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Chapelle

Photo retrouvée dans l'album de mes parents. Elle a été prise en mai 54. J'allais naître quelques mois plus tard. Ils entreprenaient alors un rituel qui allait occuper leur vie et scander toutes les vacances de mon enfance -, systématiquement passées en ces lieux du Tyrol autrichien. Sans que ceci au reste me pesât en rien.

Cette chapelle fait ainsi partie de mon paysage intérieur sans que je sache pourquoi. De nombreuses photos, des promenades - toujours les mêmes - qui passant par là ponctuaient mes vacances d'enfance. Peut-être pour cette perspective aussi où de part et d'autre du clocher, une montagne proche, coiffée encore de verdure, de sapins surtout, et plus lointaine, aux crêtes plus fièrement aiguisées, cette montagne chauve déjà, dressée comme combattant prêt à ferrailler et n'offrant plus que rocaille à contempler.

J'ai toujours vécu à l'ombre de cathédrales ; d'églises au moins. Près de Notre Dame, en face de St Guillaume mais avec la pointe de la cathédrale dans mon champ de vision à Strasbourg ; si près de celle de Chartres. Il y avait quelque chose dans l’exiguïté de cette chapelle qui me laissait interdit : était-ce vanité ou grandeur de bâtir ainsi lieu de recueillement pour si peu ? L'acharnement chrétien autant que montagnard à laisser témoignage de sa foi jusqu'aux confins a quelque chose d'aveuglément admirable. Je le comprendrai bien plus tard.

Reste que ce clocher réunissait sans le vouloir ce qui rassurait l'enfant peureux que j'étais - une montagne toute de verdoyante courbure lovée- mais l'angoissait à en trembler - cette rocaille, nue, sauvage, à la fois meurtrie et blessante qui me semblait résonner comme trompettes agressives au champ de bataille. Oui, je l'avoue, la montagne presque toujours à la fois me séduisait et horrifiait.

C'est Gide, dans un passage de son Journal, passage que je n'ai jamais retrouvé d'ailleurs, qui affirmait que les dictateurs aimaient les hautes cimes sans doute pour l'illusion qu'elles leur donnaient de pouvoir dominer le monde et les êtres. Curieusement, je ne me suis jamais représenté aux sommets et me serai systématiquement refusé à toute excursion qui m'en eût rapproché. Les montagnes me parurent toujours gros géants bedonnants rarement affables, un peu ogresses mais tellement pataudes, bouchant obstinément l'horizon que la nuit transformait malicieusement en monstres menaçants.

Ce lieu de recueillement, coincé entre ces ombrageux géants, avait de la vie cet entêtement fragile qui en fait le prix : je n'y pénétrai qu'une seule fois. Mais ne l'oubliai jamais. J'eus ma vie durant peine à entrer ans des lieux de culte qui n'étaient pas les miens : crainte d'importuner ; de ne pas assez respecter la croyance de l'autre. Encore aujourd'hui, moi qui les aime tant, je n'entre dans une église ni ne la photographie si office s'y déroule. Mais ce lieu étroit que deux bancs usés par la solitude encombraient à peine, éclairé obliquement par une lumière qui paraissait hésiter à s'y attarder, ce lieu, oui, curieusement, était habité.

Je ne saurais expliquer cette sensation que je ne retrouverai qu'en de très rares endroits - à Budapest en cette synagogue désaffectée ; à Chartres, oui, assurément ; mais pas à Notre Dame. J'aime à penser l'être se présentant, non dans toute cette gloire habituée d'irradier du ciel vers les rives arides de nos âmes, mais niché dans les interstices presque oubliés d'une chapelle de montagne ou protégé dans les poussières délaissées par les prières de ses fidèles partis si violemment vers le portique de l'enfer.

Quelle part s'y disputent la magie de l'enfance et les brumes de l'être ? la foi ne tient-elle vraiment sa ferveur que de la candeur perdue de ce petit garçon qui quêtait non pas consolation - il n'en avait pas besoin - mais un peu de cette assurance qui fait les mains moins trembler ?

Qui peut dire - sans se mentir un peu à soi-même, par bravade ou habitude - n'avoir jamais été troublé, sans pouvoir même lui apposer un nom, par la certitude qu'avançait vers soi quelque chose qui vous dépassait et pourtant vous donnait un sens ? Qui peut arguer n'avoir tout fait pour l'oublier mais devoir concéder pourtant que son chemin bifurqua alors ?

Parce que nous sommes d'un moment … que nous prolongeons jusqu'à la fin de la portée