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Enfances

Ce n'est assurément pas la première fois que je rencontre Brassaï ni que j'utilise cette photo. Comprendre pourquoi elle nous touche.

Deux enfants assis sur la margelle de la devanture de ce qui apparaît être une mercerie. Les deux enfants se regardent, tête inclinée tous les deux dans ce geste si caractéristique de l'émotion. Reflété dans la vitre, un homme, béret sur la tête, passe et regarde les enfants : son image est inévitablement floue, ainsi que ce qui se trouve en devanture empêchant de savoir exactement de quel magasin il s'agit.

La photo est prise en très légère plongée comme pour souligner que ce regard est bien un regard d'adulte sur des enfants.

Il est aisé d'attendrir avec des enfants parce qu'ils ont cette vertu d'incarner à la fois notre passé et notre futur ; ce talent incroyable de nous émouvoir non tant pour leur faiblesse ou fragilité, non plus la gaucherie encore palpable de leurs gestes, mais pour cette candeur que nous leur prêtons qui n'a rien à voir avec la naïveté mais tout avec l'innocence.

Tout le monde regarde les enfants mais eux ne regardent qu'eux-mêmes. Au reste, tout ce qui n'est pas eux est flou. Compte pour si peu ! Tout ce qui relève du monde normal, adulte, leur passe littéralement au dessus de la tête.

La seule ligne horizontale c'est celle de leurs regards qui se croisent. Entre les deux, rien ! ou peut-être un miroir invisible qui les distingue comme le positif et le négatif d'une photographie. Vous cherchez à savoir ce que Platon entendait par cet alter ego dont à l'origine nous aurions été séparés : inutile … les voici. Elle en vêture claire, lui sombre ; elle blonde, lui brun c'est à peu près tout ce qui les distingue. Pour le reste, des têtes identiquement penchées, on l'a dit, des jambes semblablement croisées, des mains nouées comme pour s'empêcher de les tendre.

L'émotion vient assurément de ceci : voici amour - le mot serait trop fort ? on écrira amourette enfantine - qu'on ne peut concevoir que pure où les turpitudes de la chair n'ont pas encore droit de cité ni donc aucune culpabilité ; où c'est l'autre qui est appelé et non un vulgaire intérêt qu'il représenterait ; où l'autre est un visage : est-il meilleure illustration à Lévinas ?

Je ne cesse de m'étonner de l'étonnante vivacité des mythes, récits et théories, antiques ou bibliques, littéraires ou philosophiques. Nos représentations du bonheur, de l'amour non plus que de l'enfance n'y échappent. Freud eut beau proclamer l'enfant pervers polymorphe nous n'y croyons pas vraiment. Nous avons beau connaître les déterminismes économiques; sociaux voire psychologiques nous n'en persévérons pas moins d'éduquer nos enfants comme s'il se fût agi de cire vierge qu'il n'y eût qu'à graver.

Et nous ne cessons de courir derrière une innocence perdue !

Mauriac le sait, lui qui sent son enfance remonter à mesure qu'il vieillit non comme une nostalgie mais comme une source où il n'aurait cessé de puiser.

La douceur chrétienne pénètre le destin que reflètent ces mémoires, -- mais comme toute autre douceur : comme l'enfance adorée, comme la tendresse de ma mère , comme le sommeil où je sombrais dans la barque amarrée à son lit, au cœur de la chambre où bougeaient des ombres où le feu achevait de mourir ; et j'écoutais une sirène sur le port, un sifflement de locomotive, le roulement d'un fiacre attardé. Cette éternité, je la distingue mal de la fugacité du temps. Je crains d'avoir confondu ce qui est de Dieu avec cette, part de son être, la plus attachée à l'éphémère et au.revolu.
(…)
Je devrais finir sur ce doute, sur cette angoisse qui ne m'aura jamais quitté : qu'il ne se trouve pas une once de christianisme authentique dans ces pages qui paraissent en déborder. Que faire ? J'ai été cet homme-là et non un autre. Et encore ce que j'en montre ici est-il le meilleur, le plus attendrissant.
Mais non, j'en ai dit assez et peut-être trop. Qu'importe d'ailleurs ! Que restera-t-il de ces pages après moi ? Ce qu'il reste du murmure des prairies, au soir des vacances d'autrefois, du froissement des feuillages quand régnait la lune, et que je me tenais immobile, pieds nus, sur le balcon de bois tiède encore, et que j'avais quinze ans.
Epilogue, dernières lignes

C'est au moment où, se demandant si son œuvre était assez chrétienne - mais sous sa plume cela signifie sincère -- s'il n'avait pas inopinément trahi, cédant aux attraits du temps, de la réussite, c'est à ce moment précis que lui remontent les ultimes bouffées de la tendresse maternelle aux soirs couchants ; les premières odeurs de la nuit triomphant des chaleurs entêtées qu'il adorait respirer aux soirs de son adolescence.

On dit sans doute juste en pensant qu'en chacun de nous gît une part d'ombre et nous passons le plus clair de nos jours, le plus sot de nos fiertés à enfouir nos faiblesses sous les entassements rodomonts de notre vanité. Mais il n'est pas d'ombre sans lumière. C'est même, parfois, l'ombre qui donne sa chance à la lumière. Thalès le sut qui l'expérimenta en tombant dans son puits.

L'enfance est notre part de lumière. Une étincelle qui ne rêve que de nous embraser. Quel dommage de ne plus croire possible de redevenir comme des enfants ! C'est elle pourtant qui nous fait réentendre les mélodies de notre mère ; qui nous rouvre le passage que nos affairements d'adultes avaient obstrués. Sans doute tout ceci peut-il sembler niais ! je veux bien en accepter l'augure … ou le risque. Il n'empêche que nous conservons tous en nous quelque chose comme une idée, un idéal que nous projetions de réaliser ; une promesse que nous nous étions faite - ou à l'autre.

Qu'en avons-nous fait ? Et nourrissons l'illusion qu'il n'y aurait qu'à retrouver ces mélodies ; qu'à reprendre la route où nous l'avions laissée … et effacer le temps que nous avons perdu à courir derrière l'inutile provisoire.

N'est-il pas d'admirables récits retraçant ces chemins qu'on parcourt à rebrousse habitude ?

 

Ce chemin, pourtant, c'est celui du premier émoi, presque effacé mais si pur, si blanc ; si net. C'est celui des battements du cœur de sa mère, que l'on ne cessera d'entendre et qui scandera jusqu'au rythme de sa respiration mais de ses phrases aussi. C'est celui de ces peurs antiques, consolées on ne sait comment par cette voix si tendre qui trouvait toujours les mots - mais comment faisait-elle - de ces doutes aussi quand on eût tant aimé qu'on vous toisât avec fierté mais demeurait tout penaud incapable de vanter quelque agissement qui y parviendrait. C'est celui de la vie qui émerge du fracas originel.

Innocent : j'aime assez qu'on appelle ainsi à la fois celui qui n'a commis aucun crime ni délit mais aussi celui qui, n'ayant aucune connaissance du mal, serait impropre à le reconnaître. Est-il un moment jamais où nous le fûmes ? nous aimons à le croire et lui donnons souvent le visage de l'enfance. Juste avant d'entrer dans le brouhaha du monde, de se perdre dans le télescopage imbécile des vanités, des intérêts et des passions prédatrices. Un moment où nous pouvions entreprendre, parler et même promettre sans enlaidir le monde, ni l'alourdir surtout. Freud nous a appris l'importance de la crise ; l'absolue nécessité de quitter ces terres apaisantes. Nous le crûmes et sans doute, oui, notre éducation est-elle cette exfiltration pour mieux nous faire conquérir le siècle. Mais nous demeure, comme le lointain écho d'une tendre berceuse, non pas le souvenir mais l'émotion de ces instants où sans désirs de les sentir déjà satisfaits nous approchions sans le savoir une plénitude depuis interdite à jamais. Ces instants furent, ne serait ce qu'à l'état pré-natal, et forment les contours de nos rêves, les bornes de nos Édens.

Alors, pour la première fois, des larmes, ô triomphe de l’harmonie ! mouillèrent, dit-on, les joues des Euménides. Ni la souveraine des morts, ni celui qui règne sur les mânes ne peuvent repousser sa prière. Ils appellent Eurydice. Elle était là parmi les ombres nouvelles, et d’un pas ralenti par sa blessure, elle s’avance. Il l’a retrouvée, mais c’est à une condition. Le chantre du Rhodope ne doit jeter les yeux derrière lui qu’au sortir des vallées de l’Averne : sinon la grâce est révoquée.
Ils suivent, au milieu d’un morne silence, un sentier raide, escarpé, ténébreux, noyé d’épaisses vapeurs. Ils n’étaient pas éloignés du but ; ils touchaient à la surface de la terre, lorsque, tremblant qu’elle n’échappe, inquiet, impatient de voir, Orphée tourne la tête. Soudain elle est rentraînée dans l’abîme. Il lui tend les bras, il cherche son étreinte, il veut la saisir ; elle s’évanouit, et l’infortuné n’embrasse que son ombre. C’en est fait ! elle meurt pour la seconde fois : mais elle ne se plaint pas de son époux. Et de quoi se plaindrait-elle ? Il l’aimait. Adieu ! ce fut le dernier adieu, et à peine parvint-il aux oreilles d’Orphée : déjà l’Enfer a reconquis sa proie.
Ovide

J'aime à me souvenir - autre affaire de regards - cette étonnante histoire d'Orphée allant quérir son aimée jusqu'en Enfer, manquant de peu d'y réussir ; échouant pourtant. Puis-je oublier Orphée obtenant d'aller chercher Eurydice ? Oh bien sûr, à la fin, presque à la sortie des Enfers, n'entendant plus les pas de l'aimée, il finit par se retourner … et la perd définitivement. Signe tragique de ce que tout ne retourne pas vraiment au même et que l'on ne peut tout-à-fait effacer ce qui fut dit ou fait : le passage se fraye et referme aussitôt. Que lui a-t-il dit ce jour là pour qu'elle le regarde avec une si belle joie ? quelle promesse lui a-t-il faite qu'il aura oubliée; plus que trahie; parce qu'il en est ainsi depuis la nuit des temps : l'espace efface le bruit et le temps les souvenirs et nous croyons renaître à chaque amnésie alors que nous sommes toujours déjà assez vieux pour manquer à nos serments.

Mais Orphée n'est pas n'importe qui : fils de Calliope, muse de l'éloquence et de la poésie, il est aède aux pouvoirs extraordinaires qu'il tient tant de sa mère que d'Apollon que certains considèrent comme son père. De sa lyre à neuf cordes, il parvient à envoûter tant les choses, les animaux que les dieux mais les homme bien sûr. Sa musique était si envoûtante qu'elle parvint même à couvrir le chant des Sirènes dès lors inoffensives. Il le pouvait si bien qu'il parvint à émouvoir Cerbère et jusqu'à Hadès. Il n'a pas inventé la musique mais le pouvoir qu'elle a sur les choses et les êtres de transfigurer le bruit en harmonie et, sans doute, l'inerte en vivant. Il est au reste un ardent défenseur de la vie en proscrivant tout sacrifice rituel à son retour d’Égypte. Il est la vie qui se refuse à la mort; l'œuvre qui offre sens et beauté pour mieux couvrir le brouhaha ambiant mais il est en même temps ce point d'origine au delà duquel on ne remonte pas.

Ces deux là sont comme Orphée au jour de ses épousailles : il croit beau le mode et éternel son bonheur. Le monde aurait pu s'évanouir n'était la mort, pas si accidentelle que cela d'Eurydice. Mais non, on ne revient pas en arrière ; on le croit parfois ; on l'espère et fait comme si. Las, un regard les fit ; un seul regard les défit.

Quelle promesse lui fit-il ? Nous avons tous, perdue dans le labyrinthe de notre enfance, une petite fille qui crut en nos rêves de grandeur et en nos serments d'éternité …ou le fit croire. La jeunesse ne débouche sur rien disait Mauriac, mais l'enfance est promesse infinie qui a l'éternité pour elle. Explorateur ? Pilote d'avion ? Grand industriel ? ou simplement comme papa ? puisque l'idéal commence dès les berges parentales. De quelle mystique pouvoir fut donc doté cet étrange cataclysme qui, sans ménagement nous précipita dans la tourmente des temps. Subitement nous n'étions plus éternels, n’étions plus des anges, ne portions plus aucun message et si mal l'espérance, rongés dès lors de rancœurs, de récriminations comme si le monde entier avait fomenté notre disgrâce ?

L’Amour ! il est bien connu dans les régions supérieures. L’est-il de même ici, je l’ignore : mais ici même je le crois honoré, et si la tradition de cet antique enlèvement n’est pas une fable, vous aussi, l’Amour a formé vos nœuds

C'est bien ici que l'amour a partie liée avec l'enfance qui tous deux se piquent d'éternité au point que nous persévérions de l'y scruter quand même nous la savons illusoire. C'est l'amour qu'Orphée invoque pour attendrir Hadès ajoutant que ce ne serait pas un bien grand cadeau puisque de toute manière les Enfers demeurent la destination universelle. C'est bien ceci qui me frappe et interdit vraisemblablement que cette éternité se pût parcourir à rebrousse chemin : Orphée parle pour lui, évoque sa souffrance = c'est lui qu'il tente de sauver bien plus qu'Eurydice. Plus rien d'autre ne compte ; il n'a d'yeux que pour lui-même . C'est ce même regard, indifférent à ce qui ne le nourrit pas, que se portent ces deux gamins. C'est un conte … une histoire … elle aura débuté par un il était une fois … mais quand elle se terminera sera déjà advenu le temps des adultes et l'enfance se sera enfuie.

Je ne sais assuré de quoi cette histoire est l'allégorie ; de ceci peut-être : ni les aèdes ni l'enfance ne tiennent la promesse d'éternité qu'ils nous font parfois si joliment. Mais s'il est une sépulture pour Orphée, je ne sache pas que l'enfance en eût jamais une.

Ce voeu se réalisa exactement : ils furent les gardiens du temple, tant que dura leur vie. Épuisés par les ans et leur grand âge, un jour où ils se tenaient debout devant les degrés du temple, racontant l'histoire des lieux, Baucis vit des feuilles poussant sur Philémon et le vieux Philémon vit des feuilles poussant sur Baucis. Et tandis que déjà leurs deux visages se couvraient de feuillage, tant qu'ils le purent, ils échangèrent des propos : “ Adieu, chère âme ” , dirent-ils ensemble, et pendant ce temps leurs bouches disparurent sous une branche. En ce lieu, un habitant du pays de Thynos, de nos jours encore montre deux troncs voisins, nés de ces deux corps. Voilà ce que m'ont raconté des vieillards, bien réels, qui n'avaient aucune raison de me tromper. Et j'ai même vu des guirlandes suspendues à ces branches, et j'en ai posé des nouvelles, en disant : “ Que les dieux prennent soin des dieux, et qu'on honore leurs fidèles ” Ovide

Mais il en est une autre encore - celle de Philémon et Baucis : une histoire de regards ici aussi, mais cette fois de regards qui se portent, qui portent loin au-delà. . Ces deux-là n'eurent pas assez de leurs longues vies pour épuiser leur amour - Ni le temps, ni l’hymen n’éteignirent leur flâme comme l'écrivit La Fontaine et Eux ſeuls ils compoſoient toute leur Republique - mais, pour autant, rien n'eût pu leur faire oublier leur devoir d'hospitalité, notamment quand il s'agit d'accueillir des dieux. L'histoire est connue : en dépit de leurs âge et extrême pauvreté, ils accueillirent leurs hôtes à grand frais à l'inverse des habitants de la vallée. Les dieux - Zeus et Apollon - ne laisseront pas impuni l'affront fait au devoir d'hospitalité et inonderont la vallée. Les deux vieillards obtiendront à titre de récompense d'être désormais les gardiens du temple érigé sur la place de leur antique masure et, surtout, de n'être jamais séparés, pas même par la mort. Ainsi fut fait tant et si bien qu'un hour, alors même qu'ils accueillaient quelques visiteurs, soudain ils se firent bois : Baucis devient Tilleul, Philemon devient Chêne, indique La Fontaine.

On voit bien ici tout ce qui oppose cette histoire à celle d'Orphée. Ces deux aimables vieillards, qui ne sont rien, ni enfants de Muse ni fils de dieu, qui ne sont ni prince ni poète, mais misérables laboureurs, gens de peu, gens du peuple comme on dirait aujourd'hui, eux, à l'encontre des autres, réussissent où Orphée échoua. Comment l'expliquer sinon par cette hospitalité à laquelle ils ne dérogent pas qu'elle s'offrît à de simples voyageurs ou à des dieux. C'est cette sollicitude qui dit la générosité au moins autant que l'humilité qui leur vaut l'éternité. Le regard qu'ils se portaient l'un à l'autre n'excluait pas celui qu'il posait sur le monde. Jusqu'à éprouver quelque tristesse pour tous ceux, hommes comme bêtes, qui allaient périr sous la vengeance divine. La générosité mériterait un livre entier et point seulement une page déjà écrite. Elle est assurément vertu cardinale, commune à la tradition monothéiste et païenne : elle fut l'allée commune qu'empruntèrent Athènes et Jérusalem. Forme suprême de l'amour quand elle prend nom ἀγάπη, elle est à la fois grâce de ce qui n'attend rien en retour, seul promontoire par où s'exhausser et service quand il s'agit de la relation au divin. Ce regard est miraculeux mais par l'exorbitance de ce qu'il offre sans rien attendre de retour, peu à notre portée. C'est pour cela que cette histoire, universelle, nous émeut en même temps que notre mauvais esprit rationnel et réaliste persiste à la subodorer joliment niaise.

On aurait tort !

Ce serait oublier le second regard, celui qu'arbres devenus, chêne et tilleul, ils continuent de porter sur nous, sur le monde. Outre que l'arbre, profondément fiché dans le sol mais s'élançant vers les dieux a tout pour conforter la culture grecque qui n'eut rien tant à cœur que l'enracinement à la terre et le culte à rendre aux dieux. Voici regard inversé pour nous qui d'ordinaire regardons le monde ne serait ce que pour y occuper place plus ample ; désormais de cet arbre étrange tilleul et chêne entremêlés mais tronc unique c'est le monde qui nous regarde nous agiter vainement et oublier le culte que nous lui devons et avons délaissé. Non cette histoire n'est pas une charmante et tendre bluette ; mais le récit douloureux d'une amnésie, la nôtre, nous qui bafouons sans cesse l'éternité grandiose qui nous fit enfant ou la sempiternelle puissance de la rencontre de l'autre ; le récit tragique de notre cécité, celle qui nous fit désenchanter le monde puis l'autre et n'y saisir que des outils voraces. Pauvreté, humilité et amour, telle est bien la trilogie de cette histoire de métamorphose que conte Ovide mais ces deux vieillards pour l'éternité entrelacés ne disent rien d'autre que nos trois cruels manquements : l'enfant savait, lui, que ses rêves n'étaient que des récits pas moins fous que les légendes qu'à la veillée son grand-père lui racontait pour mieux embellir ses songes et s'il y avait de la démesure c'était celle que les Muses lui inspiraient ; il savait faire jeu de tout bois et imaginait mal qu'on pût s'acharner à posséder ce qui, de toute manière, brillerait moins que les songes.

Oui ce récit, au delà de l'éternité d'amour rêvée depuis l'enfance, dit tout simplement le service que nous devons à l'autre, au monde, aux dieux. Une allégorie du lien, simplement.

Où le retrouver ? Je ne sais pas. Dans l'innocence de ces deux-là ? dans l'affairement de celui-ci ?

C'est pourquoi, quiconque se rendra humble comme ce petit enfant sera le plus grand dans le royaume des cieux.
Matthieu 18, 4

En écoutant, pour finir, l'éventail déployé des passions et des langues humaines, haines et malheurs d'amour, politiques monotones et mensonges de force, connaissances et sciences, il s'aperçut aussi que ce langage émergent, collé au corps, épais, gluant, ruisselant, intarissable, pouvait l'empêcher d'ouïr les cris des vifs et les bruits du Monde antécédents. Il se dit : « Le sens cache ce qui le précède. Voilà pourquoi, enfant, j'hésitais à m'y résigner. Voilà pourquoi le langage ne comprendra jamais la Musique. » Voilà pourquoi, bavards et savants, sourds le plus souvent au Monde et au fleuve flambant de la vie, les adultes ne comprennent pas les enfants, les poètes, les Pythies ni les bacchanales, encore moins les sourds-muets.
Serres, Musique

Je comprends mieux désormais l'exhortation : retrouver le chemin non tant de l'innocence que de la grâce ; trouver ce point de jointure où ce qui se donne et se reçoit ne parviennent même plus à se distinguer. Je n'ignore pas que la route est barrée et que plus rien ne pourra effacer ce qui dfut bâti, détruit ; souillé. Je sais même que ce geste qui du vacarme initial et du bruit de fond sempiternellement réverbéré parvient à faire mélodie et rythme, que ce geste est miracle - non je devrais écrire plutôt grâce - fragile surtout qui s'empèse à la moindre tentation. Mais est-il d'autre voie que celle des Muses ?

Oui sans doute !

Non bien sûr !

Regarder le monde et le laisser nous regarder c'est cela ! Je ne sais s'il vaut mieux chercher le monde dans les yeux de l'autre, ou l'autre dans les recoins du monde ; ce que je sais c'est combien à l'exemple difficile de l'aède, nous n'avons d'autre recours que d'embellir, mettre de la vie. Au moins ne pas enlaidir.

Retrouver l'enfant qui enchantait le monde.