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Feu, flamme

Je fréquente souvent les églises (à moins que je n'y traîne ?) : ce qui m'aurait parut bien insolite il y a quelques années à peine. J'ai trop de respect pour la foi des autres : je craignais de pourfendre une intimité ou de profaner en y jouant le touriste. J'ai appris à m'y faire discret ; à n'y pénétrer qu'en dehors des heures de messes ; à avancer à pas feutrés et m'assurer que d'y prendre photo ne troublerait ni la méditation de l'un ni la prière de l'autre.

A mesure j'y aurai trouvé autre chose, que j'ai du mal à nommer, quelque chose comme un tremblement, de ceux qui bousculent l'âme parfois si légèrement qu'elle s'en aperçoit à peine ou seulement après coup, lorsqu'elle se recueille. Quel étrange mot que ce recueillement qui laisse à penser qu'on y tenterait de rassembler ces esquilles éparses de soi qu'on eût égarées dans le brouhaha ordinaire. Mais n'est-ce pas effectivement de ceci dont il s'agit finalement ? N'est-ce pas pour cela même que la place publique messied à la prière et que la foule toujours outrage la pensée.

Il faut dire que j'y entre quand souvent il n'y a personne ou bien une femme ici à genoux priant devant la Vierge, ou là-bas un jeune-homme, comme égaré en sa prière, dans les recoins d'une chapelle à peine éclairée. Car c'est bien ici le paradoxe de cette religion en crise et de ces églises désertées par uniquement pour raison de crise sanitaire : ne s'y rencontrent que vieilles dames et jeunes gens. Comme si la foi n'était plus affaire que d'adolescent inquiet ou de vieillard au bord du gouffre.

Il y a là un calme que je trouve même si le lieu n'est pas encombré de siècles, d'œuvres et de couleurs insensées ou que l'église, trop récente, n'est pas encore enduite de cette si étrange patine de l'angoisse humaine. Un calme dont j'ai besoin ; de plus en plus ; à mesure peut-être de la mise à l'écart des moteurs ronflants, freins crissants et des autoradios tonitruants à quoi les confinements m'ont invité ; à mesure d'une lenteur qui désapprend désormais de s'accompagner même de musique.

Un calme que je trouve ici, dans cette flamme pourtant bien ordinaire d'une bougie tellement banale. Lui préférerait-on, en lieu et place un artefact électrique, même bien imité, comme je l'ai vu faire en une autre église que la magie en fût rompue.

Bien sûr, la bougie évoquera toujours pour ceux de ma génération, ces sapins de Noël gigantesques, en tout cas pour les petits que nous étions, ornés de bougies que nos pères allumaient au soir du réveillon rehaussant l'air de cette senteur chaude et frémissante d'épines et de couleurs presque inquiétantes à force de trembloter. Ici aussi la raison électrique eut gain de cause non sans pertinence, certes, mais sans plus de mystère.

Le raisonnable, décidément, engourdit et gèle jusqu'à l'âme.

Mais la bougie c'est bien autre chose : celle avec laquelle on s'éclairait, si mal, autrefois, à la lueur chancelante de qui nos grand-parents apprirent à lire et écrire, vaille que vaille offrant à la connaissance s'éveillant ce halo qui l'érigeait en miracle.

Mais, par delà le cierge de la prière, il y a cette flamme, cette lumière, qui dans notre langue désigne tout aussi bien le sentiment amoureux, la raison, le divin, et nous renvoie d'un même tenant, à ces âges reculés où savoir la dominer faisait de vous un roi, à toute notre histoire où d'avoir su la dominer nous inventâmes de quoi cuire nos aliments, transformer la matière et construire jusqu'à des machines qui agiraient en nos lieu et place.

De la matière la plus épaisse au divin éblouissant, je lis nos hésitations les plus franches et si cruellement répétées dans ce dégradé où le bleu semble porter ce dégrader d'orangé qui à son tour préfigure le jaune presque aveuglant.

Nous ne regardons jamais assez les flammes ; pourtant l'infinie variété de l'être s'y déploie et joue. Les sciences auront beau se disputer entre onde et corpuscule pour dire cette lumière ou justifier ce concerto de couleurs où le plus fluet des violons parvient néanmoins à couvrir la menace rauque des basses, elles passeront désespérément à côté ; demeureront aveugles devant ce déploiement à la fois fragile mais irrésistible nonobstant.

A la limite du feu et de la lumière ; entre πῦρ d'où nous formons les termes pyrotechniques mais tout simplement feu - comme l'allemand Feuer ou l'anglais fire - terme qui engage aussi bien le bûcher, le foyer, le sacrifice et donc autant la destruction que la vie, la passion que la guerre d'une part ; et, d'autre part φωτoς d'où nous avons tiré photographie, cette lumière sans quoi tout serait gris mais qui ne se donne que couplée toujours à cette part d'ombre qui la révèle mais la rend surtout soutenable … oui dans cette petite langue chancelante il y a tout.

L'occasion d'autant de rêveries que de poésie ; de métaphysique que de prières.

Devant la lueur d'une bougie, toujours renaît l'enfant qui rêve et s'émerveille. S'émeut et … grandit.

Certes l'énergie n'est jamais très loin : on y entend l'ἔργον qui dit l'acte, le travail, l'ouvrage tout ce qui signifie ce passage à l'acte par opposition à dynamique. Oui, mais justement la flamme n'est pas acte mais passage. Quelque chose comme un gué qu'il faudra bien franchir mais où l'on se pourrait tout aussi bien maintenir tant, souvent l'action est l'inverse de ce qu'elle prétend qui d'efficace, de production ou de rentable rétrécit nos chemins et asservit nos âmes ; qui de passion échevelée nous fait prendre pour lumière ce qui n'est déjà plus qu'ombre projetée. Je sais pourquoi la prière se doit à l'intime et au secret (Mt, 6,6 ) : elle est, entre demande et remerciement, entre pensée et acte, ce répit que l'on s'accorde pour ne pas se perdre ; où l'on tente d'éparpiller ce qui vous perturbe ou égare et rassembler de soi ce qui le peut encore.

Ce temps qui est respiration, entre intime et extrême, c'est celui qu'appellent Shabbat ou Jour du Seigneur, veut nous arracher, même provisoirement, au tourbillon des affairements ordinaires et nous rappeler, quitte tant nous sommes sourds, à nous lasser de le répéter ainsi, à nous rappeler, oui, à nos engagements de jeunesse, au regard de l'enfant que nous étions. Seul moment de paix reconquise que nous devrions nous ménager faute d'arriver sur l'autre rive, épuisés, éperdus ; appauvris de nous-mêmes.

Entre le moment où nous cessons d'insuffler l'air et celui où nous nous apprêtons d'expirer, un interstice immense, une orée presque infinie où à balance égale de ce qui se prend et de ce qui se donne, à l'intersection même, sur cette ligne où périodiquement nous risquons la pesanteur et presque symétriquement déméritons de la grâce, l"horizon où nous retenons notre souffle : là à cet instant, air et feu se joignent et offrent ce souffle qui est esprit.

Cet instant est là qui tremble ; il est ce miracle où le temps se fait espace.

Cette flamme qui sagement mais imperturbablement virevolte.