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Enfance

D'où suis-je ? Je suis de mon enfance. Je suis de mon enfance comme d'un pays
Saint Exupéry Pilote de guerre

Personnage étrange que cet homme, hanté toute son existence par l'action, qui, notamment, piaffa durant la guerre d'avoir été mis à l'écart, qui regretta sans doute ces années d'affres, de gloire, d'épreuves mais de bonheur que fut l'épopée de l'Aéropostale mais qui, en même temps se fit homme de lettres ; aussi étrange que sa destinée : lui qui fut hanté par l'aventure, l'action, les grandes amitiés viriles nouées dans les épreuves, laisse à la postérité un livre inclassable, étrange, à nul autre pareil, à mi-chemin du conte et de la leçon de morale ; ni plus pour les enfants que pour les adultes, un de ces livres que chacun a lu sans toujours avouer l'émotion qui l'en saisit.

Tous eurent quelque chose à lui reprocher : les aviateurs de verser dans les mondanités d'un Tout-Paris littéraire, les écrivains de ne pas savoir choisir entre aventure et écriture ; les doctrinaires de déverser une morale trop convenue, conformiste, bien pensante, les autres de n'être pas assez chrétien … ou trop ; d'autres de s'être réfugié aux USA … puis d'en être revenu ; d'avoir voulu combattre mais pas résister ; de n'avoir pas rejoint de Gaulle … ad libitum.

Parcourir les chemins de traverse, ne pas hurler avec les loups attire sur vous des regards rarement bienveillants.

Ce n'est pas ici ce qui m'intéresse : à quoi bon brosser une critique ou de l'homme ou de l'œuvre ? D'autres le firent.

Mais ce rapport si intime à l'enfance …

J'ai bien écrit, ici et là, sur l'enfance, par mégarde ou en scrutant une photo de Brassaï ou bien encore en lisant ces Mémoires Intérieurs qui, au moins à trois reprises dans mon existence, m'émurent ou plutôt me bouleversèrent.

Ce passage étrange notamment où, assis à l'arrière d'une charrette, les jambes ballantes, l'enfant regardait à contre-sens défiler lentement le paysage et s'amenuiser à l'horizon mais où plutôt que d'y suggérer l'image d'une enfance s'éloignant insensiblement de nous, Mauriac au contraire soulignait combien ce fût plutôt à reculons que nous parcourions l'existence ; que c'était bien au contraire, dans notre dos vers quoi nous nous dirigions, et l'enfance qui s'avançait; inexorablement. Ce passage je me revois le lire dans un train qui me menait à Strasbourg où je retrouverais amie qui allait m'éconduire juste après que mon père parfois étonnant me conjurait de penser à l'avenir : je m'imaginais m'y précipiter ; ce fut seulement mon passé qui me submergeait … Ce passage, je ne l'ai pourtant pas rêvé ; je ne l'ai jamais retrouvé ; jamais en tout cas tel qu'il s'entête à résonner encore en moi.

Il y avait ici un de ces retournements que la vie m'a appris à considérer puis à aimer. Il n'est que pour la roide physique que les choses filent un cours irréversible. Mais tout se répète tellement qu'à l'improviste, telle une vêture, tout se retourne.

C'était dire, comme je le crois, que cette enfance qui ne nous colle pas à la peau - ce fût insinuer qu'elle fût adjuvant extérieur nous parasitant, ce qui est faux - mais au contraire nous constitue, y parvient parce qu'elle est ce subtil enchevêtrement où espace et temps viennent non pas à se confondre mais à s'enrichir comme ce sucre dissout dans un verre d'eau qui ne cesse pourtant de se rappeler à nous quand même il fût désormais invisible. Descartes a tort : le sable ne parvient jamais définitivement à balayer traces de nos pas. Ce n'est pas affaire de mémoire même si cette dernière semble parvenir à contenir sans rien omettre notre existence entière sans toujours nous y laisser porter notre regard.

Ceux-ci, d'entre les fissures de la palissade, s'enquièrent de ce qu'il y a de l'autre côté ; il peut nous sembler vouloir faire de même dans les dédales de notre mémoire mais nous aurions tort.

Nous sommes si souvent notre propre palissade … Doivent bien encore résonner (raisonner ? ) à nos oreilles ces injonctions de grands nous intimant de cesser de rêver, de traîner ; d'enfin faire quelque chose de sérieux ; ces mais quand vas-tu enfin grandir ? projetant ombre de culpabilité sur ces ultimes gués que nous hésitions à franchir.

Mais à l'inverse ce devenez comme des enfants (Mt 18,3) qui sonne comme une promesse mais comme une douleur. Je crois peu à l'image angélique d'une enfance innocente, pure et lumineuse ; aussi peu à celle de cette perversité polymorphe à quoi Freud l'a associée. Je crois bien n'être pas tout-à-fait fausse l'exagération de notre propre enfance que Yourcenar souligne ainsi d'ailleurs que cette proximité d'avec ceux de notre famille. De nos parents nous ne connaissons qu'une face, celle qu'ils auront bien daigné ou pu nous proposer, mais si peu de leurs vies de femme et d'homme, de leurs amours, de leurs regrets, de leurs espérances ou angoisses ; seulement le soin réconfortant souvent, encombrant parfois, qu'ils nous voulurent prodiguer, le souci de nous accompagner et de ne surtout pas nous empêtrer ; ou enfin la décence qu'ils s'imposaient qui leur eûtt de toute manière conduit à nous voiler. J'ai écrit sur eux quelques pages que je ne regrette pas sachant pourtant que j'y livrais l'image d'eux que je voulais vivifier bien plus qu'une quelconque vérité qui m'échappera toujours. Ces lignes - toujours un peu trop longues mais quoi ? je suis bavard - je les voulus moins pour m'y retrouver que pour leur rendre grâce ; il n'empêche qu'esquisser leur portrait revenait à dessiner un paysage intérieur - le mien.

Que restera-t-il de ces pages après moi ? Ce qu'il reste du murmure des prairies, au soir des vacances d'autrefois, du froissement des feuillages quand régnait la lune, et que je me tenais immobile, pieds nus, sur le balcon de bois tiède encore, et que j'avais quinze ans. Mauriac, Épilogue, dernières lignes

Je ne veux ici m'interroger sur les raisons qui le firent écrire : on le peut et le doit toujours parce que rien n'est moins évident que cette curieuse embardée en notre chemin qui nous fit un jour préférer au réel son image ou son récit ; ni sur ce que la postérité daignera en conserver : je ne crois pas à ces ailes éployées qui feraient nos œuvres nous garantir comme un simulacre d'éternité. Quand même je ne déteste pas, pour les miens, mes filles et mes petits enfants, sacrifier au rite de la transmission : ne jamais laisser tout-à-fait s'effilocher le lien est vieille obsession, transmise par l'histoire, la tradition, les épreuves ou ces paroles, saintes presque par effraction, entendues à la veillée ; se savoir surgeon d'une lignée qui dut sa fierté à la promesse de l’Être et refuser de la laisser s'égarer ; permettre au lent refrain, à l'ultime écho de la parole de se réverbérer encore une fois. Pour ne pas oublier ni se perdre. Et tendre la main à l'autre.

Mais je me retrouve dans ces prairies, ces froissements de feuillage ; dans ce pays qu'est l'enfance.

Ce n'est pas affaire de nostalgie car la nostalgie est question de douleur, de souffrance au gré d'un oasis perdu.

Non ! C'est d'être dont il s'agit ici. Du souffle de l'être ; qui nous anime et dessine ainsi les couleurs de l'âme. De cette voix que nous ne parvenons pas à étouffer même si nous crûmes parfois la couvrir de nos affairements ordinaires. De cette voix - mais pourquoi l'entendis-je toujours en allemand Wie bist tu, Mensch ?- qui taraude l'identique et entêtante question : Comment es-tu, homme ? Qu'as-tu fait de ton talent ?

Je sais aujourd'hui pourquoi exister est une épreuve. Non pour les souffrances, meurtrissures, déceptions et échecs qui auraient longé notre parcours. Pour la parenthèse, balourde, inutile souvent, exagérément gonflée, ouverte entre nous et nous-mêmes comme si le brouhaha ambiant, nos vanités, nos ambitions, le sérieux risible parfois dont nous grevâmes nos agitations bourgeoises pouvaient durablement nous faire oublier cette voix surgie des replis intimes, si bien enfouis, de notre âme ou que, sans trébucher finalement, nous pussions longtemps laisser se perpétuer cette invraisemblable négligence. A l'autre bout de la chaîne, au crépuscule, au point de toucher l'autre rive, en cet instant où s'éloignent commerce des choses et des êtres, et notre agitation ordinaire, en cet instant où l'on nous somme de nous retirer et où, pour la seconde fois, nous nous retrouvons seuls face à nous-mêmes, oui là, se referme enfin la parenthèse et, entrouvrant fissure de nos rêve, question et générosité d'enfance, telle une île engloutie miraculeusement vomie par les flots, fusent, éclatent en'inimaginables escarbilles projetées, promptes à nous blesser et presque aveugler, inquiéter souvent, les vieilles questions d'autrefois, celles qu'il nous avait paru préférable d'oublier qui pourtant nous obligent.

A l'autre bout, la parenthèse enfin fermée, ce miracle de l'instant qui se fait plaine, de l'espace enfin uni au temps. Le miracle des récits qui s'écrivent enfin au présent parce qu'il disent la présence ; l'être qui au-devant de nous s'avance, se présente - celui qu'autrefois l'on nommait le prochain.

Toi qui te demandes si ne serait pas le propre de la vieillesse que de brusquement regarder en arrière - et d'en avoir besoin - tu sais pourtant qu'il ne s'agit pas de simple baume : les douleurs n'ont pas vocation à disparaître. Tu sais qu'en réalité c'est autre manière de poursuivre la route - peut-être même de la retrouver. De se recueillir c'est-à-dire de rassembler ces morceaux épars que nous avons laissés s'égarer. Nous n'avons cessé d'entendre - et parfois de répéter, souvent à nous-mêmes pour nous conférer quelque courage - qu'il importe de regarder devant soi, d'aller de l'avant, de se relever … Sotte rengaine des conquérants et des consolateurs. Il n'est pas plus de devant que d'arrière à moins, ce qui revient au même, qu'ils ne soient qu'image - pas même inversée - l'un de l'autre.

Je ne connais pas de berger qui ne pousse son troupeau puis ne finisse, ainsi vont les choses, par laisser s'égayer tel ou tel agneau, brebis que les chiens peineront à ramener dans la troupe. Le propre des brebis, n'est-il pas de s'égarer ? Le berger bien entendu les cherchera ; errera de-ci de-là ; tournera en rond. Il cherchera, trouvera sans doute mais ce sont ici figures du cercle ; de la spirale. Pas de la ligne droite. Il aura marché beaucoup, longtemps et rebroussé chemin pour n'arriver nulle part. Personne ne s'en offusque : tel est son ouvrage. Et de ramener les bêtes à l'approche de l'hiver.

La ligne droite est affaire d'action. Pas d'être. De raison, froide et entêtée. L'être, toujours, erre, déborde, s'égare. Imprévisible. Nous ne supporterions pas que tout en nos parcours fût déterminé, fixé d'avance, prévisible ; inscrit dans le marbre; figé. Nous feignons de nous rassurer mais, non, c'est de s'égarer que la brebis fait se découvrir de nouvelles pâtures. Que nous rassure d'y trouver sens n'empêchera jamais les plumes de virevolter au vent et les rivières, après les crues, de rentrer en leur lit.

Je ne sais pas si le même éternellement revient comme le crut Nietzsche mais je sais combien sourds restent nos cris, infimes nos efforts, imperceptibles nos évolutions. Nous ne tenons pas au temps présent déplore Pascal, tellement soucieux d'un passé que nous regretterions ou d'un futur qu'à la fois nous espérerions et craindrions ; je ne suis pas convaincu qu'il ait raison. L'aller vaut bien le retour : nous avons aussi peu prise sur les êtres que sur les choses ; et si médiocrement sur nous-mêmes.

Il n'est de vérité de l'être qu'en la courbure de la ligne, dans le cercle prêt à se refermer ; ici est la vibration ici la musique.

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Nous sommes pourtant bien d'un instant ; d'un instant bien plus que d'une époque.

Celui de nos premiers émois ; d'une musique entêtante, presque une scie, que nous n'aimions pas nécessairement mais qui épaissit pourtant de couleurs le paysage qui nous constitua alors ; d'une toute petite période, celle souvent si trouble mais enthousiasmante, qui tramait un fil d'entre l'enfant que nous désapprenions d'être et cet adulte que nous projetions de devenir ; nous sommes d'un événement, ignoré des autres, mais tellement décisif qu'il fixera boussole pour longtemps des itinéraires que nous nous obstinerons à suivre, oublier et retrouver. Celui d'une rencontre, pas nécessairement amoureuse quoique souvent, mystique parfois, intellectuelle, qui sera tellement décisive que toutes les autres qui viendront à se produire auront seulement l'apparence de la sottement répéter.

C'est une rencontre, un jour de septembre 71, qui décida ainsi de mon parcours en philosophie. C'en fut un autre, moins un instant qu'un silence, comme un éclair brisant l'habitude, qui me fit un jour m'éloigner. Je sais ainsi des moments qui vous font de votre chemin - j'allais écrire routine - vous écarter tantôt pour y revenir, épaissi, tantôt pour vous en éloigner sans plus même vous retourner. Ces éclairs sont comme des appels ; non des vocations offertes mais des convocations ! Impérieuses.

Ils ne sont pas toujours douloureux ; rarement paisibles, pourtant.

Parfois il n'en fut qu'un ! insolite ou tellement banal qu'on eût pu ne pas même le remarquer et saisir.

C'est ce moment, presque magique, qu'il faut préserver en soi, vivant ; ou retrouver vite avant de disparaître. Parce que c'est là, en ces terres que s'éploient les ailes ; qu'est notre terre.

J'aime, oui, que cet homme aussi mal dans son corps d'adulte empâté, chauve, que dans sa vie mondaine parfois bien surfaite, ne cessa d'être l'enfant qu'il se promis de répéter en ses aventures, découvertes, rêves et amours. Qu'au-delà de ses aventures, courages, persévérances et générosités que l'histoire enfouira bientôt ; bien plus que ses romans qui se lisent toujours - mais pour combien de temps encore ? - il ait offert ce Petit Prince qui est l'exemplaire le plus lumineux de ce que signifie œuvre.

Il est des moments, fugaces, mais précieux pour cette raison même, où tout, jusqu'à l'extrémité frémissante de nos membres, nous ramène à l'essentiel, à la générosité, à cette disposition où se grandit l'âme et s'éclaire le chemin, qui fait nos mains s'ouvrir et se tendre.

Il n'est pas un jour, quatre-vingt ans après sa disparition pourtant, pas une heure dans le monde où un enfant n'ennoblisse son regard de tournerpages d'un tel livre, ni où un adulte, ému ne se souvienne et abandonne son ironie trop paresseuse.

Il est des livres qui vous augmente - c'est au reste le sens d'auteur. Chapeau bas !