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Prologue Approche chrétienne (Mauriac) Grâce, bonheur Du bonheur Témoignage Enfances Brassaï 1 Brassaï 2

 

Du bonheur

Je ne connais personne qui ne veuille être heureux sans être pour autant capable de mettre un contenu précis derrière ce terme au risque d'ailleurs de le confondre avec le plaisir. Pour autant est-il exact de dire que le but ultime que nous poursuivons soit le bonheur ? ce dernier n'est-il pas plutôt la forme souhaitée de nos désirs, de nos rêves, de nos projets. Il serait plus exact de dire que nul ne cherche consciemment à souffrir au point qu'il n'est pas tout-à-fait faux de penser que l'ensemble de nos désirs se distribuent autour de la recherche de plaisir et de l'évitement de la souffrance. Pour autant éviter la souffrance n'est pas un but ultime ; la recherche de plaisir, non plus. Dans les deux cas, un moyen.

Les anciens parlaient beaucoup du bonheur, le cherchant dans les plaisirs ou dans la pensée, au milieu de la cité ou à l'écart dans une quête de sagesse. Sitôt le christianisme dominant, on en parla moins comme si la félicité suprême était une affaire d'au-delà dont la miséricorde divine pouvait vous faire don mais dont aucun effort, nulle ascèse, rien de ses actes et de ses œuvres ne pouvait être la voie.

Contrairement au plaisir - ἡδονή, le terme renvoie à l'agréable, au charme, au suave que l'on éprouve ou que l'on donne - le bonheur se veut un état durable ; mais laisse surtout à entrevoir un état qui vous exclut du sort commun et vous rapproche d'un absolu qui est d'inspiration divine.

Telle est en tout cas la signification du terme grec - eudémonia, εὐδαιμονία - où l'on retrouve le préfixe eu, le bien -, mais surtout démon δαίμων qui désigne tout ce qui n'est pas humain. Le terme peut désigner aussi bien des dieux inférieurs , des mauvais esprits que des génies attachés à un homme, une cité et qui personnifie en quelque sorte son destin. Avec le christianisme le terme renverra à tout ce qui ressortit du diable.

Bonheur en français est tout aussi intéressant : si l'heur peut prendre la signification de chance ou de destin, il se rapproche lui aussi du divin par son origine - augurium, présage, interprétation des présages. Tout est dit, ici, finalement, de nos pratiques. Avant d'agir, toujours nous essayons d'anticiper les résultats de nos actions ; autrement dit d'éviter l'échec, la souffrance. Ceci porte un nom : la providence, tenter de voir par anticipation, prévoir l'avenir donc. La prudence n'est ainsi que l'état de celui qui, tempérant ses ardeurs, ne se contente pas de réagir impulsivement mais se donne les moyens de réussir. Voir pour savoir ;savoir pour prévoir ; prévoir pour agir aurait écrit A Comte. Autre manière de dire que les sciences ont dans l'histoire supplanté les augures et autres pratiques religieuses divinatoires ; autre manière de penser la fonction essentielle de la morale qui est bien celle vue par M Serres - éviter de trop souffrir ; l'un de ces moyens étant d'ajuster son action aux chances de réussite.

Si l'on suit ce que disent les mots, on comprend qu'en réalité le bonheur ne tient pas dans le fait de tout réussir ou tout obtenir de ce que l'on désire ou aurait besoin mais dans notre capacité à ajuster désirs et volontés à ce qui nous est accessible. Ce qui est le premier sens de providence : protection bienveillante ou sage gouvernement de Dieu. Rien finalement ne nous fait plus peur que l'incertitude.

D'où le sens même de l'interrogation morale qui intervient toujours quand règne l'incertitude. Dans le premier cas, elle obère dès le départ notre capacité à agir en concernant le présent. Situation qui prévaut à la naissance de Rome. Il faudra bien prendre les augures puisque rien ne permet de distinguer les deux prétendants. Le meurtre initial, tel que Tite-Live le retrace intervient, il ne faut jamais l'oublier, quand les dieux eux-mêmes se taisent en n'envoyant pas de signe clair ou que, autre interprétation, l'un des protagonistes ne joue pas le jeu, triche, n'écoute pas c'est-à-dire n'obéit pas.

Écoutons bien ce que disent les sages grecs ou latins, qu'ils soient d'ailleurs épicuriens ou stoïciens, parce que leurs choix peuvent bien être différents voire même opposés, ils se ressemblent en ceci de nous prescrire d'agir sur cela seul qui est en notre pouvoir : nos désirs. Soit en y renonçant totalement - mais qui, hormis quelques anachorètes, y serait prêt ou en serait capable ? - soit plutôt en les tempérant afin d'en demeurer maître plutôt que de les laisser dégénérer en passions qui nous aliéneraient : soit enfin en les orientant vers des objets et fins plus propices à nous donner satisfaction.

J'aime assez que la tempérance - le fait de modérer ses désirs, la sobriété - ait la même étymologie que temps, temple, ou même atome : τεμνεῖν - couper, trancher - puisqu'aussi bien le temple est cet espace du ciel que les augures déterminaient comme espace où se liraient les signes ; mais que le même terme signifie aussi mélanger parce qu'après tout c'est bien en mêlant que l'on atténue et l'un de ces liens n'est autre que le logos !

On remarquera que même le sage ne renonce pas à tout : Sénèque explique qu'il peut s'en passer, certes, mais pourquoi le ferait-il, l'objectif n'étant pas l'insensibilité mais via la sobriété, la sagesse que prodigue la liberté et donc la maîtrise de soi. Mais qu'il ne s'abandonne pas à tout, non plus. Épicure, à l'inverse, tout en affirmant que le plaisir est la finalité de tous nos actes, n'en prescrit pas moins d'aller les cueillir plutôt du côté de ce qui dure et donc pas vraiment du côté des plaisirs matériels pour ce qu'il entraînent plus de souffrances que de plaisirs.

Alors quoi ?

Faut-il, à l'instar de Kant, considérer que le bonheur relève plus de la sensation et de l'imagination pour relever en quoi que ce soit d'un discours rationnel et ce d'autant moins pour la morale qu'en réalité il cacherait plutôt égoïsme et culte de soi ? Faut-il se contenter d'espérer que demain, aux fins dernières, bonheur et vertus coïncident mais qu'en attendant le devoir prime sur tout le reste ?

J'ai surtout idée que des deux bornes, a parte ante le devoir, a parte post le bonheur, nous ayons affaire à de l'impensable. On n'a jamais rien expliqué par les finalités mais seulement par les causes. La recherche éventuelle du bonheur est largement incapable d’expliquer pourquoi nous agissons dans tel ou tel sens et pourrait parfaitement justifier des actions totalement contradictoires. Quant au devoir, ou à l'impératif catégorique, ils relèvent du principe, de l'axiome ; de ce qui explique pas de ce qui s'explique.

Etre heureux ?

Ce n'est pas tant que la philosophie n'ait rien à nous dire sur le bonheur c'est qu'elle le dit de manière telle que nous éprouvons difficulté à y relier quoi que ce soit que nous éprouverions sur le sujet.

Plusieurs points néanmoins méritent l'attention :

 

Autre manière de dire que le bonheur se trouve à l'intersection d'un insoluble dilemme. Au même titre que le plaisir est la mort du désir mais aussi de la conscience, le bonheur ne saurait être pleinement vécu que de n’être jamais accompli. Sa pleine satisfaction en tant qu'apothéose de l'ego implique l'indifférence au monde extérieur et donc la mort. Tout se passe comme si Freud avait raison : la mécanique du désir suppose qu'il ne se satisfasse jamais ; la logique du bonheur serait ainsi un combat, une lutte par définition jamais achevée. On comprend mieux la référence au divin : voici état qui ne nous est accessible que sous condition d'empesantes traverses. Seuls les dieux sont synonymes de béatitude.

Voici qui finalement retrouve ce dont tout un chacun pourrait témoigner. Le bonheur est affaire trop intime pour qu'on puisse l'analyser et s'il ne l'est néanmoins, ce ne peut être que partiellement pour la part où il échoue, c'est-à-dire où il accueille l'autre. Ce pourquoi il n'est de bonheur que lorsqu'il parvient à s'inviter à la table de l'autre.

Tout me semble se jouer, s'entendre en tout cas, dans cet échec qui vaut réussite. Sommes-nous jamais heureux ? quelquefois mais ce n'est justement pas la définition du bonheur !

Autre manière, encore, de constater que s'il est une différence entre la pensée antique et la modernité elle se situe ici : non pas sur la question du bonheur, qui n'en est qu'une conséquence, mais concerne notre rapport au monde. L'antiquité est passée avec l'hégémonie du christianisme, de l'épreuve à la tentation, de la faiblesse à la faute, de la soumission à la culpabilité mais dans les deux cas le bonheur n'eut pas d'autre sens, ne le pouvait du reste pas, que de trouver la position juste mais étroite qui permît de se soumettre à ce qui nous échappait tout en préservant le possible de notre liberté.

« On trompe les peuples de l'Europe sur ce qui se passe chez nous. On travestit vos discussions. On ne travestit point les lois fortes ; elles pénètrent tout à coup les pays étrangers comme l'éclair inextinguible. Que l'Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux, ni un oppresseur sur le territoire français; que cet exemple fructifie sur la terre ; qu'il y propage l'amour des vertus et le bonheur ! le bonheur est une idée neuve en Europe »... St Just 7 mars 1794

La modernité, surtout à partir du XVIIe - devenir comme maître et possesseur de la nature - mais surtout des Lumières crut pouvoir faire fi du monde, le dominer. A l'aide de la raison, des sciences. Et donc être heureux. Rien n'est plus édifiant à cet égard que le positivisme du XIXe ou l'incroyable démesure de la seconde moitié du XXe. Qu'on y regarde de près, il n'est sans doute pas de période qui crut plus que tout fût possible que les Trente Glorieuses ; c'est aussi la période où le monde avait disparu ou n'apparaissait que comme une ressource où puiser indéfiniment.

Autre façon de dire que monde et bonheur ne font pas bon ménage ! Que donc nous entendions ainsi le bonheur plutôt comme possession ou maîtrise que comme savoir être ou phronésis. Ici se configure sans doute notre avenir : à mesure que les périls environnementaux se feront plus évidents, à mesure ainsi du retour du monde dans notre histoire, invariablement nos espérances et ainsi notre conception du bonheur se réorganiseront.

Nous avons oscillé jusqu'à présent entre le renoncement contraint et forcé mais se voulant donner bonne figure d'un stoïcisme, élégant sans doute mais un peu forcé dans son éloge de la de la vieillesse, d'un côté, la foi un peu niaise en un progrès indéfini de l'autre ; ou enfin ce scepticisme désespéré mais brillamment macabre de l'inconvénient d'être né !

Le bonheur lui non plus n'est sans doute pas de ce monde.

Témoignage

Fus-je heureux ? Le suis-je désormais ? Comment l’écrire alors même que je demeure incapable de donner un sens à ce mot. Bien sûr, il y eut de ces moments, intenses, qui vous en simulent l’approche. Ils me semblent ne devoir être qu’épisodiques - presque par définition.

Le mot n’est pas à la hauteur de ce qu’il suggère et la définition que le dictionnaire lui affecte est décidément bien faible. Il excède de loin la seule réalisation de ses désirs et projets et semble approcher au plus près de cet équilibre toujours un peu miraculeux qui s’accomplit ou se trouve d’entre soi et le monde. Le mot le trahit où perce encore l’augure : s’y joue moins la bonne fortune que le destin, quelque chose de ce geste antique tentant de percer les mystères de l’être dans le vol des oiseaux.

J’aurai trop frayé avec la dialectique pour ne pas avoir cru longtemps que la réalisation de soi dût invariablement passer par la négation du monde et qu’il nous échût peut-être simplement d’inventer les formes les moins agressives possibles, les plus constructives souhaitables pour ce grand combat auquel nous ne saurions nous soustraire. Je sais désormais combien la dialectique parvient au mieux à déplacer les termes de la lutte et ne dissout jamais ce que la violence peut avoir de plus cruel, de plus désastreux.

Le sentiment que je pus avoir, ici et là, de bonheur - mais peut-être ne fut ce que de la joie - survinrent toujours aux moments où les objets cessaient de glisser entre mes doigts, où j’eus la sensation - l’illusion ? - qu’enfin mes efforts parvenaient à produire effet pas trop éloigné de mes intentions ou aspirations. Je les ai perçus comme des moments de puissance entendue non comme pouvoir ou maîtrise mais comme harmonie : je le réalise en l’écrivant, et suis tenté de l’interpréter comme une névrose - comment faire autrement ? - je ne me suis jamais perçu autrement que comme un intrus dans un monde dont je soupçonnais qu’il n’était pas fait pour moi, où, en tout cas, je ne me suis jamais senti à l’aise.

On trouve, ici et là, des définitions qui font du bonheur un intermédiaire d’entre la joie qui ne serait que plaisir passager et la béatitude qui confine à l’état de grâce et participe de cette profonde communion avec ce qui est - avec l’être. Sans doute y a-t-il dans la joie quelque chose de fugace, certes, mais d’intense, qui dépasse de loin les plaisirs matériels et sensibles : Spinoza n’a pas tort d’y voir le passage vers un état de plus grande perfection. Il faut y voir quelque chose de cette augmentation que suggère augere, par laquelle nous nous faisons - ou nous croyons tout au moins - auteurs de nos actes et donc celui qui augmente et s’augmente lui-même. Le dictionnaire, parfois, rejoint la vie : c’est exactement, le sentiment que j’en ai. Ces moments, intenses, éprouvés à chaque fois que ma main se fit moins malhabile, où je crus parvenir à saisir les choses, à produire quelque effet sur les choses ou les êtres, où un lien s’établit d’avec l’autre ou le monde - lien que la raison entend comme causalité mais où je sais qu’il ne s’agit de rien d’autre que de ce geste antique du tisserand par quoi l’être est et s’accomplit.

On se trompe en y voulant considérer une quelconque quête d’éternité ou une tendance presque instinctive à laisser des traces - ce qui d’ailleurs revient au même. Ce serait encore tout renvoyer à soi quand ceci engage bien plutôt notre rapport au monde. Nous n’avons jamais ignoré devoir bientôt disparaître et je n’imagine pas qu’on puisse être à ce point sot ou vaniteux pour se croire à ce point exceptionnel qu’une quelconque de nos réalisation, qu’un quelconque de nos actes bouleversât à ce point l’histoire de l’humanité qu’il faille à jamais le commémorer. Croit-on vraiment qu’on n’écrive que pour que demain quelqu’un se souvînt de vous et vous permît d’échapper à la mort 1? qu’on n’enfante que pour le souvenir que ses descendants perpétueront de soi ? qu’on ne cherche le pouvoir que pour la vanité d’une rue, d’une place ou d’un monument qui portât son nom ?
Je crois que s’y niche de la métaphysique bien plutôt. Qui quêterait la fortune ou la gloire aurait mieux à réussir qu’en politique où les écueils sont nombreux et l’ingratitude la loi ! Qui chercherait le pouvoir ne saurait le trouver ni dans l’oeuvre - qui toujours vous échappe - ni dans l’enfant qui toujours s’enfuit et parfois vous renie. On n’expliquera jamais par des désirs ordinaires ni la mégalomanie du politique, ni la tension de l’artiste, ni même ce besoin soudain irrépressible de l’enfant.

J’en reste convaincu.

Quelque chose en nous crie, que nous pouvons faire mine d’ignorer ou d’étouffer mais qui néanmoins nous anime, que je répugne à nommer conscience mais qui doit bien un peu ressembler à ce que Socrate nommait son démon, une voix qui susurre l’insidieuse question Homme qu’as-tu fait de ton talent ? Je n’ai, en tout cas, jamais cessé de l’entendre.

Mais justement ! nos actes répondent assurément à deux pulsions convergentes : éviter la souffrance ; rechercher le plaisir. Elles expliquent sans conteste la plupart de nos comportements et de nos choix qui nous font pratiquer une manière d’arithmétique des plaisirs. Si la quête de plaisir ou d’agrément explique assez bien nos amours, nos amitiés et nos petites pratiques culturelles, que c’est le plus souvent l’évitement d’une souffrance plus grande encore qui nous fait travailler, croire choisir tel ou tel métier plutôt qu’un autre, respecter loi, règlements et convenances sociales, voire pousser l’audace jusqu’à rêver d’un métier qui fût autant rémunérateur que passionnant, elles rendent malaisément compte de ce que je crois être des actes métaphysiques. La balance rarement convaincante des plaisirs, des contraintes dit si mal l’entêtement à faire oeuvre esthétique, l’acharnement au pouvoir ou le désir d’enfant. Elle esquisse certes nos actes ordinaires mais pas ceux-ci.

Je n’ai jamais été convaincu ni par les préceptes stoïciens ni par les conseils d’un Épicure qui me semblèrent toujours devoir aboutir à la même conclusion : renoncer au provisoire et ne se vouer qu’à se qui est permanent. Que l’on entende ceci comme renoncement ou comme accomplissement, identiquement il s’y sera agi de refouler dans une même catégorie honnie l’instant, le fugace, l’apparence : tout s’y ramène à un incroyable éloge d’une sortie de la caverne comme si vivre n’était finalement que n’y pas vivre. On y retrouve sans doute les traces ultimes de ce pessimisme grec pour qui vivre était moins une chance ou une opportunité qu’une malédiction dont on pouvait tout au plus souhaiter qu’elle se prolongeât le moins longtemps possible. Mais cette quête, imaginée et métaphorique d’éternité ne sera jamais qu’un phantasme même si elle revêt les atours d’une vertueuse sublimation. Non ! vivre n’est pas une excursion mais bien plutôt une incursion.

C’est bien ici et maintenant qu’est notre champ de bataille ! et si rêver d’un ailleurs peut à l’occasion stimuler ce n’en demeure pas moins une fuite. Et de ces trois tensions métaphysiques que j’ai relevées, comment ne pas voir combien, aux antipodes de toute échappatoire, signifie toujours son ensemencement : augmenter le monde d’un être, d’une oeuvre, d’un regard ...

Aux trois naissances de mes filles, m’étreignit une bouffée de larmes : je sais que loin de la fierté imbécile du mâle, m’anima plutôt le mystère de la création. L’être va à l’être, ne se justifie et prolonge que par lui-même. Rien, ni les soucis des années qui suivirent, ni les inquiétudes ni les contrariétés inévitables devant un être qui se construit n’altérèrent jamais la ferveur de ce moment inaugural où je devine les contours du bonheur. Ce fut un instant, évidemment, mais son écho se laisse encore percevoir. Un visage, subitement, devant soi ; une rencontre ; une promesse à tenir. A chaque fois la même extase où se dessinaient les prémices de la puissance. Et quand je les regarde désormais qui s’en sont allées ou ne vont pas tarder à le faire, ce n’est pas tant la fierté qui m’étreint que la joie de chemins esquissés, d’épreuves offertes.

J’ai toujours été convaincu que ne fût pas un hasard que de la puissance à la virtualité perce précisément la vertu. Aristote m’aura aidé à le comprendre : agir c’est tout autant conduire, mener ou emmener qu’animer c’est-à-dire conférer quelque forme à une matière inerte. Être heureux tourne autour de la vie que l’on prête et emprunte ; il n’est de bonheur que dans le don. Dans cet augmenter qui vous exhausse en auteur. Car qui ne cherche que gloire ou trace, ne parle encore que de lui-même et trahit le geste archaïque de la main tentant de saisir, étreindre et posséder. Ne fait que se laisser enfermer dans la spirale infernale d’une quête de maîtrise d’autant plus frustrante que, réussie ou ratée, il la faudra incessamment réitérer comme si la mégalomanie devait toujours le disputer à l’insatisfaction égotiste.

Le bonheur n’est pas dans la main qui saisit mais en celle qui se tend ; dans la rencontre du regard de l’autre.
Mais écrire ceci ne me fit toujours pas si je suis ou ai été heureux même si je sais que des fulgurances qui s’en approchent me furent néanmoins offertes, ici ou là. Je ne suis d’ailleurs pas certain que la chose eût quelque importance.

Parce que libres, parce que condamnés à donner un sens à ce qui n’en a pas nécessairement, parce que plongés dans un tourbillon incessant qui nous interdit tout repos et nous offre l’inquiétude comme seul viatique stimulant, nous n’avons pas d’autre choix que d’imiter l’artiste en ce miraculeux grand oeuvre qui lui fait transfigurer la matière inerte. Peut-être devrions-nous nous considérer et ce que nous parvenons à réaliser comme un marbre brut que seuls polissage et regard puissent ériger en oeuvres d’art et nous astreindre, en l’échec comme en réussite à ce qu’au moins nous y nichions quelque élégance.
S’efforcer plutôt que d’enlaidir le monde d’y dénicher les lueurs ; plutôt que de l’appesantir, d’en dévoiler l’incroyable légèreté.

Ce fut, ce reste, mon ambition : chaque fois que je crus y parvenir, la joie fut en tout cas au rendez-vous.

L’être est un chant que nous ornons de notre musique intérieure.

 

 


1) A Comte-Sponville Philosophie Magazine

Une pratique théorique (mais non scientifique), qui a le tout pour objet, la raison pour moyen, et la sagesse pour but. Il s’agit de penser mieux, pour vivre mieux.

La philosophie n’est pas une science, ni même une connaissance (ce n’est pas un savoir de plus, c’est une réflexion sur les savoirs disponibles), et c’est pourquoi, comme disait Kant, on ne peut apprendre la philosophie : on ne peut apprendre qu’à philosopher. Le même, dans un texte fameux, ramenait le domaine de la philosophie à quatre questions : Que puis-je savoir ? Que dois-je faire ? Que m’est-il permis d’espérer ? Qu’est-ce que l’homme ?Les trois premières « se rapportent à la dernière », remarquait-il (Logique, Introd., III). Mais elles débouchent toutes les quatre, ajouterai-je, sur une cinquième, qui est donc la question principale de la philosophie, au point qu’elle pourrait presque suffire à la définir : Comment vivre ? Dès qu’on essaie de répondre intelligemment à cette question, on fait de la philosophie, peu ou prou, bien ou mal. Et comme on ne peut éviter de se la poser, il faut en conclure qu’on n’échappe à la philosophie que par bêtise ou obscurantisme.

Il m’est arrivé de définir la philosophie, ou l’acte de philosopher, encore plus simplement : Philosopher, c’est penser sa vie et vivre sa pensée. Non, certes, qu’il faille se contenter de l’introspection ou de l’égocentrisme ! Penser sa vie, c’est la penser où elle est : ici et maintenant, certes, mais aussi dans la société, dans l’histoire, dans le monde. Et vivre sa pensée, c’est agir, autant qu’on peut, autant qu’on doit, puisqu’on ne pourrait autrement que subir ou rêver. Ainsi, la philosophie est une activité dans la pensée, qui débouche, du moins en principe, sur une vie plus active, plus heureuse, plus lucide, plus libre – plus sage. Notons pourtant que le bonheur, s’il est l’un des buts traditionnels de la philosophie, ne saurait être sa norme. En tant que pratique théorique (discursive, raisonnable, conceptuelle), la philosophie ne doit se soumettre qu’à ce qui paraît vrai. À nous d’en faire, si nous pouvons, un bonheur. Mais c’est la vérité qui prime. Mieux vaut une vraie tristesse qu’une fausse joie.