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De la joie

Plus on vieillit plus on se dénude. Du coup la liberté prend sens aérien, assez gai, assez joyeux. Au fond le maître mot ce serait la joie ; moins le plaisir que la joie ; la joie de penser ; la joie de vivre ; la joie d'avoir un corps, de rencontrer les autres … la joie. Au fond la philosophie c'est ça : la découverte de la splendeur de la joie

 

Curieux ! Ne m'était jamais vraiment venu à l'idée d'évoquer la joie non pas que j'y fusse totalement étranger mais qu'il me semblât toujours avoir affaire ici à un de ces concepts troubles qui se distingue mal de bonheur, de plaisir ; qui se dérobe en tout cas chaque fois qu'on croit l'avoir si peu que ce soit cerné.

Ce qui m'aura retenu ? Ceci d'abord, en suivant la leçon de Sartre, que le discours sur la joie n'a rien de joyeux, non plus que le je disant je suis triste n'est en réalité triste. Discourir sur la joie revient déjà à en prendre distance et je ne suis pas du tout convaincu que la puissance de la chose convienne jamais à l'étroitesse des mots. Il me semble s'y jouer une approche de l'infini qui ne saurait s'insinuer dans le fini des mots sans se tronquer, affadir … sans se perdre.

Pourtant la joie est loin d'être absente des grands textes : Platon d'abord dans le Phèdre ; Spinoza qui s'en fit le grand théoricien en y voyant le passage à une plus grande perfection et, bien entendu, fréquent aussi bien dans l'Ancien Testament (194 occurrences) que dans le Nouveau (84 occurrence) où le terme accompagne toujours la proximité d'avec Dieu.

Je ne veux pas ici faire cours de philosophie sur la joie : d'autres le firent mieux que je ne le pourrais et cela risquerait d'être bien ennuyeux. Je veux comprendre, oui, ce que la philosophie a à faire avec la joie et pourquoi il n'est pas si surprenant que ceci surprenne encore.

C'est la seconde raison de ma retenue : il m'est arrivé de l'évoquer déjà. Mes grands-parents habitaient exactement en face de l’Église Saint Guillaume et l'enfant que j'étais qui durant ses vacances devait bien un peu s'ennuyer adorait se planter à la fenêtre pendant qu'à ses côtés sa grand-mère cousait à tout vat, ayant toujours une robe à retailler ou un tailleur à ajuster pour la maigre clientèle qui lui demeurait aussi fidèle qu'empressée. Je me souviens de ces heures passées à scruter, rêver, essayer de comprendre. Je sais aujourd'hui que l'ennui fait partie intégrante et nécessaire de l'éducation.

Je me souviens notamment, aux dimanches de pluie et de grisaille, de cette pesante enfilade de femmes et d'hommes, sobrement endimanchés, élégants certes mais avec pleutre distinction s'interdisant d'en rien dénoter, empêtrés en leur ivresse goulue pour l'insignifiant, avec le recul bien un peu suspecte, avançant à pas feutrés, sans se regarder ni parler à moins que cyniquement ils ne chuchotassent, arborant mines graves, s'insinuant en résipiscence comme renard rôdant autour de sa proie, s'engouffrant dans le temple avec la résignation de la bête qu'on mène à abattoir.

Je crois n'être pas encore revenu de mon étonnement. Cette gravité - qui ne ressemblait en rien à de la tristesse - eût été compréhensible s'il se fût agi d'un enterrement et leur noir accoutrement explicable. Non, par habitude, obligation ou engagement, ils s'apprêtaient seulement à assister au culte dominical. Je ne comprenais pas, je ne comprends toujours pas pourquoi la foi plutôt que cette allure lugubre ne pouvait plutôt baguenauder sur les chemins d'allégresse.

Reprenons :

Ταῦτα λελάληκα ὑμῖν, ἵνα ἡ χαρὰ ἡ ἐμὴ ἐν ὑμῖν μείνῃ, καὶ ἡ χαρὰ ὑμῶν πληρωθῇ
Je vous ai dit ces choses, afin que ma joie soit en vous, et que votre joie soit parfaite. (Jn, 15, 11)

ou encore

Λέγω ὑμῖν ὅτι οὕτως χαρὰ ἔσται ἐν τῷ οὐρανῷ ἐπὶ ἑνὶ ἁμαρτωλῷ μετανοοῦντι, ἢ ἐπὶ ἐνενήκοντα ἐννέα δικαίοις, οἵτινες οὐ χρείαν ἔχουσιν μετανοίας.
Je vous dis qu'il y aura ainsi de la joie dans le ciel pour un seul pécheur qui se repent, plus que pour quatre-vingt-dix-neuf justes, qui n'ont pas besoin de repentance. (Luc, 15,7)i;i
[…]
Οὕτως, λέγω ὑμῖν, χαρὰ γίνεται ἐνώπιον τῶν ἀγγέλων τοῦ θεοῦ ἐπὶ ἑνὶ ἁμαρτωλῷ μετανοοῦντι.
Ainsi, je vous le dis, il y a de la joie devant les anges de Dieu, pour un seul pécheur qui se repent. (Luc, 15,10)

A chaque fois, le même terme est utilisé - χαρὰ - qui a ceci d'intéressant qu'il s'appuie sur la racine χαρ signifiant briller. Au même titre que χάρις qui signifie ce qui brille et qu'on traduira autant par charité en latin - caritas - que par grâce mais dont on tirera aussi charisme qui désigne la qualité d'une personne capable de séduire, d'influencer, séduire autour de lui ; charisme procédant d'un don divin. On sait que Max Weber utilisa le terme pour désigner en sociologie la croyance en des qualités extraordinaires qu'on impute à un personnage.

 

Il y a quelque chose dans la joie qui à la fois relève de l’infini et donc, souvent, de la proximité  d’avec le divin. D’où cette si grande difficulté à la définir : elle n’est composée que d’elle-même, ne se prête ainsi à aucune analyse.   Elle n’est pourtant pas sui generis et ne s’apprend pas. Mais si l’on entend bien Serres se découvre. C’est qu’elle est donc cachée ; que quelque chose nous empêche de la voir, de la ressentir. En nous, hors de nous ?   Elle n’apparaît en tout cas pas comme un état normal – ce dont nous pouvons nous douter rien qu’en regardant la mine de nos contemporains dans le métro le matin. Il n’est qu’à voir comment très vite les termes désignant cet état tournent à la dérision : le béat se présente comme un niais ou un simplet.   Elle n’apparaît pas non plus comme un état durable – tel serait plutôt le bonheur – mais comme un surgissement à un moment donné, provoqué sans doute de l’extérieur : le nombre important d’occurrences de ce terme dans la Bible – Ancien comme Nouveau Testament – est toujours lié à une promesse ou une parole divine ; à une révélation. C’est bien la joie qui accompagne l’annonce de l’avènement du Christ.   Avec la joie nous ne sommes jamais loin du couple folie/sagesse d’où d’ailleurs le contresens fréquent sur le beati pauperes spiritu ou la tendance presque spontanée à considérer le béat comme un simplet, un inconscient au pire.   En réalité elle n’est pas un état mais quelque chose comme une fulgurance : c’est la joie de faire quelque chose ; de comprendre quelque chose ; de découvrir.   Rien à voir en tout cas avec le plaisir qui est toujours plus ou moins lié à la possession d’un objet, d’un corps ; d’un être.  

J’essaie de retrouver dans mon existence de telles fulgurances : il y en eut et certaines recouvrent celles évoquées par Serres   A la naissance de chacune de mes filles, quelque chose qui me tira des larmes, d’émotion sans doute, mais qui n’était ni de la fierté ni des séquelles ataviques de possession ; mais devant la vie qui apparaissait, oui, de la joie. Rien qui relève de la certitude ; rien qui suggérât un chemin tout tracé. Mais un débordement d'allégresse qui m'eût fait chanter si je l'avais su faire : avoir contribué de ma place chétive à ouvrir des chemins.

La rencontre d'une jeune femme, celle que l'on considère subitement comme l'autre et qui consent à vous accompagner : oui, indépendamment du bonheur que l'on croit atteindre, une joie immense non pour la possession supposée d'un corps et du plaisir qu'on en tirera et lui donnera - ceci demeure écume surfaite - mais pour ce regard jeté sur soi : être reconnu par l'autre ; exister par le regard que l'autre vous accorde, vous offre.

Ce texte que l'on lit et que soudain l'on comprend, en dépit de sa difficulté ; en dépit aussi qu'on le parcourût mille fois sans qu'il vous cédât en rien de son opacité. Mais qui, là, en cet instant, dans le recoin à peine éclairé d'une soirée tranquille s'offre enfin. Non pour l'orgueil d'une intelligence qui se serait enfin affermie, non ce serait encore vanité, mais pour la grâce de cette clé qui vient d'ouvrir une porte jusque là fermée. Mais ce texte aussi que l'on écrit, tantôt avec aisance, tantôt en trébuchant presque à chaque syllabe ; texte qui vous semble sans intérêt ou ne receler en tout cas rien d'exceptionnel mais que demain un de vos lecteurs relèvera comme décisif ou simplement comme celui qui l'aura ému, marqué ou seulement intéressé. Le texte avait trouvé oreille et yeux ; s'était déniché un destinataire, comme on dit aujourd'hui. De la fierté, peut-être un peu, avouons-le mais une grande joie, surtout : le texte existait désormais presque comme un être autonome.

Cette méditation que l'on poursuit, dans le silence d'une maison endormie mais dans le vacarme des mots ; cette méditation où, entraînée presque involontairement par le roulis des concepts et balancée par le rythme des phrases, subitement naît une idée nouvelle, au moins pour soi ; une idée qu'on n'a pas véritablement déduite mais qui, comme charriée par les flots et le tumulte, échouait sur les berges tout empêtrée encore de souillures et de vase mais déjà aussi clinquante qu'une pépite. Non pour l'orgueil de se découvrir intelligent fût ce par instants fugaces mais pour le miracle de la pensée elle-même, pour cette puissance, aride souvent, de savoir d'un mot presque imprononçable laisser surgir un univers entier, bien plus épais que la surface fallacieuse à quoi les sens par paresse voudraient le restreindre.

J'y retrouve un point commun : l'exaltation ressentie chaque fois que quelque chose de soi s'offre à l'autre. La joie est intimement liée à la générosité, à la présence en face de soi de l'autre avec qui l'échange est réciproque ou s'il ne l'est pas, au moins désintéressé.

J'y retrouve encore quelque chose de la laetitia telle que Spinoza la définit :

J'entendrai donc par joie, dans toute la suite de ce traité, une passion par laquelle l'âme passe à une perfection plus grande (Ethique, IIIe partie, proposition XI Scolie )

Deleuze quant à lui parle de l'effectuation d'une puissance ce qui se comprend d'autant mieux si cette puissance est comme ici distinguée du pouvoir. Ce qui vous transporte du virtuel à l'acte ; ce qui vous augmente en même temps qu'augmente l'autre. Est-ce ce talent qu'il importe de fructifier ? Sans doute oui. Où la joie s'écarte de toute connotation péjorative car elle n'est pas simple jouissance de soi ou de l'autre, elle ne saurait même seulement être état qu’on tirerait d'une proximité avec l'être : elle est processus qui de soi fuse vers l'extérieur, l'autre ; le monde. Ce pourquoi elle est acte … au sens propre extase. Entre sagesse et folie, finalement, cette folie qui est sagesse pour Dieu, plutôt que cette sagesse des hommes qui est folie pour Dieu (1,Cor,1,25) ; comme était bénéfique cette folie conférée par les dieux (Phèdre 244a-256) divinatoire, initiatique, poétique voire amoureuse celle qui dépouillée de tout désir d'appropriation physique conduit à aimer à la fois le beau et le vrai où Socrate voit un chemin vers la philosophie, vers cette ascension, qui n'est pas qu'intérieure, vers l'Intelligible.

Sans doute mériterait d'être développée l'affirmation de Deleuze faisant du pouvoir quelque chose d'essentiellement triste, qui vous réduit, contraint et enferme par opposition à la puissance qui est recherche, sortie ; excursion. J'avoue m'y reconnaître assez bien.

S'il est une splendeur de la joie au sens de Serres, elle doit bien résider en ceci : dans ce chemin vers l'être, vers l'autre ; vers le vrai.

C'est peut-être ce que signifiait ces chemin, vérité et vie.

 

 

 


Bach BWV 147 Herz und Mut und Tat und Leben


Deleuze sur le désir