Regards croisés

«La France est passée de l’idée de déclin à celle de décadence»
BÉATRICE VALLAEYS
Libération du 11 JUILLET 2014




Depuis la défaite de 1940, le pays est obsédé par l’idée de retrouver son rang, démontre l’historien Robert Frank. A la veille du 14 Juillet et sur fond de déclinisme, quel rôle peut espérer jouer la nation ?


Avant la Grande Guerre, la France ne doute pas qu’elle est une grande puissance. Depuis, ce sentiment de rayonnement a chuté, au point d’avoir apporté un mot nouveau au dictionnaire - le déclinisme - pour désigner la résignation face à un recul inéluctable. Une vogue toujours montante, selon l’historien Robert Frank, qui vient de publier une réédition augmentée de son premier ouvrage sur le sujet (paru en 1994) : la Hantise du déclin. Une angoisse très française qui montre un pays obsédé, depuis la défaite de 1940 et la décolonisation, par l’idée de retrouver son rang. Notamment grâce à l’Europe, envisagée comme tremplin. Les scores de Marine Le Pen tiennent pour beaucoup à cette méfiance permanente dans l’Hexagone.


Manuel Valls aime achever ses discours par un couplet sur la grandeur de la France qui frise le ridicule. Est-ce le signe d’un regain de la hantise du déclin ?


Depuis quelques années, on assiste à un renforcement de ce genre de déclarations. Cette hantise ne se nourrit cependant pas des mêmes raisons. Avant 1914, entre les deux guerres et après 1945, l’anxiété portait essentiellement sur la position internationale de la France. S’y ajoute aujourd’hui une composante interne, la question morale, déclinée sur le mode «c’était mieux avant», «tout fout le camp», «il y a trop d’étrangers»… Nous passons peut-être maintenant de l’idée de déclin à l’idée de décadence. Le danger n’est plus seulement l’invasion par le voisin extérieur, mais une sorte de dilution de l’identité. La peur est devenue interne. Peur du chômage, peur pour l’avenir de ses enfants. Certaines de ces peurs étaient présentes dans les crises des années 30, mais de façon plus courte, plus ponctuelle. Aujourd’hui, nous parlons de la crise depuis 1974, depuis quarante ans ! La hantise du déclin entretient l’hypernationalisme, et ces deux phénomènes se conjuguent à droite comme à gauche.

Le bellicisme prêté au président Hollande (Mali, Centrafrique) peut-il s’interpréter comme une hantise du déclin ?


C’était déjà le cas en Bosnie avec Mitterrand. L’idée demeure que le passé colonial implique forcément une vocation universelle, et donc un certain interventionnisme. En Europe, on retrouve ainsi deux cultures, deux politiques étrangères différentes, celle de la France ou de la Grande-Bretagne et celle de l’Allemagne.

Dès la Belle Epoque, les économies allemande, britannique ou américaine sont supérieures à la nôtre. Nous sommes alors dans la même position qu’aujourd’hui, c’est-à-dire quatrième ou cinquième puissance économique dans le monde. Mais, alors que nous nous considérions comme une grande puissance, nous voilà relégués au rang de puissance moyenne. Pourtant, plus aucun pays européen ne peut prétendre être une grande puissance, tous en ont perdu ce statut, Allemagne comprise. L’Allemagne a plus de poids en Europe que la France ou la Grande-Bretagne mais ce n’est qu’une puissance moyenne à vocation européenne. La Grande-Bretagne et la France sont des puissances moyennes, elles ont moins d’influence en Europe, mais elles ont conservé une vocation mondiale, du fait de leur passé colonial.

Depuis de Gaulle, le charisme présidentiel en France se nourrit de politique étrangère. Faire, comme dirait de Gaulle, un peu d’unité autour d’une «certaine idée de la France»…

Les Français, expliquez-vous, ont digéré la guerre de 14-18, mais 1940 ne passe toujours pas.


La Grande Guerre fut une saignée, 1 400 000 morts. Mais sur le plan de la morale et du moral, il y avait une certaine unité française. La Seconde Guerre mondiale, ce n’est pas seulement la défaite de 1940, c’est aussi la fin de la République, le régime de Vichy, l’Occupation, la collaboration, cette petite guerre civile franco-française larvée à l’époque, mais toujours présente dans les batailles de mémoires. La Première Guerre mondiale ne pose pas tous ces problèmes. C’est ainsi que le 8 Mai divise toujours plus que le 11 Novembre.

L’histoire de la flamme du soldat inconnu est très instructive à ce sujet.


Juste après la Première Guerre mondiale, une loi décide d’une cérémonie quotidienne à 18 heures à l’Arc de triomphe, avec d’anciens combattants. Rituel interrompu lors de la Seconde Guerre mondiale. Le 11 Novembre reprend dès 1944. Le 11 novembre 1945, le général de Gaulle organise une énorme cérémonie, l’Arc de triomphe est entouré de cénotaphes [monuments funéraires ne contenant pas de corps, ndlr] représentant les morts de la Résistance, des maquis, de la France libre, tombés sur différents fronts, entourant ainsi le soldat inconnu de 14-18, comme si l’on commémorait la fin d’une guerre de trente ans. On efface Vichy. Faire l’amalgame entre les deux guerres est un subterfuge génial.

Nicolas Sarkozy avait un temps envisagé de faire du 11 Novembre la date de commémoration de tous les morts pour la France de toutes les guerres.


Giscard voulait aller plus loin en tentant de supprimer le 8 Mai. Il a essuyé une forte opposition. L’ancien résistant Gaston Defferre fit un discours pour expliquer que ces deux guerres étaient de nature différente. En 1914, tout le monde était mobilisé, alors qu’entre 1940 et 1944, la guerre était un choix, une volonté personnelle. Mitterrand rétablit le 8 Mai férié.

Plus tard, la décolonisation contribue à donner aux Français le sentiment d’une nouvelle défaite.


Si l’on compare avec la Grande-Bretagne, qui a connu une décolonisation souvent violente (Inde, Palestine…), la différence est qu’elle assume pleinement cette décolonisation et la maîtrise. Pour les Français, cela ne fait que réveiller le syndrome de 1940 : nous n’allons pas être battus une seconde fois par des Indochinois et une troisième fois par des Algériens. Alors on s’accroche et cela dégénère en guerres qui durent des années : de 1946 à 1954 pour l’Indochine puis de 1954 à 1962 pour l’Algérie.

Vous citez une phrase de Pompidou : «Il faut en finir avec le temps où les Français ne s’aimaient pas.»


Il parle d’une période qui va des années 30 (Front populaire, xénophobie…) à l’Occupation. C’est une belle formule. Le vocabulaire des années 30 est réellement haineux. Il suffit de reprendre les journaux de l’époque. Certains historiens, comme Pierre Laborie, parlent même de crise d’identité nationale dès les années 30. Je nuancerais, c’est plutôt une crise franco-française. Parce que chacun dans son camp reste persuadé d’une forte identité française. On pourrait même parler d’un excédent d’identité. A cette époque, ces divisions confortent l’idée de déclin, il n’est même plus question de hantise. Le déclin est réel.

Vous citez souvent Henry Rousso et son «syndrome de Vichy» et vous parlez, vous, de syndrome de 1940. Quelle différence ?


Henry Rousso décrit très bien toute cette guerre larvée franco-française qui persiste jusqu’à aujourd’hui. Le syndrome de 1940 est seulement celui de la défaite…

Mais la France n’est pas le seul pays battu en 1940 ?


La Pologne connaît en effet la défaite, puis la Belgique, les Pays-Bas sont envahis malgré leur neutralité, le Danemark, puis la Norvège… Mais la France, parmi ces pays défaits, est la seule grande puissance. Elle s’effondre dans une énorme dépression et survient alors un sentiment de honte. Le «plus jamais ça» prend des significations différentes après chaque guerre. Après 1914, cela signifie «plus jamais une telle boucherie»; après 1940, pour les Français, «plus jamais une telle défaite». Pour les Allemands en 1945, c’est «plus jamais le nazisme». L’autre conséquence de ce syndrome est la politique de grandeur que va relancer de Gaulle dès 1958. Elle sera reprise par tous les présidents qui lui succèderont.

Comme une illusion à entretenir ?


Pas seulement. La troisième conséquence est enfin cette volonté d’indépendance. Comme si notre défaite de 1940 s’expliquait aussi par le fait que nous avions été lâchés par tous. Lorsque de Gaulle joue sur la force de dissuasion, avec la puissance nucléaire héritée de la IVe République, cela a trois fonctions : une fonction sécuritaire face à la menace soviétique, une fonction d’indépendance par rapport aux Etats-Unis, et enfin une fonction identitaire, cela nous lave un peu de l’affront de 1940.

Vous évoquez un sondage de janvier 2014, selon lequel 80% des Français pensent que le pays est en déclin.


Où l’on découvre que, finalement, la France se porte mieux que les Français. En 1944, un sondage interrogeait sur la capacité de la France à redevenir une grande puissance, la réponse était majoritairement positive. En 1948, la question est : «Est-ce que la France est une grande puissance ?» La réponse est alors une majorité de non. Aujourd’hui, la crise est identitaire car les Français ne croient plus en l’avenir.

La seule grande vision d’avenir était jusqu’à récemment la construction européenne.


L’influence de la France dans le monde pouvait ainsi persister via l’Europe. La construction européenne, de la même façon que la force de dissuasion, fut un peu un remède à la hantise du déclin. Mais aujourd’hui, l’Europe est aussi en crise, même si tous les Européens ne le vivent pas de façon aussi dramatique que les Français ; car tous les Européens n’identifient pas forcément l’Europe à l’idée de puissance. Certains veulent seulement un ensemble prospère économiquement. Tout le monde n’a pas le projet d’intervenir en Afrique, de jouer un rôle sur la scène internationale. Mais les dernières élections européennes ont aussi montré une défiance et une confusion entre le contenu et le cadre. Entre la politique menée par les dirigeants de l’Europe et l’Europe elle-même. Comme si on était contre la France parce qu’opposé à la politique de tel gouvernement français. Mais dans notre classe politique, dans beaucoup de médias, la campagne a été tellement étroitement nationale. On a tort de prendre les Français pour des idiots.

Recueilli par Béatrice Vallaeys