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Tension de la volonté

Ce passage du Précis de décomposition où il fait dériver la violence du fanatisme et ce dernier de la certitude d'avoir raison, je l'ai lu et relu. Mais mal.

Dans le tout début de cette phrase, c'est pourtant, assez clairement, à la volonté que Cioran attribue la paternité du mal.

Lorsqu'on se refuse à admettre le caractère interchangeable des idées, le sang coule... Sous les résolutions fermes se dresse un poignard ; les yeux enflammés présagent le meurtre. Jamais esprit hésitant, atteint d'hamlétisme, ne fut pernicieux : le principe du mal réside dans la tension de la volonté, dans l'inaptitude au quié­tisme, dans la mégalomanie prométhéenne d'une race qui crève d'idéal, qui éclate sous ses convictions et qui, pour s'être complue à bafouer le doute et la paresse, - vices plus nobles que toutes ses vertus - s'est engagée dans une voie de perdition, dans l'histoire, dans ce mélange indécent de banalité et d'apocalypse... Les certi­tudes y abondent : supprimez-les, supprimez surtout leurs consé­quences : vous reconstituez le paradis.

Rien a priori ne nous est plus étranger que ce type d'affirmation tant ceci télescope l'essentiel de ce qui constitue l'idée que nous nous faisons de nous-mêmes. Un sujet autonome qui se détermine en sa pensée comme en ses actions en tenant compte sans doute mais indépendamment des motivations internes et des motifs externes.

C'est que vouloir quelque chose ou être quelque chose c'est avoir conscience de ce que l'on est ou a, de ce que l'on veut posséder ou être et suffisamment habile et rationnel pour être capable de se doter des moyens pour parvenir à ses fins. La volonté libre - ce présumé libre-arbitre - qui fait la qualité de l'être tient en sa capacité de se soustraire aux pressions des passions et des contraintes extérieures - bref de se constituer comme une force autonome, obéissant ainsi à ses propres normes, règles, lois.

Derrière le concept de volonté, il y a la promotion de l'individu, de la continuité de la personne à la fois comme acteur et source de l'action. Je ne suis pas seulement responsable devant les autres de ce que je fais, je me réalise encore, je m’accomplis à travers mes actes. Derrière la volonté, il y a ainsi, presque à parité, la promotion de l'acte, la valorisation de l'agir - sur la méditation, la pensée incontestablement, mais dans le principe de l'action, la survalorisation de l'ego, du sujet posé comme source, cause productrice de tout acte émanant de lui.

Est-ce un hasard si un Descartes, par exemple, fera de la volonté un attribut quasi-divin, puisque infini et tout-puissant, au point d'être la cause fondamentale de nos erreurs : l'excès de puissance de la volonté sur la raison, nous la faisant conclure sans méthode ni prudence où ses limites lui devraient pourtant incliner à suspendre toute conclusion. Dans notre représentation il ne saurait y avoir d'action sans un individu qui en soit la source, l'auteur responsable.

Rien d'étonnant, dès lors, que la représentation d'un Dieu créateur, tel qu'il apparaît dans les premiers versets de la Genèse soit en même temps le paradigme de la Volonté. Il n'est d'être que dans le passage à l'acte, un acte qui à la fois constitue et responsabilise son auteur. Rien d'étonnant à ce que tout notre appareil législatif repose sur cette notion de volonté autonome qui seule autorise responsabilité et donc culpabilité ou innocence et donc condamnation ou relaxe.

Il faut bien des efforts, dès lors, pour relisant Aristote se souvenir qu'il n'y a pas de véritable terme pour définit la volonté et que le prototype même du dilemme auquel se trouve confronté le héros, déchiré entre les deux termes également douloureux d'une aporie que lui imposent destin ou forces divines, c'est tout un, n'est jamais résolu par une délibération intime du héros mais par la nécessité. ἀπορία : sans issue, sans chemin. Au delà des circonstances, des péripéties, de ces interminables va-et-vient qui font l'existence humaine, au-delà des apparences qui laisseraient presque accroire que l'homme eût le choix en son existence de suivre telle voie qui le mènerait soit à la gloire ou à son accomplissement soit à la ruine ou à la mort, il y a, planant au-dessus des épisodes apparemment contingents de l'être, régissant le cosmos depuis les origines et issue directement du chaos : Ἀνάγκη ! Qu'il serait vain et présomptueux de vouloir contredire, contrecarrer, combattre. Ce qui est la définition même de ma démesure.

Même avec des différences notables et parfois radicales, on se retrouve ici face à une représentation qui fait de l'homme un être à proprement parler minuscule, écrasé par le monde, les dieux, limité autant en ses capacités physiques qu'intellectuelles et dont toutes les initiatives inéluctablement mèneraient à la catastrophe qui ne conduiraient pas à sa soumission. Nihilisme ? pas forcément ! mais renoncement oui ! à la connaissance d'abord, conduisant au scepticisme radical. A l'action également menant peu ou prou à une attitude de repli, de prière ou de mesure dont le stoïcisme est une des expressions possibles.

Rien n'est plus révélateur que ce changer ses désirs plutôt que l'ordre du monde qui constitue le principe de la morale provisoire chez Descartes, substitué à la fin au devenir comme maître et possesseur de la nature, une fois les bases méthodologiques de la connaissance correctement assises. C'était avouer l'essentiel !

Que volonté est affaire d'ὕϐρις : qu'elle est offense au monde ; aux dieux ; à Dieu et ne peut être entendue qu'ainsi.

C'est tout l'étonnant paradoxe des religions du Livre que de poser à la fois un dieu créateur et omnipotent qu'il importe de servir - rien n'est pire que ce peuple à la nuque raide - et le libre-arbitre de l'homme par qui le mal est entré dans le monde à qui, finalement l'on demande de faire profession de servitude volontaire.

Qu'est-ce à dire ? que toute affirmation de soi fût déjà un blasphème ? que toute volonté fût d'emblée un défi ? offensât le divin à l'instar de la révolte des anges ou de l'invraisemblable mégalomanie de Babel ? Que l'homme, dès qu'il se manifestât, en acte ou en pensée, en désir ou en volonté, fût à lui-même son plus grand danger et pour le monde un indéniable fauteur de troubles ?

Car ce à quoi nous invite Cioran n'est pas seulement un aimable et bien prudent scepticisme mais, au delà de tout nihilisme, un renoncement tant à penser qu'à agir et même seulement envisager d'agir.

De l'inconvénient d'être né, titre de l'un de ses ouvrages, rejoint l'idée que les grecs se firent de l'existence à entendre Castoriadis selon laquelle exister est déjà une injustice ; qu'il eût mieux valu ne jamais être, en tout cas ne pas s'attarder trop, comme si l'existence était implacable malédiction qui consumât tout alentour, soi et le monde.

Que le monde fût d'abord désordre, même si quelque îlot d'ordre y pouvait transitoirement s'insinuer ; que l'ordre, la raison fussent comme d'incroyables exceptions mais douloureuses pour l'ombre qu'y projette le chaos, n'est pas seulement représentation pessimiste du monde ; ou même seulement tragique. Elle est, à l'encontre de toutes nos habitudes intellectuelles et de nos archaïques vanités, l'idée d'un monde où l'homme n'aurait nulle place non seulement assignée mais possible. Tout est transitoire même les empires que les dieux se sont attribués par tirage au sort ; même la place des hommes que Zeus aimerait éliminer sans y parvenir - chasser au moins de l'espace sacré des dieux. Prométhée en sauvera la postérité même si Pandore y garantira déshérence et désespérance.

Mais de ceci sommes-nous seulement capables ?

Pouvons-nous ne pas vouloir ? Ne pas céder à l'argumentaire sans doute flatteur du serpent et finir par consentir aux flatteries d’Ève ? ne pas céder à la jalousie et éliminer le plus proche pour prix d'une préférence en apparence imméritée ? ne pas s'impatienter et se construire d'autre idole plus avantageuse, plus simple, plus proche ?

Peut-on vouloir ne pas grandir, ne pas s'emparer de l'espace ainsi mis à disposition, et mesurer son emprise à l'horizon toujours maintenu à distance ; ne pas polir cette pierre et en orner nos palais ; ne pas enhardir le ciel de nos flèches ; ne pas écorner les forêts de chemins, de prés ou de prairies ; ne pas rêver d'épis de blés ondulant jusqu'à perte d'espérance …

Vouloir ne pas être humain ?

Dix petites phrases auront suffi pour nous alerter ; dix petites phrases prononcées sur les sommets du Mont Horeb que tous s'impatientèrent d'entendre au risque de se détourner ; dix petites phrases répétant le même avertissement. Devoir ne pas manger de l'arbre devait bien un peu signifier aussi que notre survie tenait à la destruction, à la mort infligée ne serait ce que pour nous nourrir. Exister est déjà semer l'injustice et la mort. Nous ne sommes assurément pas les seuls mais seuls à en être résolument conscients.

Pouvons nous ne pas vouloir ? Et renoncer ainsi ?

La leçon semble claire - qui est de tempérance - où ne demeurent pas tant de différences d'entre morales bibliques et grecques.

Et pourtant …

Nietzsche n'avait pas tort de se représenter l'homme comme un funambule : sans tomber, il ne peut qu'avancer mais même en avançant il manque à chaque instant de verser à gauche ou à droite en des périls peut-être inverses mais si tragiquement équivalents.

La race qui crève d'idéal nous savons ce que d'affres et d'horreurs, de haine et de destruction est grevée une telle mégalomanie à quoi un temps Cioran lui-même n'échappa point ; le souvenir n'en est pas effacé : cet enfer-ci n'est pas encore si lointain qu'on puisse déjà le balayer d'un revers d'ironie ou de mépris.

Je ne puis oublier que le verset suivant celui où il est fait invite à redevenir comme des enfants, fait référence à l'humilité :

quiconque se rendra humble comme ce petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux. (Mt, 18,4) .

Le grec dit ταπεινόω - baisser le visage ; abaisser ; humilier mais aussi rendre humble ; décourager - quand le latin fait référence à l'humus, à la terre. Dans les deux cas cette étonnante ambiguïté qui fait au même mot dire la vertu de qui ne se pousse pas du coude ni ne se fait passer pour plus et mieux qu'il n'est mais aussi la violence extrême exercée sur celui que l'on abaisse, méprise, dégrade ou déconsidère publiquement. C'est assez suggérer qu'elle est vertu quand elle résulte d'un mouvement propre, intime ; est une violence imposée quand elle est subie par une force extérieure. L'allemand quant à lui (Demut) unit en cette vertu le courage et le service : l'humilité étant le comportement caractéristique du bon serviteur qui sait demeurer à sa place

Résidu d'une représentation pré-géométrique de l'espace où à la hauteur, la direction pouvait être attachées qualités humaines ou forces célestes demeure en tout cas, qui essaime à profusion dans nos langues, l'idée plutôt négative du bas - bas fonds ; basse conditions ; bas instincts. A l'inverse la noble condition se porte en titre - Son Altesse - et le visionnaire, le prophète ou l'augure toujours lève les yeux au ciel traquant les signes, gravit les hautes cimes pour recevoir la parole. Romulus et Rémus sur leurs collines ; Moïse au Sinaï. Voir bien ce n'est pas voir de loin, mais de haut. Ne dit-on pas prendre de la hauteur ; hauteur de vue etc … La théologie ne l'a pas quittée : les Ténèbres gisent dans les tréfonds, dans les entrailles ; les hauteurs sont toujours lumineuse.

Mais les supplices, les dégradations, toujours se font en place publique.

De là, propre à toutes les sagesses, populaires comme mondaines, la certitude qu'il ne faille pas sortir de sa condition. L'ambition est certes louable mais les échelles se gravissent échelon après échelon, lentement, avec gratitude et sans trop attirer l'attention sur soi. Les princes n'épousent les bergères que dans les contes. La réalité est bien plus triviale.

Les parcours d'exception finissent toujours mal : tout génial militaire qu'il se sut être, Napoléon même s'il sut se doter du titre d'empereur et remodeler toute l'Europe, ne fit pas souche. Sa dynastie de toute manière était intruse : il finit banni. L'empire d'Alexandre fut aussi vaste qu'éphémère. Et, de toute manière, le prix qu'il fallu payer leur démesure demeure prohibitif.

Je comprends enfin pourquoi les tyrans adorent les hautes cimes : ce n'est pas tant pour se donner une illusion de grandeur ; mais bien au contraire pour rabaisser ceux alentour qui se piqueraient de se mesurer à eux.

Vouloir signifie se maintenir à tout prix dans un état d'exaspération et de fièvre. L'effort est épuisant et il n'est pas dit que l'homme puisse le soutenir toujours. Croire qu'il lui appartient de dépasser sa condition et de s'orienter vers celle de surhomme, c'est oublier qu'il a du mal à tenir le coup en tant qu'homme, et qu'il n'y parvient qu'à force de tendre sa volonté, son ressort, au maximum. Or, la volonté, qui contient un principe suspect et même funeste, se retourne contre ceux qui en abusent. Il n'est pas naturel de vouloir, ou, plus exactement, il faudrait vouloir juste assez pour vivre; dès qu'on veut en deçà ou au-delà, on se détraque et on dégringole tôt ou tard. Si le manque de volonté est une maladie, la volonté elle-même en est une autre, pire encore : c'est d'elle, de ses excès, bien plus que de ses défaillances, que dérivent toutes les infortunes de l'homme. Mais s'il veut déjà trop dans l'état où il est, qu'adviendrait-il de lui s'il accédait au rang de surhomme? Il éclaterait sans doute et s'écroulerait sur lui-même. Et c'est par un détour grandiose qu'il serait amené alors à tomber du temps pour entrer dans l'éternité d'en bas, terme inéluctable où peu importe, en fin de compte, qu'il arrive par dépérissement ou par désastre.
Cioran, La chute dans le temps

Mais quoi ? Peut-on ne pas vouloir ? Renoncer à sa condition d'homme et rester là, posé là, sans bouger, telle une chose. Faire en quelque sorte la grève de l'être. Oblomov vautré jusqu'au désastre dans son divan au point de faire corps avec lui. Mais cette étonnante aboulie s'avère un redoutable échec qui le condamne certes à l'apathie et la procrastination, mais surtout à un effort incommensurable pour s'y maintenir. Non, décidément, nul ne peut se soustraire à lui-même ; à son propre regard qui est au moins aussi perçant que celui d'Abel (L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.)

Au fond, et Cioran le sent bien, le remède ne vaut pas mieux que le mal. Il y a égale violence, que l'on s'inflige certes à soi-même, à ne rien vouloir qu'à tirer les conséquences de ses volontés.

Tout ce que nous pouvons avoir de bon vient de notre indolence, de notre incapacité de passer à l'acte, de mettre à exécution nos projets et nos desseins. C'est l'impossibilité ou le refus de nous réaliser qui entretient nos « vertus », et c'est la volonté de donner notre maximum qui nous porte aux excès et aux dérèglements. De l'inconvénient d'être né

Autre manière de reconnaître qu'exister est tout sauf une évidence et certainement pas une promenade : la réification guette à chaque tournant ; la violence menace en chaque recoin. Je ne sais pas si exister avilit mais le risque y est grand. Nos vertus sont béances sans fond ; nos vices d'insupportables promontoires à dénégation, à destruction ; à mort.

Elle s'éploie peut-être en cet instant cette humilité dont on aimerait se moquer comme d'une dérisoire convenance sans y parvenir véritablement : le laboureur sentit sa mort prochaine fit venir à lui ses enfants pour une ultime leçon de morale.

La chose est noble et se prête bien à fable. Je crois bien qu'au bord du gouffre nous quêtons plutôt un miroir … quelque chose comme une confirmation, pas même une consolation. Je ne sais l'image que renvoie le miroir sans doute seulement le visage déjà défait de qui va embrasser l'empire des choses ; je sais en revanche ce qu'on y aimerait entrevoir : une petite lueur qui nous laisserait espérer avoir perpétré moins de pesanteur que de grâce.

Si c'est bien le désir qui justifie et soutient notre rapport au monde, c'est déjà commencer de mourir que de désapprendre à nos désirs de stimuler volontés, ambitions, actions. Le monde insidieusement se rétrécit que l'on persévère un moment encore à trouver beau mais déjà plus à vouloir saisir.

Cioran invite, par acrimonieux nihilisme, à la décomposition. La chose ne manque ni d'élégance ni de pertinence. Mais c'est un appel à la mort ! Un appel à la mort devant quoi lui-même a renoncé.

C'est déjà belle humilité que de considérer qu'au fond nous sommes à nous-mêmes, à l'autre et au monde notre plus grand danger.

Avoir peu de soi-même est sentiment étrange contre quoi on ne peut rien. Parce qu'on ne peut de soi-même se sauver. Avoir peur de l'emprise que l'on peut exercer sur les choses, et de l'empire sur les autres d'autant plus pernicieux qu'il ne se jouerait pas de violence mais de charme, de charisme … Se méfier de soi

La sagesse commence peut-être ici : sur cette ligne où l'on ne peut plus se dépouiller de rien mais où rôde encore la pesanteur … parce qu'elle rôde toujours. Sur cette ligne où nous tenterions de les ajuster si intimement que la pesanteur nous éviterait pour un moment encore de nous aveugler et la grâce d'être trop destructeur.

Rien de trop disait Solon. Oui mais c'est bien d'un équilibre sans cesse menacé, rejoué, tenté et provisoirement réussi dont il s'agit.

Ne jamais souhaiter que l'une de ces forces épuise l'autre.