Bloc-Notes 2017
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De la générosité 2

Curieux terme que celui-ci : s'il signifie prosaïquement la disposition à donner - mais c'est loin d'être le premier sens - on entend par lui le plus souvent le souci que l'on prend des autres, la grandeur d'âme - ce pourquoi il est synonyme de magnanimité ; mais le sens premier en latin est bien plutôt bonté de la race, en parlant des animaux.γενος désigne la naissance et donc la race le genre, l'espèce ; la famille, la parenté. Et les termes qui en sont formés soulignent autant celui qui est bien né, que celui qui à une âme noble et courageuse.

Elle a donc a voir avec l'engendrement la naissance. La bête, dans le troupeau, vaut toujours deux fois : pour elle-même, et pour ses qualités qu'elle transmettra à sa descendance. Elle vaut pour elle-même, bien sûr, mais aussi pour l'onction qu'elle confère.

Un redresseur

Dans le chapitre qu'il lui concerne, Comte-Sponville la distingue à la fois de solidarité et de amour. La solidarité est un état de fait, parfois un état d'âme bien avant d'être une valeur. La générosité quant à elle qui est vertu du don, est d'abord selon lui une vertu affective, celle du don, qui confine à l'amour sans jamais se confondre avec lui.

Descartes y voyait la tension d'une volonté s'efforçant d'être libre : il est vrai que la générosité, qui est don au delà de tout intérêt, implique constance et détermination ; suppose de dépasser ce qui peut résider de passions égoïstes ; ne va pas sans grandeur d'âme - magnanimité. La générosité comme dépassement de l'étroitesse du moi et donc comme affirmation pleine de sa liberté autant que de celle de l'autre. Où; Comte-Sponville a raison de le noter épicurisme et stoïcisme se rejoignent.

Vertu éminemment positive, universellement adoubée : il faut partir de là.

Si l'on considère le jugement (ici moral) comme l'acte par lequel nous attribuons un prédicat (ici un concept moral bien/mal) à une proposition ou à une intuition sensible, alors il faut bien voir que la générosité fonctionne comme un redresseur logique universel, un commutateur. Quelque acte que l'on considère, même violent, sera considéré contradictoirement selon qu'il soit mu par la défense de ses propres intérêts, ou à l'opposé, motivé par le souci de l'autre. L'abnégation absolue n'est pas nécessaire - et sans doute est-elle illusoire - elle n'en demeure pas moins la figure - sous la forme du sacrifice - de la vertu par excellence : il n'est pas de société qui ne demande, à un moment ou à un autre, à ses membres d'encourir le risque du sacrifice suprême - celui de sa vie propre : défense des intérêts supérieurs de la Nation, ceci se nomme guerre et voici que la violence, la tuerie de crime se meut en vertu civique !

Exemple bien plus pacifique mais qui permet en même temps de comprendre où se joue le dévoiement actuel : l'esprit même du contrat social exigerait selon Roussseau que chacun se prononçât non pas en fonction de ses intérêts particuliers mais du sentiment qu'il s'est formé de l'intérêt général.

Je ne sais pas si la générosité est le fruit mûri d'une volonté, une inclination spontanée, auquel cas effectivement elle se rapproche plus de la solidarité, ou une qualité de l'âme, un tempérament à quoi j'ai difficulté à donner un sens. Mais ce dont je suis certain est à la fois que la générosité a quelque chose à voir avec l'hyperbole - le magna de magnanimité - et qu'elle ne produit ni les mêmes relations ni les mêmes cités qu'une simple organisation fût-elle arithmétique des intérêts égoïstes. Je veux bien reconnaître que les utilitaristes - Stuart Mill en tête - finirent par considérer que le souci de l'autre fût le summum du bien-être, il n'empêche qu'alors l'autre n'est qu'un moyen, le biais adopté ou accepté pour l'autre. C'est cette instrumentalisation qui dérange.

Est-ce ici injonction angélique dont nous serions incapables de réaliser ne serait ce que les prémisses ? Il est clair en tout cas que le Aime ton prochain comme toi-même, présenté comme la synthèse de tous les autres commandements, fonctionne comme une clé pour parvenir à ce dépassement de soi. Eût-il été nécessaire de l'ériger en commandement si l'élan en avait été spontané ? et d'ailleurs l'amour se commande-t-il ? Seules les actions se le peuvent. Ainsi donc, l'injonction à la générosité, qui est exhortation à en prendre décision, consiste-t-elle à tout le moins à faire comme si l'on aimait. Et signifie qu'il n'est pas suffisant de n'avoir souci que de ses proches, de ceux que l'on aime, mais qu'il est nécessaire, effort énorme, d'en avoir pour tous les autres, pour l'autre en tant qu'il est homme.

Voici l'endroit exact où se niche le redresseur : l'action sera-t-elle exclusivement mue par des motifs égoïstes, elle sera péjorativement évaluée. Sinon, elle sera un modèle. Il n'est pas dans l'acte lui-même mais dans ce qui le motive. Or, des redresseurs de ce type, susceptibles de bouleverser le sens d'un acte, d'un événement ou d'un fait, je n'en connais pas beaucoup d'autres.

Attention : ce n'est pas seulement un critère un indice voire un symptôme permettant de départager actes mauvais et bon ; pas seulement une règle permettant de juger - effectivement, en grec, critère a la même origine que crise signifiant tamis, sas, jugement - un indice au reste difficilement saisissable en ce que chacun peut toujours arguer de la pureté de ses intentions sans que ceci soit en rien vérifiable. Non ! c'est un redresseur - ce qui inverse la valeur, ce qui transforme, ce qui fait basculer dans une autre logique.

Deux textes sont nécessaires ici pour comprendre ce basculement :

Matthieu, 22, 36

Maître, quel est le plus grand commandement de la loi?
Jésus lui répondit: Tu aimeras le Seigneur, ton Dieu, de tout ton coeur, de toute ton âme, et de toute ta pensée.
C'est le premier et le plus grand commandement.
Et voici le second, qui lui est semblable: Tu aimeras ton prochain comme toi-même.
De ces deux commandements dépendent toute la loi et les prophètes.
Mt, 22, 36

Dans la scène où le Christ affronte pharisiens et sadducéens - dont les questions, provocatrices ne sont là que pour tenter de le prendre en défaut, scène, fait exceptionnel, où il ne prêche pas pour rassembler autour de lui ni répondre à une quelconque recherche spirituelle d'âmes sincères, scène en fait où il répond à la provocation, celui-ci, à la question du commandement le plus important, dit : aimer. Et il le fait deux fois, en soulignant le parallèle entre amour de Dieu et amour du prochain.

Quatre éléments méritent ici d'être soulignés qui aident à comprendre la centralité de la générosité dans la perspective chrétienne :

Jean, 21,14

C'était déjà la troisième fois que Jésus se montrait à ses disciples depuis qu'il était ressuscité des morts.
Après qu'ils eurent mangé, Jésus dit à Simon Pierre: Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu plus que ne m'aiment ceux-ci? Il lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. Jésus lui dit: Pais mes agneaux.
Il lui dit une seconde fois: Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu? Pierre lui répondit: Oui, Seigneur, tu sais que je t'aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis.
Il lui dit pour la troisième fois: Simon, fils de Jonas, m'aimes-tu? Pierre fut attristé de ce qu'il lui avait dit pour la troisième fois: M'aimes-tu? Et il lui répondit: Seigneur, tu sais toutes choses, tu sais que je t'aime. Jésus lui dit: Pais mes brebis.
En vérité, en vérité, je te le dis, quand tu étais plus jeune, tu te ceignais toi-même, et tu allais où tu voulais; mais quand tu seras vieux, tu étendras tes mains, et un autre te ceindra, et te mènera où tu ne voudras pas. 21.19 Il dit cela pour indiquer par quelle mort Pierre glorifierait Dieu. Et ayant ainsi parlé, il lui dit: Suis-moi.
Jn, 21, 14

Passage étrange que celui-ci tant pour les pièges qu'il tend à la compréhension que pour la question trois fois posée, apparemment triviale ; mais jamais véritablement sous la même forme. Voici la quasi fin du récit : la mission pastorale, évangélique du Christ est achevée - il a été crucifié - et s'il ressuscite, il n'apparaît qu'à ses disciples. On le sait, les premiers temps de l'Église mirent l'accent essentiellement sur la résurrection qui avait le double mérite non seulement de souligner le caractère exceptionnel et divin du Christ mais aussi d'effacer le scandale que pouvait représenter un dieu vaincu, faible qui eût échoué dans sa mission.

Chaque parole désormais prononcée s'adresse donc non plus urbi et orbi mais au cénacle restreint des disciples et constitue d'une certaine manière non pas tant un testament spirituel que le viatique offert aux disciples pour leur mission apostolique à venir.

Cet épisode est le troisième, selon Jean, et intervient après le Noli me tangere adressé à Marie Madeleine et le Parce que tu m'as vu, tu as cru. Heureux ceux qui n'ont pas vu, et qui ont cru ! adressé à Thomas. Sans entrer dans les indénouables controverses sur l'identité de Jean ou la date de rédaction de l’Évangile, on sait au moins qu'il occupe une place à part - mettant plus l'accent sur le message spirituel plutôt que sur la chronologie du ministère du Christ - et c'est ainsi qu'il faut l'entendre.

Scène étrange, disions nous, moins pour la répétition - d'aucuns y virent même une référence au triple reniement de Pierre et l'indication qu'en dépit de celui-ci, la confiance était intacte pour mener sa mission apostolique - que pour le sens à lui donner. Imaginer qu'un dieu eût besoin de l'amour des hommes sonne étrangement à nos oreilles d'autant que semble s'y jouer une apparence de concurrence - plus que ne m'aiment ceux-ci ! Mais à bien lire le texte grec, on observe un jeu entre deux verbes : agapao et phileo et, surtout, quelque chose qui semble ressembler à un dialogue de sourds. Les deux premières fois le Christ utilise agapao et Pierre répond phileo. Ce n'est qu'à la troisième reprise que le Christ utilisant phileo obtient une réponse conforme mais c'est ici aussi que Pierre prend ombrage de la question.

Il n'est pas très difficile d'entre les mots grecs de l'amour de faire la distinction entre éros et phileo : le désir résulte d'un manque et s'il est ainsi source de notre dynamique, il prolonge toujours ce manque originaire en ramenant tout à soi et en ne faisant de l'autre et de monde que le truchement par lequel combler ce manque, un manque à jamais frustré. Au contraire, phileo qui renvoie aussi bien à l'amour qu'à l'amitié s'excentre et se révèle une véritable puissance. Aimer d'amitié c'est plutôt aimer qu'être aimé (Aristote) et, à l'inverse même de la pénurie, du manque, de l'absence ou de la distance, c'est au contraire une puissance (Spinoza) ! Qu'ils se distinguent conceptuellement n'est pas difficile à comprendre ; que dans la réalité ils s'interpénètrent, est évident. Que dans nos histoires, le désir soit premier - et donc le manque que l'on cherche à combler - que dans nos vies nous passions - ne serait ce que dans nos attaches filiales - d'un amour qui prend à un amour qui donne, désigne assez bien combien il s'agit là d'un processus, pour ne pas écrire une ascension, pour ne pas dire une sublimation. C'est ce que les théologiens ont bien vu : de la concupiscence à la bienveillance, voici chemin qui donne un sens au commandement de l'amour puisqu'autrement il serait absurde : ni le désir ni la passion ne se commandent. Voici d'ailleurs qui pourrait donner quelque sens à la répétition de la question.

Mais quid de l'agapé ?

L’agapè est un amour créateur. L’amour divin ne s’adresse pas à ce qui est déjà en soi digne d’amour ; au contraire, il prend pour objet ce qui n’a aucune valeur en soi, et lui en donne une. L’agapè n’a rien de commun avec l’amour qui se fonde sur la constatation de la valeur de l’objet auquel il s’adresse [comme fait érôs, mais comme fait aussi philia, presque toujours]. L’agapè ne constate pas des valeurs, elle en crée. Elle aime et, par là, confère de la valeur. L’homme aimé de Dieu n’a aucune valeur en soi ; ce qui lui donne une valeur, c’est le fait que Dieu l’aime. L’agapè est un principe créateur de valeur.
Nygren

Qui apparaît comme l'hyperbole absolue dans le langage chrétien où il s'agit, évidemment non pas seulement de combler pour soi un vide ni non plus simplement de se soucier et réjouir de l'autre ; où il faut aller quérir et aimer l'étranger absolu, l'ennemi. Amour gratuit, sans intérêt, sans justification et sans attente d'une quelconque réciprocité. Qu'elle puisse apparaître au delà de nos capacités, comme une vertu transcendante dont seul Dieu serait capable ne lui ôte rien de sa puissance ni de l'idéal qu'elle représente - quelque chose comme un chemin. Que s'y joue quelque chose comme un refus de la violence et même du refus d'affirmer par tous les moyens ce conatus qui est affirmation de soi et puissance lui donne une résonance particulière où se joue gratuité absolue et donc grâce. Elle apparaît en réalité comme la valeur de la valeur, le principe absolu : quoi d'étonnant qu'on l'assimile alors au principe créateur ?

Dès lors, plutôt qu'un dialogue de sourds, peut-être vaudrait-il mieux comprendre, sous cette question répétée trois fois, combien grand est le fossé qui sépare agapé de philia qui ne cesse pourtant d'être défini comme objectif à atteindre, comme l'horizon de la vertu. Ce n'est ainsi pas la répétition qui attristerait Pierre mais la question elle-même ne portant plus que sur philia.

Entre les deux, un saut qualitatif et non quantitatif, même si philia prédispose déjà à se soucier de l'autre et de l'avenir- brebis et agneaux en témoignent. Ce saut consiste dans le dépassement de soi qui peut confiner au renoncement

Anti-utilitarisme, altruisme ou ἀγάπη ?

Quand je parlerais les langues des hommes et des anges, si je n'ai pas la charité, je suis un airain qui résonne, ou une cymbale qui retentit.
Et quand j'aurais le don de prophétie, la science de tous les mystères et toute la connaissance, quand j'aurais même toute la foi jusqu'à transporter des montagnes, si je n'ai pas la charité, je ne suis rien.
Et quand je distribuerais tous mes biens pour la nourriture des pauvres, quand je livrerais même mon corps pour être brûlé, si je n'ai pas la charité, cela ne me sert de rien.
La charité est patiente, elle est pleine de bonté; la charité n'est point envieuse; la charité ne se vante point, elle ne s'enfle point d'orgueil,
elle ne fait rien de malhonnête, elle ne cherche point son intérêt, elle ne s'irrite point, elle ne soupçonne point le mal,
elle ne se réjouit point de l'injustice, mais elle se réjouit de la vérité;
elle excuse tout, elle croit tout, elle espère tout, elle supporte tout.
La charité ne périt jamais. Les prophéties prendront fin, les langues cesseront, la connaissance disparaîtra.
Car nous connaissons en partie, et nous prophétisons en partie,
mais quand ce qui est parfait sera venu, ce qui est partiel disparaîtra.
Lorsque j'étais enfant, je parlais comme un enfant, je pensais comme un enfant, je raisonnais comme un enfant; lorsque je suis devenu homme, j'ai fait disparaître ce qui était de l'enfant.
Aujourd'hui nous voyons au moyen d'un miroir, d'une manière obscure, mais alors nous verrons face à face; aujourd'hui je connais en partie, mais alors je connaîtrai comme j'ai été connu.
Maintenant donc ces trois choses demeurent: la foi, l'espérance, la charité; mais la plus grande de ces choses, c'est la charité.
1Cor, 13

Le passage qui résume le mieux la place première mais donc aussi la fonction de redresseur de l'agapé est souvent nommé hymne à la charité : c'est le chapitre 13 de la 1e lettre aux Corinthiens. Que ce passage ait un sens particulier dans une perspective chrétienne n'empêche qu'il peut être entendu par tous, une fois ôtées les scories théologiques : il n'aurait au reste pas de sens qu'un principe ne fût audible que dans l'espace particulier d'une religion - cette dernière se voulût-elle universelle.

Rien, à lire ce passage, ne tient ni ne vaut sans agapé puisque c'est bien ce terme que traduit ici charité : ni la connaissance des hommes, ni la science des mystères divins, ni même la générosité. C'est bien quelque chose qui relève de l'intention, de la volonté, quelque chose qui passe par le dépassement de soi qui confère valeur autant que puissance à ses actes autant qu'à ses pensées. On y comprend mieux pourquoi le commandement de l'amour résume l'essentiel des commandements : au delà de la proscription de la violence - qui en est la face négative - domine la prescription de l'agapé - qui en est la face créatrice.

Je devine bien les objections, inévitables, soulignant combien une telle valeur fût hors de notre portée, une vertu plus divine que résolument humaine ; que dans la réalité de nos existences bousculées par les intérêts contradictoires des uns et des autres, les circonstances plus souvent contrariantes que favorables et enfin nos désirs, tendances et passions qui nous entraînent bien au-delà de nos si fragiles velléités, s'entremêlent inextricablement les trois flexions - éros, philia et agapé - au point qu'il soit délicat de les distinguer mais que surtout le moi y cède rarement la place ; en tout cas jamais intégralement.

Je devine bien surtout ce que peut avoir de contrariant - en une époque qui mit au plus haut l'individu - la perspective de le dépasser voire de le nier. L'abnégation n'a pas bonne presse. On peut le comprendre. On n'aura jamais tort de souligner combien le il n'y a plus ni juif, ni grec … de la lettre au Galates dépasse toutes les logiques identitaires et fait émerger un moi, sinon libre en tout cas cherchant à le devenir, soumis à la loi certes mais ne s'y réduisant pas, responsable de ses actes mais aussi de ses intentions … devant son Créateur, seul. Il peut sembler contradictoire d'en même temps laisser éclore l'individu et de le vouloir sitôt dépasser.

A quoi l'on peut bien répondre ceci :

Si l'âme pouvait entièrement connaître Dieu, comme les anges le connaissent, elle ne serait jamais venue dans le corps. Si elle était capable de connaître Dieu sans le monde, le monde n'aurait jamais été créé pour elle. Le monde a été créé pour l'âme, afin que l'œil de l'Ame soit exercé et fortifié pour pouvoir supporter la lumière divine. Comme l'éclat du soleil ne tombe pas sur la terre avant d'avoir été, au préalable, atténué dans l'air et répandu sur d'autres choses, parce qu'autrement l'œil de l'homme ne pourrait la supporter, la lumière divine est d'une puissance et d'une clarté telles que l'œil de notre âme ne pourrait la supporter, si notre regard n'était pas affermi par la matière et élevé par les images, dirigé vers la lumière divine et progressivement habitué à elle.
Eckart, Sermon 32

D'où, je crois, mon agacement pour ne pas écrire ma profonde répugnance aux principes même de l'utilitarisme : d'emblée il prend le parti de la pesanteur et y patauge avec une étonnante complaisance.

La logique de l'hôte

Pourtant, l'éloge de la générosité, l'impératif moral de l'autre, la nécessité ontologique de la grâce, ne me semblent pas exclusivement ressortir de l'aire chrétienne

Le récit est connu, c'est celui de l'enlèvement des Sabines. Voici Rome qui contrefait la logique de l'hospitalité pour contourner le refus des autres cités de lui offrir l'opportunité d'alliances, la condamnant à mort. Deux espaces soudain se dessinent : l'un où s'offrent les joutes en l'honneur de Neptune équestres qui donneront un vainqueur et un vaincu sans ce que ceci ait d'importance puisqu'il s'agit d'un rituel, d'une représentation, d'un simulacre de combat pour que justement celui-ci n'ait pas lieu ; l'autre, à l'extérieur, celui du réel, brut, brutal, où quelques cohortes romaines s'emparent des femmes pendant que les hommes s'amusent. Qui, ici, est à cheval sur les deux espaces, à tous les coups gagne : que lui, importe au fond, que dans l'enceinte, les siens gagnent ou perdent puisque de toute manière les femmes seront à lui. Celui-ci, c'est, selon, Rome, Romulus ou le pouvoir. Qui, en revanche, ne joue qu'un seul espace, est soumis à la logique binaire : les femmes, elles, perdent à tous les coups ; quoiqu'il arrive. Rhéa Silva est enterrée vivante et d'elle, dont pourtant tout découle, on n'entendra plus jamais parler. Les Sabines passent de l'autorité des pères au joug d'épousailles involontaires : elles sont l'objet d'un conflit mais jamais le sujet. Véturie dit l'essentiel : de mère ou de femme romaine, quoiqu'il arrive, l'une paiera le prix de la trahison de Coriolan.

Sauf que !

« Qu’avons-nous fait ? leur dirent-elles ; et par quelle offense avons-nous mérité et les maux que nous avons déjà soufferts, et ceux que nous souffrirons encore ? Enlevées par force, et contre toute justice, par les hommes à qui nous appartenons maintenant ; longtemps négligées, après un tel outrage, par nos frères, nos pères et nos proches, nous avons eu le temps de nous attacher à ces Romains qui étaient l’objet de toute notre haine, et de former avec eux des liens si intimes, que nous sommes forcées aujourd’hui de craindre pour ceux de nos ravisseurs qui ont encore les armes à la main, et de pleurer ceux d’entre eux qui sont morts. Vous n’êtes pas venus nous venger de cette injustice pendant que nous étions encore filles, et vous venez aujourd’hui arracher des femmes à leurs maris et des mères à leurs enfants ! L’abandon et l’oubli dans lequel vous nous avez laissées alors ont été moins déplorables que les secours que vous nous donnez maintenant. Malheureuses que nous sommes ! voilà les marques de tendresse que nous avons reçues de nos ennemis ; voilà les marques de pitié que vous nous avez données. Si vous vous faites la guerre pour d’autres motifs qui nous soient inconnus, du moins devez-vous poser les armes par égard pour nous, qui vous avons unis par les titres de beaux-pères, d’aïeux et d’alliés, avec ceux que vous traitez en ennemis : mais si c’est pour nous que vous combattez, emmenez-nous avec vos gendres et vos petits-fils ; rendez-nous nos pères et nos proches, sans nous priver de nos maris et de nos enfants. Nous vous en conjurons, épargnez-nous un second esclavage. »
Plutarque, Romulus

On ne peut pas ne pas observer que sitôt que les femmes sortent de l'espace qui leur est imparti, sitôt qu'elles se mettent à parler et interviennent dans le champ du politique, subitement elles bouleversent tout : Hersilie s'interposent entre troupes sabines et romaines et les contraint, de fait, à la paix. Or, que dit-elle ? la position mitoyenne des femmes ! Leur place d'hôtesse ! M Serres avait remarqué que la polysémie du terme hôte ne valait qu'au masculin ; l'hôtesse est toujours celle qui reçoit, jamais celle qui est invitée. Indépendamment de la condition subordonnée de la femme que ceci suggère - et nous savons tous combien l'occident méditerranéen accorde peu de place aux femmes que ce soit dans sa flexion grecque ou judéo-chrétienne - il faut bien admettre que celui qui invite, volontairement ou non, est le parasité par excellence - celui qui donne mais ne reçoit pas. Toute la logique infernale de la violence mimétique est ici enrayée par cela même que Hersilie campe à l'intersection, refuse de prendre parti pour l'un ou l'autre des protagonistes mais au contraire les renvoie dos à dos pour avoir manqué tour à tour à leurs devoirs - confirmant en ceci Girard qui avait bien vu combien la guerre ne prenait pas seulement sa source dans l'identité des désirs mais aussi dans la ressemblance infernale des combattants.

Mais elle ne dit pas que cela. Elle se place du côté de la victime, de celle qui d'ordinaire se tait et soumet ; du côté du sacrifié ou, si l'on préfère, de l'hôtesse. Appelle les combattants à ne pas défendre leurs honneur et intérêts particuliers mais à prendre le parti de l'autre ; à se placer de l'autre côté.

Que les femmes, en tant que mères, soient les mieux disposées à comprendre la désastreuse spirale de la violence ne fait pas de doute ; qu'elles soient les mieux prédisposées - en tout cas éduquées pour ce faire - à dépasser leur ego en se consacrant à leurs enfants - hôtes par excellence qui les parasitent et à quoi elles consacrent leurs soins et amour au delà de toute attente - est évident d'où d'ailleurs cette glorification de la mère bien plus universel, c'est peu de l'écrire, que la glorification des femmes mais on serait tenté de dire que ceci relève au mieux de la philia ; pas nécessairement de l'agapé.

Pourtant il faut l'écouter derechef : nous vous avons unis, dit-elle !

Les grecs, tout férus qu'ils fussent de leur autochtonie, fiers de leurs origines, imbus de leur enracinement, n'ignoraient ni le monde ni l'existence nécessaire de l'autre, de l'étranger qu'ils surent même à l'occasion admirer. La relation aux xenoi était finement codifiée et l'hospitalité non seulement un devoir mais une esthétique. La tessère que l'on offrait à l'hôte pour qu'on le reconnaisse demain, lui ou ses descendants, indique assez combien l'hospitalité allait bien au delà du simple rituel social. la logique de l'hôte est logique de l'accueil. Que de ceci, on tira le symbole, ne saurait être indifférent. En somme, la logique identitaire de l'autochtonie peut bien valoir dans l'espace sacré de la cité mais elle ne dit qu'une partie de la réalité ; n'est qu'une vérité pour soi, j'allais écrire entre soi. Sur le canal de la communication, juchés au même endroit, négatifs photographiques l'un de l'autre, celui qui favorise la relation - le symbole ou le Paraclet - celui qui l'entrave, l'obstrue ou la détourne - le diable.

La nécessité pour toute société d'aller se chercher des alliances à l'extérieur, de s'unir à l'extérieur de la tribu, au moins de la famille ou de la gens, fait évidemment des femmes le protagoniste par excellence de l'union - justement pas de l'unité. De l'impératif de l'altérité.

Tout converge dans ce tableau vers cette femme, bras écartés, qui tient à équidistance, pères et maris, sabins et romains. A ses pieds, les enfants. Toutes les lignes semblent aspirées et, des forteresse, glaives et boucliers, rien ne paraît pouvoir résister à l'évidence de la logique de l'hôtesse. Sans préjuger en rien d'une quelconque théorie sur la condition féminine, ni bien sûr nier en quoi que ce soit les légitimes revendications à l'égalité, tout en admettant combien la question dite du genre est piégeuse pour ce qu'elle pourrait comporter de régression en faisant accroire une quelconque et évidemment désastreuse nature féminine, force est néanmoins de constater que dans notre histoire autant que nos rites, nos textes autant que nos modèles, la femme est toujours symbole de l'union, de la paix, de la générosité, du dépassement de soi quand l'homme, au contraire, incarne avec une évidente satisfaction, l'affirmation de la puissance, de l’ego sur-dimensionné, de la violence, en tout cas de la confrontation.

Nietzsche voyait dans le christianisme un symptôme de faiblesse, un discours de vaincu, une maladie de décadent incapable d'affronter les contradictions de l'existence et préférant se réfugier dans la sirupeuse harmonie d'un arrière-monde consolateur. Bref, un platonisme pour le peuple. Il a tort : ce n'était pas une logique de faible mais d'hôte quand lui, impuissant à se soustraire à la spirale virile de la confrontation, se condamnait à faire l'éloge de l'instinct, de la pulsion, de l'ego. Tort parce qu'il ne va pas ici de la confrontation du maître et de l'esclave.

Tort parce qu'il y va de la place de l'autre ; de l'accueil de l'autre. Non pas seulement du proche, mais de celui qui s'approche.

Alors oui ! sans doute le souci de l'autre, le soin surtout de l'autre impliquent-t-ils quelque conversion qui justifie le commandement : regarder d'ailleurs, d'une autre perspective. Adopter le point de vue de l'hôte. Nous excentrer. Que ce soit difficile, qu'en tout cas ce ne nous soit pas spontané, bien sûr, mais ceci ôte-t-il quoique ce soit à la vraisemblance de sa nécessité ?

Surtout, avons-le, ceci a quand même beaucoup plus de classe que cette sordide arithmétique des plaisirs et des intérêts. J'en suis intimement convaincu : la morale est aussi affaire d'esthétique.

 


1) Aristote, Éthique à Nicomaque, livres VIII et IX. Les citations sont extraites du livre VIII, chap. 9 et 10, 1159 a 25-34 (trad. Tricot, p. 404-405

2) Spinoza, Éthique, III, scolie de la prop. 9 et déf. 1 des affects.

3) A Nygren, Erôs et Agapè. La notion chrétienne de l'amour et ses transformations