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Arbres

Il n'y a rien de bien extraordinaire à aimer les arbres : ils hantent nos récits les plus anciens, s'attardent en nos imaginaires les plus archaïques et ponctuent chacun de nos paysages - même urbains. Ce n'est pas leur alignement bien trop sage qui m'y séduit : j'avoue préférer les branchages biscornus, les troncs déformés ou ces grands échalas, qui la nuit tombée, contrefont les titans tourmentant les âmes éplorées. Nos pires cauchemars en sont témoins ; nos rêves les plus intimes aussi.

Parce qu'ils se dressent vers le ciel, avec fière bravade parfois, avec fidèle obstination toujours, ils ne peuvent que symboliser la vie, le rapport au divin, voire l'éternité elle-même, eux qui à tout coup nous survivent. Dans la tradition du Livre, à laquelle nous ne saurions échapper quoique l'on en eût, il est à la fois de vie et de connaissance - du bien et du mal - l'acteur involontaire ou le spectateur de la faute originelle. Michel-Ange ne s'y est pas trompé qui fit le serpent tentateur fielleusement s'enrouler le long de son tronc. Il est même l'ombre de la justice rendue grâce à un de nos rois sottement béatifié. Il est à la fin de l'histoire, encore, en cette beauté presque aveuglante de la nouvelle Jérusalem : la vérité et la vie ou, plutôt, la promesse de la résurrection

Et il me montra un fleuve d'eau de la vie, limpide comme du cristal, qui sortait du trône de Dieu et de l'agneau.
Au milieu de la place de la ville et sur les deux bords du fleuve, il y avait un arbre de vie, produisant douze fois des fruits, rendant son fruit chaque mois, et dont les feuilles servaient à la guérison des nations. Ap 22,1

Bien sûr, nous ne pensons pas à tout cela lorsque nous nous promenons ; est-ce pour autant que ceci ne nous hante pas un peu, même légèrement ? Il n'est pas bien difficile de trouver dans notre littérature pléthore de textes rendant culte à l'arbre … certains me reviennent naturellement ; d'autres par association d'idées. Je n'oublie avec Ovide ni l'épisode de Philémon et Baucis où chêne et tilleul symbolisent à la fois l'accomplissement d'un amour indéfectible et la réalisation de la promesse divine ; ni l'histoire de Daphné rétive à toute union malgré l'amour entêté d'Apollon à qui seule la métamorphose en arbuste de laurier permettra d'échapper symbolisant ainsi à la fois l'amour impossible et la nécessaire liberté de l'amour.

Je ne m'y serais sans doute pas attardé sans ce passage de la fin de ses Mémoires de Guerre où, se croyant définitivement exclu de l'histoire et retranché dans son désert de Colombey, l'homme du 18 juin disserte avec des accents que Chateaubriand, qu'il aimait tant, n'eût pas reniés, sur le combat sans cesse gagné sur la mort que les arbres incarnent si paisiblement ; sans cette nostalgie un peu triste de l'homme qui croit son heure désormais dépassée quand sans doute il ne parvient pas à s'y résoudre encore ; se croit encore autant force que destin pour marquer une époque qui se sera piquée de se débarrasser de lui.

Pourtant, dans le petit parc - j'en ai fait quinze mille fois le tour ! -, les arbres que le froid dépouille manquent rarement de reverdir et les fleurs plantées par ma femme renaissent après s'être fanées. Les maisons du bourg sont vétustes ; mais il en sort, tout à coup, nombre de filles et de garçons rieurs. Quand je dirige ma promenade vers l'une des forêts voisines : Les Dhuits, Clairvaux, Le Heu, Blinfeix, La Chapelle, leur sombre profondeur me submerge de nostalgie ; mais, soudain, le chant d'un oiseau, le soleil sur le feuillage ou les bourgeons d'un taillis me rappellent que la vie, depuis qu'elle parut sur la Terre, livre un combat qu'elle n'a jamais perdu. Alors, je me sens traversé par un réconfort secret. Puisque tout recommence toujours, ce que j'ai fait sera, tôt ou tard, une source d'ardeurs nouvelles après que j'aurai disparu. Mémoires de guerre Il y a quatre ans qu’à mon retour de la Terre Sainte, j’achetai près du hameau d’Aulnay, dans le voisinage de Sceaux et de Châtenay, une maison de jardinier, cachée parmi les collines couvertes de bois. Le terrain inégal et sablonneux dépendant de cette maison n’était qu’un verger sauvage au bout duquel se trouvait une ravine et un taillis de châtaigniers. Cet étroit espace me parut propre à renfermer mes longues espérances ; spatio brevi spem longam reseces. Les arbres que j’y ai plantés prospèrent, ils sont encore si petits que je leur donne de l’ombre quand je me place entre eux et le soleil. Un jour, en me rendant cette ombre, ils protégeront mes vieux ans comme j’ai protégé leur jeunesse. Je les ai choisis autant que je l’ai pu des divers climats où j’ai erré, ils rappellent mes voyages et nourrissent au fond de mon cœur d’autres illusions. Mémoires d'outre-tombe

L'ironie voudra que, pour l'un comme pour l'autre, l'histoire était loin d'être achevée. Châteaubriand, la fidélité aux Bourbon chevillée à l'âme, connaîtra avec la Restauration une sorte de résurrection politique ( plusieurs fois ambassadeur et brièvement ministre) mais une fécondité littéraire admirable qui l'installe définitivement parmi les Grands - les Mémoires autant que le Génie du Christianisme que l'on lit encore date de cette période ; bien plus en tout cas qu'Atala ou René ). De Gaulle, évidemment, après l'épopée de la Résistance, reviendra au pouvoir pour onze années et connaîtra cette singulière opportunité de pouvoir marquer, à deux reprises, l'histoire de son pays. La retraite à La Boisserie n'aura été qu'un intermède ; une traversée du désert qui paracheva ce lent mûrissement du destin.

Regardons bien : le grand acteur ne prend pas peine à regarder alentour, et, tout d'urbanité obnubilé et de rapports de forces tenaillé, oublie de s'attarder. Il a parfois la sacralité de la terre à la bouche comme pour mieux invoquer le patriotisme ou les valeurs morales mais il prend rarement le temps de s'asseoir, de la saisir entre ses paumes et d'en mesurer la si fragile puissance. Le philosophe a beau nous rappeler de cultiver notre jardin, il ne s'y consacre qu'une fois les vents contraires l'y contraignant. Nous avons décidément des rapports difficiles avec le monde. Ce n'est pas tant, comme on le répète si souvent, que nous en voulussions devenir comme maîtres et possesseurs. Pas seulement en tout cas. C'est que nous oublions en être. L'autre sens que nous pourrions donner au weltlos d'Arendt : la forme élémentaire en tout cas, vulgaire et désastreuse que prend notre démesure.

La forêt, l'arbre ici que l'on regarde et dont on se hasarde parfois à effleurer la rugosité du tronc ; ce lent chemin que l'on arpente - pour prendre l'air croit-on, ou se maintenir en forme - sont revanche de la vieillesse et de l'échec. Si souvent. Trop souvent. La victoire enfin de la lenteur. La trace infiniment douloureuse parfois, triste en tout cas de notre irrésistible retrait.

 

 

Il suffit parfois d'un seul, frêlement accompagné, pour embellir toute une place ; d'un tronc cisaillé, sans doute à bon escient, pour signaler la plus cruelle des absences. Même en ville, il fait de la résistance et nous rappelle à nous-mêmes.

La sortie du confinement m'avait frappé pour la protubérance d'une verdure que plus rien ne semblait pouvoir assagir et, même coïncidant avec le printemps, semblait plutôt souligner combien en réalité le monde se portait mieux de notre retrait que de notre présence obstinée. Moi que hantent les églises et les cathédrales, je me mis à traquer les arbres et à me désoler même quand on en aura abattu un - sans doute pour de bons motifs ; sans pour autant que cela n'eût atténué en rien la tristesse qui m'envahit alors.

Comment ne pas me souvenir de ce vieil homme arpentant avec méthodique minutie les allées du jardin de l'Observatoire, jour après jour ; matinée après matinée. Cet homme, c'était mon père et ce quartier, celui de son enfance où il avait désiré revenir finir ses jours. La promenade hygiénique lui était un prétexte : il s'agissait de bien autre chose … peut-être simplement de refermer, apaisé, un cycle qui avait débuté dans l'horreur. Je l'ai toujours connu s'asseoir longuement sur un banc : je ne suis pas certain qu'il regardât toujours le paysage ; ses yeux portaient bien ailleurs moins en lui-même, ses souvenirs ou son histoire, mais en quête du plus infime bruissement de l'être.

Ma mère n'aimait pas cette photo : elle me le dit immédiatement. Elle aurait bien aimé, je crois, que je l'efface. On dirait qu'il s'en va ! Oui, il s'en allait ; non pas résigné mais quiet. A jamais cette paix garde pour moi les couleurs de l'automne.

Il n'est pas un jour où ne me revienne cet adage : ah si jeunesse savait ; si vieillesse pouvait ! Il suggère l'essentiel de l'exigence morale. Il ne dit pourtant pas tout : sans doute avec l'âge découvre-t-on quelques évidences qui nous auraient évité bien des errements si nous avions pu alors les admettre ou seulement les reconnaître. Mais il n'est pas tout à fait exact que la vieillesse se désire encore écartelée par le pouvoir et l'action. Elle se reconnaît précisément de s'en éloigner insensiblement.

En celui-ci déjà totalement dénudé à qui ne restent plus que l'envergure d'une voilure déchiquetée, ou en ceux-ci qui paradent encore de leur charmante rousseur, je vois identiquement un cycle qui se clôt. Tout me crie la fin : pas même encore la mienne, qui m'inquiète bien un peu mais ne m'effraie pas ; celle d'un monde en tout cas qui ne sera plus jamais comme avant.

Je n'éprouverais aucune joie à lui survivre tel le vieillard de la fable, surpris par une jeunesse de planter encore à son âge avancé qui survivra pourtant aux trois audacieux. Celui-là, au reste, fut le seul à les pleurer. Telle est pourtant la morale de la fable que notre terme n'est jamais écrit dans le marbre ; certes.

Que c'est exister de s'entêter, encore et toujours à planter ; à ensemencer. Que c'est exister que de ne renoncer jamais. Que cet arbre qui s'élance ou ces plants que l'on fiche en terre sont loin d'être des ornements. Ils sont le monde et notre rapport au monde.

Je sais désormais pourquoi tant mundus que κόσμος signifient à la fois ordre, monde et ornement des femmes.

Nous aurions pu être l'ornement du monde …

Je comprends mieux pourquoi dans la Genèse, Dieu confie à Adam le soin de nommer bestiaux, oiseaux et bêtes au même titre qu’Épiméthée se fut chargé d'attribuer qualités et défauts à chacun. Ce qui nous lie au monde est boucle infinie : puisque le monde nous constitue au moins autant que nous l'ordonnons.

L'arbre en est signe au moins autant que récit : de ce que nous sommes et ne parvenons pas être.

Il est au début de l'histoire. Mais à la fin aussi.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 


 


 

 1)

Car tu n’as rien deviné de la joie si tu crois que l’arbre lui-même vit pour l’arbre qu’il est, enfermé dans sa gaine. Il est source de graines ailées et se transforme et s’embellit de génération en génération. Il marche, non à ta façon, mais comme un incendie au gré des vents. Tu plantes un cèdre sur la montagne et voilà ta forêt qui lentement, au long des siècles, déambule. Que croirait l’arbre de soi-même ? Il se croirait racines, tronc et feuillages. cyprès en Provence VerteIl croirait se servir en plantant ses racines, mais il n’est que voie et passage. La terre à travers lui se marie au miel du soleil, pousse des bourgeons, ouvre des fleurs, compose des graines, et la graine emporte la vie, comme un feu préparé mais invisible encore. (…) Et de même une fois encore du germe neuf qui pousse sa tige têtue entre les pierres. (…) Moi, je ne connais rien qu’ascension de la terre dans le soleil … St Exupéry Citadelle

 Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse, au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement, ô laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois.  Tu accompagneras les généraux du Latium, quand une voix joyeuse chantera leur triomphe, quand le Capitole verra leurs longs cortèges. Tu te dresseras aussi, gardien fidèle, à l'entrée du palais d'Auguste, protégeant le portail orné en son milieu d'une couronne de chêne. De même que ma tête reste jeune avec sa chevelure intacte,  toi aussi, laurier, porte comme un honneur un feuillage toujours vert. » Péan en avait terminé ; le laurier approuva de ses branches à peine formées et on le vit agiter sa cime comme un signe de tête. Ovide Métamorphoses

Ce poème de Prévert

cet extrait de Proust

ce poème de Valery

ce texte de Péguy

ou bien entendu de La Fontaine

Le chêne et le roseau

Le vieillard et les trois jeunes hommes

L'écolier le pédant et le maître d'un jardin