Il y a 100 ans ....
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Pendant ce temps là .... Maurras

Qu'il ne fût pas le seul à entrevoir dans la mort de François Ferdinand les prémices de la guerre n'a rien d'étonnant, on l'a vu. Mais il est curieux que dans toute la quinzaine qui suivit, pas beaucoup moins que les autres mais pas plus non plus, il n'y consacrera de lignes - lui préférant d'invraisemblables réflexions sur les élites, l'impôt sur le revenu, et, de manière générale, plutôt sur la politique intérieure que sur une situation internationale, pourtant troublée.

Vérité c'est le terme qu'il utilise pour cet éditorial ; le même d'ailleurs qu'il utilisera après l'assassinat de Jaurès comme si ce parangon de lucidité ne parvenait jamais à contrefaire le sage qu'en face d'une mort qui seule aurait la vertu antique de ne plus rien pouvoir dissimuler.

A bien lire ses lignes, Maurras n'évoque en réalité pas même l'assassinat de Sarajévo mais se contente plutôt de fustiger, comme il le fait toujours, les journalistes qui ne comprendraient jamais rien - oubliant au passage que le journalisme aura été sa grande passion et qu'elle aura empli toute son existence - et, surtout, à gauche, les esprits de système - entendez les idéologues de gauche, Jaurès en premier lieu de ses têtes de turc - mais enfin à droite, le mercantilisme - entendez les petits messieurs de la bourgeoisie opportuniste et républicaine. Les uns vendraient leurs illusions funestes - celles notammant du pacifisme et du dépassement de la Nation ; les autres se contentant de défendre leurs intérêts - rabaissant à de viles considérations matérielles ce qui seul peut de l'esprit assurer la grandeur et le destin de la Nation !

Bref tous feraient écran entre la vérité et la France.

Par quelque bout qu'on le prenne, cet éditorial est absurde et vide : comment ne pas voir qu'il tombe lui-même dans le travers qu'il dénonce ? Lui aussi, lui plus que d'autres, se sert de l'événement, et ici s'en sert si outrageusement qu'il ne l'évoque même pas, pour faire passer sa petite vérité à lui et sa haine de tout corps intermédiaire. Absurde encore parce que le seul éloge qu'il parvienne à faire encore de la France c'est son goût pour la vérité ne réalisant pas même qu'elle est le fruit, moins de la race ou du génie français que de cinquante ans de liberté de la presse et de cette République qu'il méprise tellement !

Au fond, le Maurras de ces années là, même s'il partage avec une partie de la classe politique, notamment Barthou, la crainte d'un retard français en matière d'organisation militaire et d'armement, s'en distingue néanmoins par l'acrimonie avec laquelle il en impute la responsabilité aux faiblesses mêmes de la démocratie en général ; aux socialistes en particulier.

La République nous a mis en retard sur l'Europe entière : nous en sommes à percevoir l'utilité d'une armée forte et d'une marine puissante […] à l'heure où les organisations ennemies sont prêtes

Nationaliste fervent, il l'est, à n'en point douter et le déluge de patriotisme qui déferlera durant la guerre et après, donnera à Maurras une autorité intellectuelle qui en dit long sur le bousculement, pour ne pas écrire le basculement, de toutes les lignes intellectuelles et politiques. Il soutiendra ainsi l'Union Sacrée, taira tout au long de la guerre ses acrimonies à l'endroit de la République et finira même par appuyer de ses voeux le retour au pouvoir de Clemenceau son - pourtant - ennemi juré depuis l'Affaire Dreyfus. Qu'il ait cru l'esprit du socialisme mort, lavé dans le sang des tranchées, lui qui en fit le principal fauteur de troubles et de divisions nationales est possible même s'il ne vit pas sans crainte ni la révolution soviétique ni dès 24 le retour en grâce de la gauche.

Pour lui assurément, et cette idée demeurera, l'esprit d'un peuple est ancré dans sa terre au moins autant que dans ses gènes. La Nation est un fait de nature certainement pas d'histoire ou de contrat ; encore moins de volonté. Il n'espère pas cette guerre parce qu'il en craint la défaite mais que l'unité de la nation se refasse dans la boue et le sang des tranchées ne sera pas, demain, pour lui faire peur, ni d'ailleurs pour lui déplaire.

On voit ici se dessiner, entre les lignes, tous les débats de l'après guerre sur le sens à donner à cette vaste boucherie : et il n'est pas étonnant à cet égard que très vite, quelques jours seulement après la parution du manifeste de Rolland sur l'indépendance de l'esprit, un H Massis rétorque si vite dans le Figaro littéraire par un manifeste du parti de l'intelligence que signe Maurras. Là où R Rolland, fidèle à son inspiration d'Au delà de la mêlée, en appelle à l'universalité de l'Esprit et au dépassement des intérêts partisans et des divisions nationales, Massis au contraire entend s'appuyer sur l'esprit français dont la mission civilisatrice supposée incontestable peut seule à la fois sauver la paix et assurer la prééminence de la culture. Rallier les esprits aux saints principes d'une Nation conservatrice, ancrée non dans l'histoire mais dans la foi, préparer la régénération spirituelle à l'écart des veules intérêts matériels, tel est le programme à mille lieu on le voit, aux exacts antipodes en fait, de l'indépendance et de l'internationalisme prônés par la gauche et les pacifistes.

Ces deux courants sont irréconciliables qui conduiront maints partisans de l'Action Française, dont Massis lui-même, dans les voies de la collaboration mais les termes de cet antagonisme se lisent déjà, dans cet article ivre de vacuité de Maurras en juin 14 : le nationalisme intégral qu'il conçoit ne se préoccupe en réalité jamais du monde mais de la France seule ; jamais des hommes mais de la grandeur du peuple. Ancrée jusqu'à la paralysie dans la nature, Maurras ne peut pas voir la Nation autrement que constamment agressée par l'histoire et les hommes réels ; la Nation est une Nature que l'Histoire offense. En quête perpétuelle d'un âge d'or sempiternellement menacé, Maurras cherche dans la terre une force que les événements lui refusent. Son indifférence à l'événement, dans cet article, n'est pas feinte : il n'est rien qui lui importe plus que la régénération de l'esprit français dont il s'imagine sans conteste le grand prêtre, tout le reste n'est que leurre qui vise à détourner de l'essentiel. L'histoire n'est pour lui qu'anecdote que le destin réduira bien un jour à sa juste et piètre valeur et même le parcours sinueux et violent des hommes l'intéresse moins que le destin qu'il y accompliront en se soumettant à l'ordre supérieur de leur destin de race.

Maurras ne sera jamais chroniqueur de l'instant ; journaliste, il n'est pas au service de l'actualité ; c'est elle au contraire, dont il se saisit avec mépris et violence parfois, qui doit demeurer au service de sa pensée.

C'est cela qu'il nomme le goût de la vérité !


1) L'Action française, 18 février 1913.