allègrement être et appartenir, réduit outrageusement l'individu à sa terre le condamnant à n'être que l'exemplaire surdéterminé d'une histoire qui le dépasse où les morts pèsent de tout leurs poids. Fi des projets, fi de la volonté, fi de la quête d'universalité de l'homme : il n'y a plus ici que des natures différentes et en réalité irréconciliables qui ne pourront jamais que se mesurer de manière violente et tragique.

- entendre ainsi la nation comme communauté c'est invariablement tomber dans le piège de l'ethnicisation qui demeure toujours l'antichambre du racisme. On pourra toujours reprocher à la République d'avoir enfanté un citoyen trop abstrait pour que chacun puisse aisément s'y reconnaître ; s'amuser de la leçon bien hypothétique d'un citoyen se prononçant, sans égards aucun de ses propres intérêts particuliers pour ce qu'il estime être l'intérêt général, il n'empêche : produire une République une et indivisible - et donc un peuple un - revenait effectivement à fonder la souveraineté non sur une nature mais sur un accord, sur un contrat ; sur une histoire. Aux sources les plus profondes de la quête d'égalité. Y renoncer, en réalité, revient à renoncer au pacte républicain. Il y a quelque cohérence de ce point de vue à voir ainsi un Maurras rallier le monarchisme. Il y a quelque péril à voir aujourd'hui de nouveau exciper de communautés ... On pourra l'entendre comme on veut, avec les meilleures intentions du monde si l'on veut, il n'empêche que l'argument communautaire renvoie irrémédiablement à une nature à quoi il est impossible de se soustraire et à quoi il importe donc de se soumettre ; on peut à loisir revendiquer le droit à la différence, il n'empêche que s'il est socialement respectable, il n'en demeure pas moins politiquement vénéneux : il revient toujours, plutôt qu'à s'appuyer sur ce qui rassemble et unit, à s'appuyer sur ce qui différencie, sépare et bientôt oppose. Et ceci ramène toujours peu ou prou à exacerber la soumission au détriment de la révolte ou du refus ; la fatalité au détriment de la liberté
Tel n'est pas le rôle du politique en saine République !

- entendre la Nation comme communauté c'est invariablement la penser menacée par l'extérieur toujours plus vaste qu'elle. La France de 14 savait qu'elle n'était plus la seule puissance et voyait bien monter les USA. Mais sans percevoir aucunement ceci comme un déclin, elle avait parfaitement conscience que son histoire républicaine, son prestige intellectuel, son aura humaniste faisait d'elle une Nation dont on ne pouvait se passer. Et ce n'est certainement pas un hasard si même à droite, en 19, on jouera aussi de cette corde avec le Parti de l'intelligence . La France n'avait peut-être plus l'hégémonie qui fut la sienne aux XVII et XVIIIe mais ce qu'elle avait perdu ici elle le gagnait largement du côté de l'esprit. Il n'empêche, le nationalisme exacerbé s'appuie toujours sur la crainte du déclin parce que sur la peur - quand ce n'est pas la haine - de l'autre toujours en train de vous devancer, de vous menacer ... Et pour peu que cet autre soit à l'intérieur, sous la forme notamment de l'immigré, de ce qu'autrefois Maurras nommait le métèque, toutes les billevesées, délires et phobies de l'ennemi de l'intérieur se donnent libre cours. Que la France d'aujourd'hui se pense en déclin - voire en pleine décadence - va résolument de pair avec la montée idéologique de cette droite extrême qui hait l'autre, l'étranger non pour ce qu'il ferait, mais pour ce qu'il est. Le fonds de commerce de la droite extrême aura toujours été la haine et la peur de la décadence. Nous y sommes !

C'est bien pour ces trois perverses raisons qu'on ne peut passer sur les délire cacochymes de Maurras avec un simple sourire ironique. Ce nationalisme-là n'est pas mort - au contraire : terré depuis sa compromission collaborationniste des années 40, mais toujours prompt à surgir dès lors que la Nation ne prend à douter d'elle-même. Ce nationalisme-là n'eut pas tant d'occasion depuis 200 ans de parvenir au pouvoir : il y eut bien la Chambre introuvable de 1815 ; il y eut juin 40. Dans les deux cas cela finit mal. Cette droite là vit de la division de la Nation et la nourrit fût ce de manière artificielle. Elle eut ses chances avec la Restauration ; elle l'eut en organisant une guerre civile larvée en 40. Cette droite là vit des défaites, les suscite et les entretient.

La France se remit - mal - mais se remit après 18 : elle s'est réunie autour du sacrifice consenti et fut prompte à vouloir reprendre l'histoire où le massacre l'avait laissée. Ce fut impossible et cela nourrit la montée des nationalismes dans les années trente, et les divers complots fascistes dont le 6 février 34 et la Cagoule !

Je n'irai pas jusqu'à dire que divisions internes, crises, sentiment de déclin soient le fait de la droite extrême mais tous ensemble assurément forment un mélange détonnant qui se nourrit de lui-même. Mais ce que je sais c'est que chaque fois que ce pays s'oublie, oublie ses fondamentaux républicains, pour se vautrer dans leur bauge infâme de peur, de haine de l'autre, ce n'est pas seulement le fascisme qu'il favorise, c'est, au delà de lui-même, l'humanité qu'il trahit.

En sommes nous vraiment là ?


1) Maurice Barrès, La Terre et les Morts, 1899

Cette voix des ancêtres, cette leçon de la terre que Metz sait si bien nous faire entendre, rien ne vaut davantage pour former la conscience d'un peuple. La terre nous donne une discipline, et nous sommes le prolongement des ancêtres. Voilà sur quelle réalité nous devons nous fonder.