Textes

L'ethnicisation de la France met en scène une guerre des identités
LE MONDE du 09.07.2014

Comment, Rokhaya Diallo, la question de l'identité est-elle devenue centrale dans vos réflexions théoriques et vos engagements politiques ?

Rokhaya Diallo : Je suis noire et née à Paris, dans un environnement où la plupart de mes camarades d'école et de jeux avaient des parents d'origine étrangère. Dans cet univers métissé, la question de mes origines africaines ne se posait pas. Elle ne s'est posée que très tardivement à moi, avec les effets de la ségrégation sociale, ressentie davantage à l'université. Plus j'avançais dans mes études, moins il y avait de Français d'origine africaine ou maghrébine autour de moi. En maîtrise de droit international et européen, j'étais même la seule Noire. Tout le monde me demandait d'où je venais. Je répondais : « Paris. » Mais ce n'était pas satisfaisant, on voulait savoir d'où je venais avant d'être parisienne. J'avais beau dire qu'avant, je n'étais pas née, ces questions revenaient sans cesse.

Aujourd'hui encore, il arrive que l'on me complimente sur mon français de très bon niveau alors que c'est ma langue maternelle. Ou que l'on trouve épatant que je n'aie pas d'accent (on me dit que je n'ai « pas d'accent du tout ») alors que j'ai un accent parisien plutôt prononcé. On ne me considérait pas comme une Française légitime. J'ai alors parlé avec des Français d'origine maghrébine ou asiatique, et j'ai découvert qu'ils rencontraient les mêmes problèmes que moi. On leur prêtait des tas de défauts ou de qualités supposées.

Moi, par exemple, on me demandait pourquoi je n'étais pas forte en sport ou si je connaissais très bien la culture hip-hop. Dans les soirées, il y avait toujours un DJ qui avait l'excellente idée de mettre une musique antillaise ou africaine en imaginant que j'allais mener la danse !

C'est à ce moment que vous avez fondé votre association, Les Indivisibles. Pourquoi ce nom ?

R. D. : Je trouvais étrange que la République française, « une et indivisible » et vantant l'égalité et la fraternité, soit aussi dénuée de Français d'origine extra-européenne au sein même de ses universités. J'avais envie d'agir sur le discours public, car, si on interroge les Français non blancs sur leurs origines présumées, c'est parce que la France ne les montrent que très rarement.

Je trouve incroyable que, dans Sous les jupes des filles, le film d'Audrey Dana, on puisse montrer onze Parisiennes si éloigné du Paris muticulturel d'aujourd'hui. Il suffit de prendre les transports en commun pour voir qu'en 2014 la France du Petit Nicolas n'existe plus. C'est sur cette négation que je travaille avec Les Indivisibles, à travers mes écrits, les documentaires et les films que je réalise. Aujourd'hui, la France est dans une forme de déni. Elle « invisibilise » un certain nombre de ces citoyens.

Pourquoi, Jean-Loup Amselle, avez-vous cherché à déconstruire cette notion d'ethnie qui est au coeur même de l'ethnologie ?

Jean-Loup Amselle : Je suis blanc, né à Marseille. Et juif également. Je fais partie d'une génération tiers-mondiste qui a lutté pour l'indépendance de l'Algérie. C'est par ce biais que je me suis intéressé aux Noirs d'Amérique, au jazz, aux Black Muslims (musulmans noirs américains). A l'époque, les Noirs américains recherchaient l'origine de leur culture en Afrique. C'est comme ça que j'en suis venu à m'intéresser à la négritude, à Senghor, à Césaire. J'ai alors fait des études de sociologie et d'ethnologie et j'ai ensuite travaillé pendant plusieurs dizaines d'années au Mali, en Guinée, en Côte d'Ivoire. J'ai travaillé sur une série de populations telles que les Peuls, les Bambara, les Malinké, les Sénoufo et les Minyanka, et plutôt que de considérer qu'il y avait une spécificité de chaque ethnie, comme on l'enseignait à l'époque en montrant ainsi que l'Afrique était divisée en 700 ethnies et autant de langues, j'ai été frappé par la plasticité et la flexibilité de ces identités.

Au Mali, on ne naît pas et on n'est pas peul, bambara ou malinké de toute éternité, mais on le devient. J'ai pu observer des changements d'identités ethniques, religieuses, économiques, politiques entre ces différents types de populations et au sein de chacune d'entre elles. D'où mon idée que, contrairement à ce qu'on disait au moment de la colonisation, les ethnies et identités n'étaient pas fixes mais mouvantes en Afrique.

Est-ce la colonisation qui a fixé les identités des colonisés ?

J.-L. A. : Oui, c'est l'administration coloniale française qui a figé les identités supposées avec l'état civil et les recensements ethniques. D'où l'idée de « métissage » des cultures africaines que j'ai contribué à forger. Par la suite, je suis revenu de cette idée de métissage, qui comporte celle de pureté originelle. Car pour métisser, il faut des entités pures que l'on mélange ensuite, comme le font les zootechniciens. Or l'identité pure n'existe pas. Je suis alors passé à l'idée de « branchement », terme qui vient de l'électronique, toujours avec l'idée que l'identité locale n'existe pas en soi mais qu'elle est toujours le résultat de l'appropriation d'éléments culturels globaux qui sont ensuite réinterprétés localement.

L'identité est ainsi toujours plus vaste que celle de l'ethnie, du village, du quartier. Un Peul peut avoir un ancêtre senoufo et l'un de ses descendants peut devenir malinké. J'ai ensuite retourné cette déconstruction de l'identité locale vers la France pour me demander si on pouvait faire une lecture en termes d'ethnie de l'identité française. Ce n'était pas vraiment évident à l'époque car on considérait que la société française était une société de classes divisée entre les bourgeois et les prolétaires. Mais je me suis rendu compte que la division ethnique de la société française prenait de plus en plus d'importance, on le voit notamment avec le score qu'a fait le Front national lors des dernières élections européennes.

Y a-t-il une inquiétante forme d'ethnicisation des rapports sociaux en France ?

R. D. : L'identité semble tarauder les acteurs du débat politique, en effet. On a pu le voir lors du débat sur l'identité nationale lancé par Nicolas Sarkozy, qui s'est transformé en débat sur la place et la visibilité des musulmans en France. En se focalisant sur une identité française menacée par l'arrivée d'immigrés et les pratiques religieuses de leurs descendants, il s'est alors instauré une mythologie selon laquelle il y avait eu une période historique où les différents groupes issus de l'immigration et les populations locales se côtoyaient en paix, alors que, même avant l'immigration post-coloniale, les vagues d'immigration précédentes ont souffert de rejets parfois extrêmement violents. Ainsi, on a forgé l'idée que les gens d'origine maghrébine et d'Afrique noire étaient incapables de s'intégrer à une France qui serait tout à fait harmonieuse sans leur présence.

J.-L. A. : L'ethnicisation de la France est une réalité préoccupante et met en scène une guerre des identités. Que ce soit avec l'extrême droite qui reprend à son compte l'idée qu'il existerait des « Français de souche », mais aussi à l'extrême gauche, avec des organisations post-coloniales et multiculturelles comme le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN), le Parti des indigènes de la République et peut-être aussi Les Indivisibles qui mettent en avant la spécificité des identités singulières. Cela peut-être une identité noire, arabe, ou même lesbienne, gay, bi et trans (LGBT). Ainsi, la société française se fragmente et se fracture.

R. D. : Je ne crois pas que ces groupes souhaitent mettre en avant des identités, mais des expériences. Nous nous sommes appelés Indivisibles en raison de l'indivisibilité de la République. Elle est indivisible en quoi ? En ce que les Français n'ont pas à être divisés entre eux, c'est-à-dire entre les « Français de souche » – expression qui révèle une idée de pureté problématique – et les Français d'origine étrangère. Or dans le débat public, c'est une chose systématique. Beaucoup de Français se voient assigner une origine étrangère alors qu'ils n'en font pas la demande. Et puis la France n'est pas l'Hexagone. Il y a des territoires dans les Caraïbes ou dans l'océan Indien qui ne sont jamais perçus comme étant français.

Nous ne sommes pas des demi-français. Quand beaucoup de gens ont des nationalités multiples, comme c'est le cas pour des Franco-Algériens, on n'est pas moitié l'un, moitié l'autre. On est 100 % français et 100 % algérien, et selon les circonstances, on peut avoir envie de mobiliser l'une ou l'autre des identités qui nous composent. L'appartenance à une autre identité que l'identité française ne menace en rien cette dernière. Ce qui unit les Noirs de France, ce n'est pas une identité, mais une expérience commune. On a six fois plus de chance d'être contrôlé quand on est noir que quand on est blanc, et huit fois plus quand on est d'origine maghrébine. Cette identité, elle nous est imposée de l'extérieur.

J.-L. A. : Loin de moi l'idée de nier l'existence de toutes sortes de discriminations qui touchent les Noirs, les Arabes, les juifs ou les femmes. Mais ce que je voudrais dire, c'est que des associations comme celle qu'anime Rokaya Diallo, Les Indivisibles, me semblent précisément diviser la société française. D'autre part, je pense que ces organisations ne rassemblent que très peu d'individus et qu'elles ne représentent qu'elles-mêmes. Ce sont des gens qui appartiennent aux catégories supérieures de la société française et qui parlent au nom de masses atomisées, parfois sensibles au discours identitaire. C'est une vraie stratégie de marketing politique qui a pour but d'obtenir une plus grande représentation dans l'espace médiatique.

Ainsi, Houria Bouteldja, porte-parole du Parti des indigènes de la République a récemment fustigé la « gauche blanche » comme ennemie principale des « indigènes de la République », à l'occasion d'un colloque sur la pensée radicale à l'université de Nanterre. Par « indigènes de la République », il faut comprendre les citoyens français d'origine arabe ou d'Afrique subsaharienne qui seraient l'équivalent aujourd'hui des peuples colonisés du temps de l'Empire, c'est-à-dire des citoyens de seconde zone. Pour moi, parler de « gauche blanche » relève du racisme.

De la même façon qu'il y a un racisme anti-Noirs, existerait-il un racisme anti-Blancs ?

J.-L. A. : J'étais auparavant tout à fait opposé à la notion de racisme anti-Blancs. Mais je me rends compte qu'il existe, hélas, dans la France actuelle. Ce racisme anti-Blancs n'a rien à voir avec l'antisémitisme, car je ne vois pas pourquoi des juifs venus du Maghreb seraient plus « Blancs » que les Maghrébins musulmans. Mais je constate que « sale Blanc » est devenu une insulte qui donne lieu, comme les autres insultes racistes, à des procès. Quelqu'un catégorisé comme « Blanc » a été agressé en tant que « Blanc » dans le RER à la gare du Nord par deux individus, un catégorisé comme « non-Blanc » et l'autre comme « Blanc ». Le premier a pris la fuite, et seul le « Blanc » a été appréhendé et condamné pour racisme anti-Blancs. La France est ainsi engagée dans une « racialisation » de la société dont il va être difficile de sortir.

R. D. : Je ne conteste pas les agressions des personnes blanches en raison de leur couleur de peau et de leur apparence physique. Mais les mots « Noir » et « Blanc » doivent être mis entre guillemets. Moi, je les utilise comme des constructions socio-historiques. Personne n'est vraiment physiquement blanc ou noir. Parmi les gens que l'on considère comme « noirs », les différences sont grandes, de la chanteuse Beynoncé au comédien Omar Sy.

Ce qui me pose davantage problème, c'est d'utiliser une terminologie identique pour les préjugés et les agressions dont sont victimes les Blancs. Pourquoi ? Parce que le racisme est quelque chose de systémique. Le racisme est certes vécu de façon individuelle, comme lors des contrôles de faciès par exemple, mais aussi de façon systémique avec les discriminations à l'embauche, qui sont perpétrées par des personnes dépositaires de l'autorité républicaine, et que ne subissent pas les personnes blanches. Jamais une personne blanche n'est interrogée ni son appartenance nationale remise en question à cause de sa couleur de peau. C'est pour ça que je ne peux pas mettre des termes équivalents entre ces différentes formes de rejet et d'oppression que je condamne totalement.

Y a-t-il un repli identitaire spécifique au sein de la communauté musulmane ?

R. D. : Les musulmans sont constamment montrés du doigt, et ils veulent en retour se réapproprier leur culture religieuse et l'arborer fièrement. C'est comme ça qu'on a des jeunes générations fières de faire le ramadan, de manger halal ou de porter des signes religieux visibles. Mais je ne crois pas qu'ils souhaitent être traités différemment des autres. Quand on regarde la loi de 1905 qui sépare les Eglises et l'Etat, ce qu'elle garantit, c'est la liberté de conscience et le fait que la République ne traite pas une religion différemment d'une autre.

Il y a une évolution de la laïcité aujourd'hui qui frise l'hystérie. Après le foulard, ça a été le tour des jupes trop longues ou trop noires. Une jeune fille a même été exclue parce qu'elle portait un bandeau large de 15 cm autour de la tête. Puis les mères voilées qui ne peuvent plus accompagner les sorties scolaires. On cherche à détruire toutes les cultures d'origine. Mais s'il n'y a pas de prosélytisme, je ne vois où est le problème. A côté de cela, des conservateurs musulmans existent aussi, comme dans l'importe quelle communauté.

J.-L. A. : L'apparition de personnages comme Dieudonné ou Farida Belghoul est très révélatrice. Le premier est issu de la « diversité », proche de Jean-Marie Le Pen (qui est le parrain d'une de ses filles), humoriste devenu homme politique négationniste (niant le génocide des juifs d'Europe pendant la seconde guerre mondiale). La seconde est issue de la Marche des Beurs de 1983, aujourd'hui très proche de l'extrême droite d'Alain Soral, qui préconise le retrait des enfants des écoles où l'on est censé enseigner la théorie du genre. Ce qui est tout à fait faux mais qui a tout de même fait reculer le gouvernement et l'a contraint à retirer les fameux ABCD de l'égalité des écoles françaises.

On a donc aujourd'hui des musulmans réactionnaires, il n'y a plus forcément d'équivalence entre le fait d'être une minorité et le fait d'être de gauche. Ce qui montre qu'avec le fractionnement identitaire français les différences entre droite et gauche ont tendance à s'estomper. On peut le déplorer mais, en même temps, on peut voir le côté positif en estimant que les minorités sont intégrées dans le jeu politique français. L'islam, principal objet du racisme, s'est « autochtonisé ». Prenons l'exemple de l'alimentation halal. Dans sa version consumériste en cours de développement en France, ce n'est pas un label issu directement de la tradition des pays islamiques, mais une création française. L'accent récemment porté sur cette nourriture est devenu aussi une façon de s'adapter à la société française en érigeant son identité communautaire.

Comprenez-vous le malaise d'une partie des Français après certains débordements dans les rues françaises, lors des victoires de l'équipe d'Algérie ?

R. D. : Depuis 1998, on essaie d'investir l'équipe nationale de toutes les questions identitaires qui traversent la France. Quand est venue la Coupe du monde de 2010 en Afrique du Sud, ce n'était pas que le comportement des joueurs que l'on critiquait, mais leur supposée islamité. On parlait de voyous des banlieues irrespectueux du drapeau français. Quand, en 2001, La Marseillaise est sifflée lors d'un match France-Algérie, cela donne lieu à une loi interdisant l'outrage aux symboles nationaux. J'étais très heureuse de la victoire du Sénégal contre la France en 2002. D'abord parce que le capitaine de l'équipe sénégalaise était mon cousin. Ensuite parce que le fait de soutenir un autre pays que celui de sa nationalité n'est en rien un affront à la France.

Lorsque l'on est originaire d'un pays pauvre comme le Sénégal ou l'Algérie, le football est une occasion de vibrer pour le pays dont est originaire une partie de sa famille. Rien de plus. Je suis sûre que les citoyens qui brandissaient des drapeaux algériens lors des succès de leur équipe auraient été les mêmes qui auraient brandi des drapeaux français si la France l'avait emporté face à l'Allemagne. Les identités sont multiples et complexes. N'investissons pas le football de trop de symboles. Quand un joueur ne chante pas La Marseillaise dans un stade, je ne lui en veux pas car il ne me représente pas, je n'ai jamais voté pour lui. En revanche, lorsqu'un président dit « casse toi, pauvre con », cela me heurte, car il est le représentant de l'Etat français.

J.-L. A. : Je pense que le football est un révélateur des tensions sociales et politiques qui affectent un pays. Le football est un exemple de l'ethnicisation de la France et de la transmutation des problèmes sociaux en problèmes ethniques. Lors de la déconfiture de l'équipe de France en 2010, en Afrique du Sud, avec la « mutinerie » des joueurs, on a insisté sur le fait que la majorité des joueurs de l'équipe étaient des Noirs ou des Arabes. Mais l'angle social me paraît plus pertinent. Il faut bien voir que les footballeurs, avant d'être des milliardaires, ont souvent été des prolétaires, quelle que soit leur origine. Ils viennent de milieux populaires, et c'est pour ça qu'ils se tiennent mal, qu'ils s'agressent sur les stades, qu'ils peuvent mettre des coups de boule comme Zidane. Comme dirait Pierre Bourdieu, c'est leur « ethos » de classe. Cette appréhension des problèmes en termes ethniques et identitaires masque des choses fondamentales, comme l'appartenance des différents acteurs à des classes sociales. Attention à ne pas jouer l'identité contre l'égalité.

R. D. : Les minorités ethniques ne souffrent pas que de problèmes socio-économiques. On peut encore mesurer, avec les insultes dont Christiane Taubira fait l'objet, que des gens haut placés peuvent être la cible du racisme. Il n'y a pas que la lutte des classes, mais aussi l'obsession, chez nombre de Français, de la race.