Regards croisés

Une guerre des identités
LE MONDE du 09.07.2014
Nicolas Truong

 

Dans un monde en panne de collectif et d'idéal fédérateur, chaque communauté revendique son identité. A droite comme à gauche, entre nationalisme et multiculturalisme, défense de la francité et quête de religiosité, la société française semble en proie à de multiples quêtes et querelles identitaires.

A droite, c'est autour de l'identité blanche et chrétienne, hétérosexuelle et souverainiste que la mouvance identitaire cherche à fédérer des citoyens heurtés par la grande mutation anthropologique qui est en cours en Occident. Car le mariage gay et la société pluriculturelle, l'érosion de la domination masculine et les nouvelles générations numériques constituent un changement sans précédent des moeurs et des comportements.

Avec une (sainte) alliance de circonstance, une frange agissante des musulmans et des chrétiens de France communie dans le retour aux valeurs ancestrales et familiales qui seraient immuables. Au prix d'omissions et de raccourcis historiques, une certaine France est bien décidée à prendre sa revanche sur la révolte de Mai 68, prompte à manifester son désir d'un retour à l'ordre et à l'autorité face aux dérégulations libérales et aux bouleversements sociétaux.

UNE IDENTITÉ À LA CARTE

A gauche, c'est le multiculturalisme qui a longtemps fédéré la demande d'identité. Face aux discriminations et aux échecs d'une République à mettre en application ses principes sur l'intégration, de nombreuses associations sont passées de la défense des droits à l'affirmation de soi. Face aux contrôles au faciès répétés, les discriminés ont retourné le stigmate. Face à la carte d'identité parfois plus que de raison exigée, les dominés ont choisi de se construire des identités à la carte. Sur le modèle du Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF), des associations politiques telles que le Conseil représentatif des associations noires de France (CRAN) ou le parti des Indigènes de la République ont voulu donner une visibilité aux minorités issues de la France postcoloniale. Dans cette bataille idéologique, l'hégémonie culturelle est clairement du côté de la droite extrême.

Attention toutefois à ne pas appréhender cette « guerre des identités » de manière binaire. Gare également à ne pas abandonner l'identité, comme autrefois la nation, au Front national. Car l'identité est un mot-valise qui permet de dépasser les clivages politiques. Tout le monde a une histoire, une mémoire, une origine. Chacun d'entre nous vient de quelque part. D'où le succès populaire des arbres généalogiques, l'attachement aux appartenances régionales et ce bricolage identitaire que l'on observe à l'échelle de la France, mais aussi de la planète entière.

Est-ce un effet rétroactif de la globalisation – plus le monde est global, plus on s'arrime au local – ou bien est-ce un piège, un risque sérieux de tensions communautaires ? Pour débattre de ces questions sensibles, Le Monde a souhaité inviter Rokhaya Diallo et Jean-Louis Amselle, qui adoptent des points de vue divergents.

Lire le débat : Comment se construisent les identités

Rokhaya Diallo est essayiste, réalisatrice et militante associative. Après un engagement au sein du mouvement féministe Mix-Cité et un engagement municipal à La Courneuve (Seine-Saint-Denis), où elle présida le conseil local de la jeunesse, elle a fondé l'association des Indivisibles qui cherche à déjouer les préjugés racistes d'une France qu'elle juge crispée sur sa prétendue francité. « Indivisible » comme l'est la République si l'on en croit le premier article de la Constitution, hélas démenti par les faits, assure-t-elle, par la réalité concrète des jeunes issus des quartiers défavorisés lorsqu'ils cherchent un emploi ou font des demandes de logement. Depuis 2009, l'association remet les « Y'a bon Awards », qui retournent le célèbre slogan publicitaire néocolonial « Y'a bon Banania » et récompensent la déclaration la plus raciste de l'année. Au risque de la polémique. Très critique à l'égard d'un « racisme anti-Blancs », Rokhaya Diallo est aussi opposée à la pénalisation des clients des prostituées et défend un féminisme muticulturaliste.

L'ETHNIE ET L'IDENTITÉ

Jean-Louis Amselle est ethnologue, directeur d'études à l'EHESS et rédacteur en chef des Cahiers d'études africaines. C'est en Afrique (Mali, Côte d'Ivoire et Guinée) qu'il a « déconstruit l'ethnie ». Et s'est aperçu qu'il n'y avait pas d'ethnie pure, comme l'ont souvent pensé les anthropologues soucieux d'étudier et de protéger les peuplades dites « primitives ». L'ethnie est toujours mêlée. L'identité n'est pas figée, mais en mouvement.

Au « métissage », notion qu'il a contribué à forger, il préfère aujourd'hui les « branchements ». Mais « l'ethnicisation de la France » l'inquiète. Pour Jean-Louis Amselle, les identitaires de droite (incarnés par le succès du Front national) et les identitaires de gauche (représentés par des associations postcoloniales) sont l'envers et l'endroit d'un même travers. Celui qui consiste à assigner l'autre à résidence identitaire. A fabriquer non pas du commun, mais du communautaire. Une dérive qu'il faut arrêter dans une France divisée.

En dépit des désaccords flagrants sur bien des questions, le dialogue entre Rokhaya Diallo et Jean-Louis Amselle s'est déroulé dans le plus grand respect des opinions, dans le cadre des Controverses du Monde en Avignon, en partenariat avec le Festival. La preuve que l'espace public des confrontations permet de sortir de la guerre de positions.