OVIDE, MÉTAMORPHOSES, LIVRE I vers 416-567

 

 

 

 

Spontanément la terre engendra d'autres animaux de formes diverses,

lorsque l'humidité ancienne se fut évaporée sous le feu du soleil,

lorsque sous l'effet de la chaleur la fange et les marais humides

se gonflèrent et lorsque les semences fécondes des choses,nourries dans le sol vivifiant, comme dans le sein d'une mère,

eurent grandi et pris avec le temps un certain aspect.

Ainsi, quand le Nil aux sept bouches a quitté

les champs détrempés et rendu ses flots à leur ancien lit,

quand le limon récent est devenu brûlant sous l'astre céleste,
 les cultivateurs découvrent une foule d'animaux en retournant la terre ;

certains, à peine ébauchés, leur apparaissent dès leur naissance ;

d'autres, inachevés, sont privés d'une partie de leurs organes ;

souvent, dans le même corps, une partie est vivante,

tandis que l'autre reste toujours de la terre informe.
 En effet, dès qu'humidité et chaleur se sont mélangées,

il y a conception : tout naît de ces deux éléments,

et bien que feu et eau soient ennemis, la chaleur humide crée tout,

et la concorde en désaccord avec elle-même est apte à procréer.

Ainsi donc, lorsque la terre fangeuse, suite au récent déluge,
 redevint brûlante sous l'intense chaleur du soleil rayonnant de l'éther,

elle produisit d'innombrables espèces : tantôt, elle leur rendit

leur figure première, tantôt elle créa des monstres nouveaux.


Sans le vouloir, en vérité, la Terre pourtant te procréa aussi alors,

énorme Python, ô serpent inconnu, terreur pour ces jeunes peuples,
 tant était vaste l'espace que tu occupais sur la montagne.

Le dieu archer, qui jamais auparavant n'avait usé de telles armes,

si ce n'est contre les daims et les chevreuils en fuite,

vida presque son carquois, accabla le monstre de mille traits

et le tua : un noir venin s'écoula de ses blessures.
 Et pour que le souvenir de son acte ne disparût pas avec le temps,

il institua des Jeux sacrés, des concours très fréquentés,

appelés Pythiques, du nom du serpent qu'il avait terrassé.

Là, les jeunes vainqueurs, à la lutte, à la course ou en char,

étaient honorés d'une couronne de feuilles de chêne ;
 le laurier n'existait pas encore, et Phébus ceignait ses belles tempes

et sa longue chevelure de feuillages d'arbres de toutes sortes.

Le premier amour de Phébus fut Daphné, fille de Pénée,

amour qu'inspira non  un sort aveugle, mais la colère du cruel Cupidon.

Le dieu de Délos, fier de sa récente victoire sur le serpent,
 avait vu Cupidon tendre et resserrer les cordes de son arc :

« Que fais-tu, enfant délicat, avec ces armes puissantes ? » avait-il dit ;

« Cette charge convient à mes épaules, à moi qui suis capable

de frapper à coup sûr une bête féroce ou un ennemi ;

je viens en effet de percer d'innombrables traits l'énorme Python
 dont le ventre venimeux pressait sur d'innombrables arpents.

Toi, borne-toi à provoquer avec ta torche je ne sais quels amours

et ne tire pas à toi des éloges qui me reviennent. »

Le fils de Vénus lui répond : « Ton arc a beau tout transpercer, Phébus,

mais le mien peut te transpercer, toi ; autant que tous les vivants
 le cèdent à un dieu, ainsi en gloire moi je l'emporte sur toi. »

Il dit et, fendant l'air du battement de ses ailes,

se posa sans tarder sur la cime ombragée du Parnasse.

De son carquois empli de flèches, il tira deux traits

aux effets opposés, l'un chassant l'amour, l'autre le faisant naître.
 Celui qui le fait naître est doré, muni d'une pointe acérée et brillante ;

celui qui le chasse est émoussé et cache du plomb sous son roseau.

C'est le premier que le dieu lança sur la nymphe, fille de Pénée ;

mais, avec l'autre, il blessa Apollon, perçant ses os jusqu'à la moëlle.

Lui aussitôt se met à aimer ; elle, elle fuit jusqu'au nom d'amante.
 Retirée dans les cachettes des forêts, en émule de la vierge Phébé,

elle aimait se parer de peaux de bêtes sauvages ;

un bandeau retenait ses cheveux décoiffés.

Bien des prétendants l'ont courtisée ; mais, sourde à leurs prières,

ne supportant pas de connaître un époux, elle parcourt les bois profonds,
 et ne se soucie ni d'Hymen, ni d'Amour, ni d'union conjugale.

Souvent son père lui dit : « Ma fille, tu dois me donner un gendre ».

Souvent son père lui dit : « Mon enfant, tu me dois des petits-enfants ».

Elle, qui détestait les torches nuptiales comme une infâmie,

avait senti son beau visage rougir de honte, et, caressante,
 posant ses bras autour du cou de son père, elle lui dit :

« Accorde-moi, père très aimé, de jouir à jamais de ma virginité ;

Diane, autrefois, a obtenu cette faveur de son père. »

Pénée cède, bien sûr ; mais ton charme, Daphné, interdit

la réalisation de ton souhait et ta beauté fait obstacle à ton voeu.
 Phébus aime et désire s'unir à Daphné qu'il a aperçue,

il espère ce qu'il désire, abusé par ses propres oracles.

Comme les chaumes légers brûlent, une fois les épis coupés,

comme une haie s'embrase sous le feu qu'un voyageur par mégarde

a allumé trop près d'elle ou qu'il a abandonné au lever du jour,
 ainsi le dieu s'est enflammé ; totalement embrasé,

il espère et entretient dans son coeur un amour stérile.

Il regarde les cheveux sans apprêts flottants sur la nuque de Daphné

et dit : « Que serait-ce, s'ils étaient coiffés ! » Il voit ses yeux

étinceler, semblables à des astres, il voit sa bouche mignonne,
 mais voir ne lui suffit pas ; il louange ses doigts, ses mains,

ses poignets et ses bras plus qu'à moitié dénudés ;

ce qui est caché, il l'idéalise. Elle s'enfuit, plus rapide que le vent léger,

et ne s'arrête pas malgré les appels de son amoureux :

« Nymphe, fille de Pénée, je t'en prie, reste ; ce n'est pas un ennemi
 qui te poursuit. Nymphe, attends. Ainsi l'agnelle fuit le loup,

la biche le lion, ainsi les colombes, d'une aile tremblante, fuient l'aigle ;

chacune a son ennemi. Moi, je te suis par amour. Ô malheur !

Ne tombe pas tête en avant, que les ronces ne griffent pas des jambes

qui ne méritent pas ce sort, je ne veux pas te causer de douleur.
 Les endroits où tu passes sont difficiles ; cours moins vite,

je t'en prie, refrène ta fuite ; moi-même, je suivrai plus lentement.

Sache pourtant qui tu as séduit ; je ne suis ni un montagnard

ni un berger, ni un vulgaire gardien de bétail et de moutons.

Inconsciente, tu ignores, tu ignores qui tu fuis, et c'est pourquoi
  tu me fuis. J'ai pour me servir le pays de Delphes,

Claros et Ténédos, et le palais royal de Patara ;

Jupiter est mon père ; je révèle avenir, passé et présent ;

je fais s'accorder les poèmes aux sons de la lyre.

Certes, ma flèche est sûre ; il en est une pourtant plus sûre encore,
 

celle qui a blessé mon coeur resté indemme jusqu'ici.

Je suis l'inventeur de la médecine et, dans le monde entier,

je suis réputé secourable ; je possède la maîtrise des plantes.

Hélas pour moi, puisqu'aucune herbe ne guérit l'amour,

mon art, utile à tous, est inutile à son maître. »
 Il allait parler encore mais, dans une course éperdue

la fille de Pénée a fui et l'a planté là, lui et ses paroles inachevées.

À ce moment aussi, elle lui parut belle ; les vents la dénudaient

et, soufflant de face, agitaient les vêtements qui leur résistaient,

tandis qu'une brise légère gonflait ses cheveux rejetés en arrière.
 La fuite accentuait encore sa beauté. Mais le jeune dieu, en fait,

ne supporte pas de se perdre plus longtemps en propos caressants ;

inspiré par son amour même, d'un pas vif, il suit la nymphe à la trace.

Ainsi, quand un chien gaulois a vu un lièvre dans un champ dégagé,

les deux courent, l'un pour saisir sa proie, l'autre pour assurer son salut ;
 le premier, sur le point de toucher le lièvre, croit déjà le tenir,

et, museau tendu , il serre de près ses traces ;

le lièvre, ne sachant s'il va être pris, s'arrache aux crocs

et échappe à la gueule qui le frôle. Ainsi le dieu et la vierge, poussés,

l'un par l'espoir, l'autre par la crainte, accélèrent l'allure.
 Lui cependant, porté par les ailes de l'amour, continue sa poursuite ;

plus rapide, il renonce au repos, talonne le dos de la fugitive,

et de son haleine effleure les cheveux épars sur sa nuque.

Elle est à bout de forces, livide, et, dans sa fuite éperdue,

vaincue par l'effort, elle dit en regardant les eaux du Pénée :
 « Ô père, aide-moi, si vous les fleuves, avez un pouvoir divin ;

[...]

en me transformant, détruis la beauté qui m'a faite trop séduisante. »

La prière à peine finie, une lourde torpeur saisit ses membres,

sa poitrine délicate s'entoure d'une écorce ténue,
 ses cheveux deviennent feuillage, ses bras des branches,

des racines immobiles collent au sol son pied, naguère si agile,

une cime d'arbre lui sert de tête ; ne subsiste que son seul éclat.

Phébus l'aime toujours et, lorsqu'il pose la main sur son tronc,

il sent encore battre un coeur sous une nouvelle écorce ;
 serrant dans ses bras les branches, comme des membres,

il couvre le bois de baisers ; mais le bois refuse les baisers.

Le dieu lui dit : « Eh bien, puisque tu ne peux être mon épouse,

au moins tu seras mon arbre ; toujours, tu serviras d'ornement,

ô laurier, à mes cheveux, à mes cithares, à mes carquois.
 Tu accompagneras les généraux du Latium, quand une voix joyeuse

chantera leur triomphe, quand le Capitole verra leurs longs cortèges.

Tu te dresseras aussi, gardien fidèle, à l'entrée du palais d'Auguste,

protégeant le portail orné en son milieu d'une couronne de chêne.

De même que ma tête reste jeune avec sa chevelure intacte,
 toi aussi, laurier, porte comme un honneur un feuillage toujours vert. »

Péan en avait terminé ; le laurier approuva de ses branches

à peine formées et on le vit agiter sa cime comme un signe de tête.