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Vivre

1- Voyager 2- Partir 3 - Partir ou abandonner ? 4- Fermer le cercle 5 - Raconter  

 

Vivre c'est être parti et être tellement allégé qu'on en devient tout nu. Plus on vieillit plus on se dénude. Serres

Déjà cité, mais ici autant pour le dénudement - dénuement ? - que pour ce être parti comme si l'existence n'était qu'une vaste excursion. Comme si nous n'avions jamais été qu'en route ce qui est loin d'être faux : tout nous l'indique de cette éducation que nous recevons plus ou moins bien mais qui en tout cas nous pousse à partir à cette fin du voyage qui euphémise si joliment notre disparition, en passant par l'existence -ek-stasis - aux péripéties qui la jalonnent ou à cette méthode qui n'est jamais que la leçon que nous tirons de nos pérégrinations.

Il y a au moins une certitude : le voyageur n'est pas un migrant. Il y a un retour, toujours, au point de départ. Je puis vouloir partir pour découvrir, pour oublier provisoirement, pour me dépayser - curieux terme néanmoins - pour me former et c'est bien ainsi que l'entendit un Chateaubriand qui au début de son Itinéraire évoque autant le soucis de compléter ses études que celui d'un pèlerinage au sens où les anciens l'entendirent.

J'aime Chateaubriand pour ceci : par delà son style de facture finalement très classique en dépit des morsures romantiques, d'avoir été constamment un homme du passé projeté malgré lui dans une postérité qu'il n'aima point quand même elle le fascinait. Comme tous les enfants de haute condition, il fit jeune de multiples voyages : c'était là parfaire son éducation - les voyages forment la jeunesse, on le sait. Mais tous, comme il était d'usage, remontaient plutôt le fleuve jusqu'aux sources et prenaient plutôt le chemin du Levant, lui au contraire prit voile vers le Ponant. Rome, surtout, qui était moins aventureuse et Jérusalem, si lointaine déjà. Chateaubriand commença par les Amériques. Ils n'étaient alors pas si nombreux. Très ethnocentré, superbe en ses assises, étroit en ses convictions, l'européen ne voulut longtemps considérer que lui-même et les relations fratricides entretenues entre soi. Et quand il s'aventurait hors les murs c'était toujours soit pour des espoirs de conquêtes, soit pour retrouver ses sources et se les réapproprier : il y eut toujours plus du croisé ou du pèlerin que du simple découvreur, curieux du nouveau, du divers, de l'inconnu.

Texte souvent cité que celui-ci de Montaigne mais texte qui dit l'essentiel : qui voyage n'emporte souvent avec soi que lui-même et n'aspire qu'à en saturer l'espace parcouru. Savoir voyager - est-ce à dire exister ? - c'est tout le contraire de s'imposer : s'exposer. Se mettre en danger.

Voici sans doute le premier sens de ce dénuder dont parle Serres.

Pourtant Montaigne, qui n'est dupe de rien, mais pas non plus de lui-même, n'écrit pas par hasard son affectation pour les voyages dans un chapitre intitulé De la Vanité. Voyager n'est pas seulement découvrir et enrichir d'expérience sa culture, c'est aussi fuir et notamment le désintérêt total qu'il éprouve à gérer ses propres biens : en voyage l'on n'aura jamais à se soucier que de ses dépenses contrairement à chez soi où il importe de s'affairer en plus de ce que l'on gagne. Montaigne n'aime s'occuper ni de gloire ni d'aisance matérielle quand même il en jouisse. Le stoïcien qu'on aime à peindre en lui ne l'est pas tant que cela : si Montaigne ne déteste pas se délester des plaisirs fallacieux et inutiles, il ne manque pas une occasion de s'épargner les déplaisirs stériles et encombrants.

Pourtant Montaigne est homme plutôt casanier qui n'aime pas tant que cela l'insolite. S'il voyage c'est autant pour nourrir sa culture que soigner les maux dont il souffre : en réalité, il se fût volontiers enfermé en sa tour si constamment le cliquetis des armes, le brouhaha des ambitions diverses ne venaient troubler sa quiétude et l'en arracher. Sur les solives, au-dessus de sa tête, pour qu'il puisse les contempler pendant qu'il marchait de long en large en sa pièce tandis qu'il écrivait, une cinquantaine de maximes latines et grecques. Il s'était prudemment entouré d'un paysage tout d'intériorité où il dut bien se sentir chez lui.

Il m'est arrivé, non sans mauvaise foi parfois, d'arguer que nul ne m'était besoin de voyager et que je trouvais bien assez d'insolite, d'exotique, de différences et d'étrangetés tantôt fascinantes tantôt dérangeantes dans les livres que je dévorais pour me dispenser d'équiper attelage pour visiter le monde ; qu'au reste la chose eût été parfaitement stérile si cela n'avait été que pour traverser des espaces. Le monde n'est pas un musée que l'on parcourt à toute vitesse ni les hommes des espèces exotiques que l'on scruterait comme on le fait, à distance protégée d'un grillage, en un zoo. Mauvaise foi, je le concède : un voyage digne de ce nom est à l'opposé de ce que l'on nomme aujourd’hui tourisme. Qui nous permet de discerner exactement le point où commence le voyage : ne pas inonder le monde de son propre paysage mais aller vers lui et le laisser vous emporter bien plus que vous envahir. Le mouvement est centrifuge ; il est ouverture et main tendue, oreille surtout tendue à la moindre différence, au plus humble insolite, à l'imprévu bientôt assourdissant, au craquellement le plus timide. Plutôt que de tout ramener à soi : ce que signifie précisément La plupart ne prennent l'aller que pour le venir

On ne me fera néanmoins pas croire qu'il n'en aille pas ici comme de n'importe quelle rencontre : l'étrange commence avec l'autre qui a l'impudence de n'être pas tout-à-fait comme vous ; l'insolite se lit autant que se voit ! S'entend également. Qui n'a été au moins une fois offensé par un rythme, une mélodie aux accents inconnus ? Certes qui voyage laisse son corps affronter les premières comme les ultimes embardées mais je crois bien que les abordages blessent autant âme que corps et celle-là plus intimement que celui-ci; mais les blessures de l'âme, je le crains bien, cicatrisent si lentement, si mal. J'en suis certain autant qu'on peut l'être, jamais un paysage ne peut vous écorcher l'âme ; tout au plus l'éveillera-t-il au beau ou aiguisera-t-il une pensée endolorie. Les grecs espérèrent ainsi de la contemplation du beau, fût-elle celui des corps, l'élévation de l'âme et le chemin vers la sagesse. Pourtant seul le regard de l'autre porté sur vous, craintif ou étonné, accueillant ou rétif, seule la main tendue ou refusée, pourront jamais entrouvrir le portique de l'être.

L'aventure commence au seuil de sa porte sitôt qu'on la franchit ou qu'on laisse l'autre la franchir. J'aime assez que ce prochain qu'on nous recommande d'aimer soit ainsi autant celui qui est proche, le voisin, le familier que, plus simplement, celui qui s'approche. Modèle même d'une société ouverte que ce mouvement qui tente non pas tant de réduire la distance que de la franchir et de s'affairer à ce qu'elle n'entrave rien. Rien de l'autre. Que ce mouvement d'hospitalité qui surmonte l'hostilité spontanée, la peur de l'altérité ou plus simplement fatuité et étroitesse d'esprit.

Se nichent décidément dans le voyage autant d'anthropologie que de métaphysique, autant d'ontologie que de psychologie ; de sociologie que de désirs, de hantises que de boulimie. Au plus profond de notre histoire, ce passage lent, hésitant, non sans reculades ni intempérantes témérités , du nomadisme à la sédentarité. Une évolution ? Un progrès ? Peut-être seulement une glissade, moins anodine qu'il n'y parait. Quelque chose comme un déport bien plus qu'un départ qui motiva le différend d'entre Caïn et Abel ; c'est celui-ci encore qui justifia le mépris aristotélicien pour le nomade, hâtivement qualifié de paresseux puisque ne produisant rien et se contentant de cueillir et de chasser vit en parasite absolu puisque ne travaillant pas. Celui-ci enfin, qui glorifiera ce culte de la terre, du sol, des racines ; qui paradoxalement autorisera toutes les clôtures ; tous les murs ; toutes les meurtrières.

Pourquoi part-on en définitive ? pourquoi tant parmi nos proches aiment-ils tellement voyager ?

Je ne vois que trois raisons possibles :

- quitter le lieu où l'on se trouve ; se dépayser mais ceci ne veut-il pas dire que ces racines que l'on vante tellement sont loin d'être aussi vertueuses. Voici bien raison négative que d'ainsi désirer moins aller ailleurs que de ne plus être ici - fût ce provisoirement. Mais ne serait-ce pas avouer qu'exister, où que l'on soit, étouffe ? Non que l'homme fût ataviquement un nomade, un guerrier ou au moins un chasseur mais qu'il ne serait de terre ou de foyer - les grecs le surent très tôt - qu'en regard d'un ailleurs à inventer fût-ce prudemment. Hestia n'aurait eu aucun sens sans Hermès : il n'est pas de frontière qui tienne si elle n'est un jour franchie. Certes, celui quirevenait de l'extérieur avait besoin en quelque sorte d'être purifié en se rendant autour du foyer comme pour consacrer son autotochnie, son ancrage au sol et le nouveau né d'être tenu au-dessus de la flamme comme pour mieux l'enrober de son identité mais, parallèlement, non pour compenser mais parce que c'était là l'autre versant de l'identité, sa pesanteur dynamique en quelque sorte, il fallait bien se tenir aux limites et parfois les franchir et rencontrer ces étrangers que parfois même on admirait - les Perses autant que les Egyptiens - avec qui l'on commerçait et qu'on se devait à l'occasion d'accueillir comme ils vous eurent accueilli. Hermès n'est pas que le dieu des messagers ; il est aussi celui des commerçants et, à l'occasion des voleurs. Celui qui invente la musique et parfois tue - Panoptès - qui parle mais ment … Il n'est pas de lumière sans ombre, bien sûr.

Nous semblons parfois victime de bougisme comme si nous étions incapables de demeurer en l'état ou en place ; ou que nos velléités d'actions, d'évolution et de progrès, de découverte et de conquête ne fussent que les symptômes irrésistiblement aggravés de notre infirmité à être ou de notre allergie à la quiétude, d'une expulsion originaire qui nous condamnât à devenir, à errer et, peut-être, à nous perdre.

-aller ailleurs : mais il s'agit alors d'une véritable transhumance contrainte par des conditions devenues inacceptables en tout cas indésirables laissant à espérer que tout serait mieux, partout ailleurs mieux qu'ici. C'est le lot de toutes les migrations humaines … rarement heureuses souvent tragiques. Souvent pour des questions économiques comme ce fut le cas des Irlandais au milieu du XIXe ; une migration parfois illusoirement transitoire comme c'est le cas pour les ressortissants de nos ex-colonies nord-africaines - rêvant de revenir au bled mais n'y retournant souvent qu'en été ou pour y être enterrés ; parfois politiques comme ce fut récemment le cas pour les syriens ou de manière constante pour les juifs d'Europe centrale que les politiques ségrégationnistes chassaient des zones de résidence polonaises où l'antisémitisme tsariste les avait reclus ne trouvant plus refuge dès lors - et souvent provisoire - que vers la France et les USA dès après la guerre de 14 par exemple. Qu'on se comprenne bien : il s'agit alors d'aller sans retour possible. Irréversible.

- se déplacer : le plaisir de l'équipage et de l'équipée ; l'agrément de la route où finalement ce qui importe serait moins la destination que le voyage proprement dit. Chose curieuse à première vue qui ne l'est pourtant pas tellement. Lot de tous les pèlerins où la pérégrination est formatrice ; édificatrice. Le chemin de Compostelle ou l'itinéraire d'un Chateaubriand : les voyages, disait-on, forment la jeunesse ! L'errance du peuple juif dans le désert, quarante années durant où manifestement Moïse dut bien faire tourner en rond sa théorie de fuyards ne serait-ce que pour qu'ils se soumettent à la loi et forment enfin un peuple. Même si, ici, il y avait, en sus une destination promise.

Mais ce n'est pas démarche du même ordre que de se déplacer pour découvrir ou pour se réfugier. Pour envahir ou se sauver.

On ne pense jamais assez à ce qui peut motiver nos touristes modernes : assez indifférents en réalité à la destination qui n'attirera leur curiosité qu'un moment éphémère mais où ils ne s'attarderont pas … ou pas autrement que pour les souvenirs photographiques qu'ils y glaneront et arboreront comme des trophées. Ils ne font que passer. Reviendront inéluctablement au point de départ … qui seul leur importe. Ni d'ailleurs assez à la motivation des immigrés obsédés d'une destination rêvée et souvent fantasmée, à quoi ils sont prêts à tout sacrifier : la terre d'origine s'incrustera en leur mémoire avec toute la douleur qui sied aux drames humains. Mais on ne pense pas non plus assez à la crainte, presque spontanée et automatique, si aisément dévastatrice et confinant presque toujours au putride, que suscite celui qui arrive : à cette hétérophobie à quoi A Memmi faisait référence ? ou à ce lointain souvenir, savamment entretenu, des grandes invasions barbares qui bouleversèrent nos espaces et finirent par disloquer définitivement l'Empire.

On ne pense pas assez à la distance qui seule rend le voyage possible - qui n'est pas que d'espace ; mais de culture aussi - et peut-être surtout. Cette distance qui, comme toute frontière, sépare au moins autant que réunit. De basculer, avec les nouvelles technologies, dans un espace désormais topologique plutôt qu'euclidien, M Serres augura que nous entrerions dans un tout nouveau rapport au monde : je ne suis as certain pour autant que ceci n'ait fini par exacerber, chez les européens notamment, une furieuse mentalité d'assiégés, prompts à tous les excès pour combattre une décadence à l'envi proclamée comme justification de toutes les turpitudes à venir.

Bref, je veux dire que le voyage, à l'instar d'un dialogue, est rencontre avec l'altérité, tentative d'approche en tout cas ; qu'il serait présomptueux de ne l'envisager que d'un seul point de vue - le nôtre - et de sous-estimer la crainte, la méfiance, la mécompréhension en tout cas que nous suscitons en l'autre. Le barbare, notait Levi-Strauss, c'est celui qui croit à la barbarie.

Troublant en tout cas que Serres affirme que vivre c'est être parti