M Serres, Hominescence
p 264 sqq

 

De la distance

Du coup, l'expérience humaine fondamentale restait, depuis notre émergence, celle de la distance, qui fit de nous cet Homo viator sorti d'Afrique et répandu dans l'Univers. Mais pourquoi nous déplacions nous ainsi de façon irrésistible et aussi loin ? Dans quelle direction avons-nous commencé cet immense voyage qui passe aujourd'hui au virtuel ? Quelle attraction irrésistible s'exerçait ainsi sur nous, de là-bas? Vers où le désir nous aiguillonnait-il ? Dans quel sens ? Exclus de l'utérus à la naissance, du sein au sevrage, de la maison mère à l'adolescence, du sol natal par le métier, du bonheur par l'amour éconduit, bref du lieu fondamental, malades souvent de nostalgie, nous tentions d'accéder à des sources de nourriture, à des amis, à une femme, ou, inversement, nous mettions des kilomètres entre les puissants et nous. L'expérience vitale reste celle de la séparation : de la niche familiale, de la princesse lointaine, du paradis perdu, malheur de l'absence, bonheur impossible de la réunion. La plus haute sagesse du monde consiste à aimer son prochain, à dessiner son voisinage, à mesurer donc la plus petite distance possible. Bien nommées, toutes les pédagogies du monde conduisent l'enfant au terme d'un voyage ou d'une initiation. La distance fonde l'anthropologie, notre longue préhistoire, l'aventure des voyages, notre nature contingente, errant au hasard. Sans l'ensemble de ces déplacements, pas d'humaine expérience. La philosophie mesure la distance à la sagesse.

Nos langages en fournissent la preuve, puisque le terme même d'expérience, dérivé d'un indo-européen per, trace un parcours dans l'espace vers les lieux où nous nous dirigeons; nous en voilà séparés. Nous détenons une part de notre destin et nous manquons cruellement de l'autre. En déséquilibre, notre existence consiste en la quête de cette part, gisant à distance, nous pousse à errer à sa recherche, désireux, affamés, assoiffés de la trouver. Les questions existentielles ou destinales s'ensuivent de celles qui concernent cet écart à un lieu, comme si cet espace, à la lettre métrique, conditionnait nos civilisations, nos cultures, nos métaphysiques et nos religions, comme s'il existait une géométrie transcendantale, un réseau de base propre à estimer des mesures sur notre terre, sous les questions les plus profondes que l'humanité se posait. La nostalgie toujours nous aiguillonne. Ainsi le temps singulier de l'Occident, commencé par l'épopée de Gilgamesh, parti en voyage pour quêter l'immortalité, continué par les errances d'Ulysse en Méditerranée, concourt à l'anthropologie générale, puisque nous savons désormais que tout le genre humain bifurqua lors de déplacements mondiaux ; or ces voyages concrets, repris dans les traditions d'enseignement, se reflètent aussi dans les métaphysiques plus ou moins pathétiques où l'humain cherche le sens. Peut-on penser ce sens dans un espace sans distance ? Qui ne souffrit jamais de cette expérience, qui n'en écrivit les traductions douloureuses en poèmes d'amour ? Certains même en firent la somme, pour mesurer une distance infinie, transcendante, entre eux et le sujet divin de leur dilection.

Envoi

Oui, nos technologies les plus récentes détruisent à jamais cette toile géométrique fondamentale, productrice de réseaux et donatrice de sens. Que nous habitions désormais un espace topologique sans distance change notre destin et nos philosophies, mais auparavant notre anthropologie : nous ne sommes plus les mêmes hommes. Nous ne vivons plus ensemble de la même façon. Du coup, dans le détail, les fonctions sociales changent. Mais surtout, à la loi locale cruelle, parce que productrice d'exclusion et de conflits : aimez-vous les uns les uns, fermée sur la famille, la lignée reproductrice, le pays et son paysage, la région et son adresse, bref la proximité spatiale et son absence de distance, la loi globale: aimez-vous les uns les autres, se substituera-t-elle, puisque le prochain-lointain atteint dans ce nouvel espace dense peut atteindre au comble de l'altérité ?

Si le terme existence veut bien dire cet écart à!'équilibre qui nous mit un jour en route et en mouvement pour si longtemps, nous ne vivons plus la même existence. À une distinction près: l'absence de distance concerne les messages, non encore toutes les fonctions du corps. Nous accédons à tout sauf au corps bien-aimé. Change toute l'anthropologie, mais cette transformation laisse saufs les actes de désir, aussi bien singuliers qu'intégrés dans leur somme mystique. Certes tout varie, mais demeure l'écart d'amour. Hanar, honneur, harrar, horreur ... la langue française traduit les mots latins en -or par des termes en -eur, sauf une exception notable: amar, amour, dont la désinence marque l'origine troubadour. Ces poètes-musiciens parlaient la langue d'oc, mon dialecte de naissance, dont peu de mots se finissent en -euro S'il me reste un lambeau de fierté d'appartenance locale, je la dois à ces ancêtres dont le génie inventa ce mot et la chose, à laquelle se réfère la moitié de la philosophie. Or cet amour va toujours, comme virtuel, vers une princesse lointaine, ma prochaine.